https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34446531j/date1907
→ 19 mai 1907 : Les Touaregs du Sahara
Habitante de Nogent-sur-Marne, j’aime me promener dans le Jardin d’Agronomie Tropicale du Bois de Vincennes, situé dans la partie du Bois de Vincennes attenante à Nogent. Ce jardin comporte encore de nombreux vestiges, plus ou moins bien restaurés, d’une exposition coloniale de 1907. Ayant récemment découvert avec émerveillement le site de la BNF « RetroNews », qui permet de se plonger dans la presse française de 1631 à 1950, j’ai eu la curiosité de voir ce qui se disait à propos de cette exposition coloniale. Au milieu d’articles évoquant sur un même ton lyrique et banal les quelques curiosités exotiques à voir absolument, apparaissent quelques anecdotes : la visite officielle du président de la République, celle – plus haute en couleurs – de la reine de Madagascar, la fuite de quelques éléphants en plein Bois de Vincennes, et enfin des vols à la tire dont s’est rendu coupable l’un des Touaregs figurant dans l’exposition.
C’est cette histoire que je veux vous raconter aujourd’hui, et j’espère redonner sa juste place à cet homme – dont le nom, vous le verrez, n’est même pas certain. Il a commis une erreur, certes. Un petit vol à la tire comme il s’en commet des centaines tous les jours en 1907 comme en 2021. Il a eu un procès équitable, a écopé de six mois de prison avec sursis, et on n’a plus entendu parler de lui. Les choses auraient pu en rester là. Il ne méritait pas le déferlement de racisme dont il a été victime dans la presse française.
Des Touaregs à Nogent
Mais commençons par évoquer le contexte. Les touaregs et les éléphants de l’Inde étaient les deux clous de l’Exposition. Celle-ci n’ouvre officiellement qu’en juin, mais dès le mois de mars, on annonce l’arrivée des Touaregs :
https://www.retronews.fr/journal/le-gaulois/14-mars-1907/37/204169/1
Le début de l’article ne trompe pas : malgré les nombreuses négations, ce sont les mots « en marche », « terreur », « hostile » et « pillage » qui ressortent. Le groupe est ensuite qualifié de « horde », terme appliqué habituellement aux animaux sauvages, ou à des troupes militaires désordonnées. La suite de l’article, qui part dans des explications ethnologiques et physiques sur le litham, ne peut faire oublier la fracassante entrée en matière.
https://www.retronews.fr/journal/le-petit-parisien/16-mai-1907/2/82846/1
Photographie prise par moi-même le 2 mai 2021.
Au premier plan, une œuvre de l’artiste Nathalie Tirot qui mêle des photographies d’archives du Jardin d’agronomie Tropicale avec des photographies prises par elle des lieux actuels.
Le chameau mangé
Un premier événement déchaîne la stupeur des journalistes et du public. Suite à un accident lors d’une course de chameaux, on doit abattre un animal. Les Touaregs ont alors une réaction inattendue pour les visiteurs. De nombreux journaux relatent l’événement. En voici le récit le plus détaillé :
https://www.retronews.fr/journal/le-radical-1881-1931/13-juillet-1907/795/2544919/4
Je pense que la stupeur des visiteurs et des journalistes vient du fait que le chameau était pour eux un animal destiné à être exposé ou à être utilisé pour des courses, et qu’ils n’imaginaient pas qu’il puisse être consommé. N’oublions pas aussi que ces visiteurs et journalistes sont des urbains. J’imagine qu’un paysan français aurait été beaucoup moins étonné de l’attitude des Touaregs et n’aurait lui-même pas laissé perdre la viande d’une vache accidentée (il y aurait peut-être plus de débat – encore aujourd’hui – sur la viande de cheval, qui justement a un statut plus proche du chameau, ce qui explique sans doute en partie les réticences des Parisiens). D’ailleurs, la réaction du vétérinaire et celle finale du commissaire montrent bien qu’il n’y avait aucune incohérence ni aucun interdit à consommer cette viande de chameau. Ce qui n’empêche pas le journaliste de déverser son ironie : « ces messieurs », « ces gens à demi-sauvages n’étaient pas initiés aux beautés de la législation nationale », « des vociférations qu’on prit pour ds manifestations d’enthousiasme », « des ménagères », « une cuisine de haut goût »…
Le vol de Mahamadi ben Djehella
Et soudain, les 15, 16 et 17 septembre, des dizaines et des dizaines de journaux se font l’écho de ce qui n’est au fond qu’un banal vol à la tire, mais qui met en scène l’un de ces Touaregs si étrange aux yeux des visiteurs parisiens – et désormais des commerçants nogentais.
https://www.retronews.fr/journal/le-petit-parisien/15-septembre-1907/2/82606/2
(le même texte est reproduit dans le numéro du 22 septembre!)
Je passe sur le premier titre, « le nègre voleur », somme toute assez factuel malgré la connotation péjorative du mot « nègre ». En revanche, le deuxième titre « L’amour des petites Parisiennes perdit le géant soudanais » est clairement une mise en scène. Le journaliste a envie de nous raconter une histoire, et tant mieux si le cliché sur les « petites Parisiennes » s’ajoute à celui sur les Noirs. Le journaliste attribue à notre homme toute une biographie le faisant naviguer jusqu’au Japon et se battre vaillamment comme mercenaire. Biographie sans doute largement fantaisiste, d’après ce qui sera dit dans d’autres articles.
Après une première mention de son nom complet (« Mahamadi ben Djehella » ; mais on verra que ce nom variera beaucoup sous la plume des journalistes), l’homme est appelé par son prénom (ce que le journaliste n’aurait pas fait pour un Français), et désigné par diverses expressions : « le géant soudanais », « le bon nègre », « le colosse », « le nègre », « le grand nègre », qui n’ont aucun rapport avec le sujet de l’article. Dans un dialogue probablement inventé, il est montré s’exprimant naturellement dans le langage « petit nègre » dont on sait que c’est une pure construction coloniale destinée à discriminer linguistiquement les colonisés (voir à ce sujet, par exemple : https://www.franceculture.fr/sciences-du-langage/le-francais-petit-negre-une-construction-de-larmee-coloniale )
Outre l’attrait d’une anecdote sur l’Exposition, on voit que ce qui a cristallisé l’intérêt des journalistes, c’est la rencontre fortuite entre deux faits.
D’une part, Mahamadi est décrit comme beau et grand. Ce qui n’est au début de l’article qu’un simple constat (« pas moins de deux mètres de haut », « superbe et majestueux ») tourne différemment à partir du 5e paragraphe où entre en scène l’attrait particulier qu’il provoque sur les femmes. Le fantasme de l’homme noir qui serait puissant sexuellement, et d’autant plus si c’est un « géant de deux mètres » existe encore en plein XXIe siècle, et c’est ce qu’il faut entendre ici implicitement, particulièrement quand le journaliste évoque le désir de plusieurs femmes d’en faire leur domestique.
D’autre part, il se trouve que l’objet de ses larcins était des sous-vêtements féminins. Ces « pantalons de femme » étaient en effet de larges et longs caleçons en coton blanc que les femmes de 1907 portaient sous leurs jupes.
Il était évidemment tentant pour le journaliste de chercher un lien rationnel entre ces deux faits.
Un nouvel article apparaît dans une dizaine de journaux les 16 et 17 septembre avec quelques variantes. En voici deux versions :
https://www.retronews.fr/journal/l-evenement-1872-1956/16-septembre-1907/1787/3604121/3
https://www.retronews.fr/journal/l-aurore-1897-1914/16-septembre-1907/1/870361/3
Le ton est assez différent du premier article. Il n’est plus du tout question de « vouloir faire plaisir petites femmes ». Ici, le vol est présenté comme purement motivé par l’appât du gain, dû à un salaire de figurant qu’il jugeait trop peu rémunéré. Cette trop faible rémunération était d’ailleurs probablement réelle, mais aucun des journalistes ne s’y attarde. Quant au choix des sous-vêtements féminins, il est présenté comme une erreur comique qu’aurait faite Mahamadi : l’un des articles le montre par les points de suspension avant « de femmes », l’autre par un « devinez quoi ? » entre tirets qui établit une connivence avec le lecteur.
On ne parle plus de la beauté de l’homme en tant que personne, mais de la beauté de la couleur de sa peau, « un noir du plus bel ébène », comme si c’était un objet. C’est encore pire avec l’article suivant, « D’un noir admirable et la conscience du même ton que sa peau », qui se livre à une comparaison scandaleuse entre la noirceur du corps et la noirceur de l’âme ou de la conscience.
Le procès de Hamadi ben Djilalli
Deux semaines plus tard a lieu le procès, qui est à son tour abondamment relaté dans les journaux. Première surprise : Mahamadi ben Djehella s’appelle maintenant Hamadi ben Djilali, quand ce n’est pas « bel Djillali », « ben Djilelli ». Ou ne serait-ce pas plutôt… Dans Le Rappel, du 6 octobre, le journaliste l’appelle d’abord « Hamadi-ben-Djebbi », puis quelques lignes plus loin à peine « Hamadi-ben-Djelli » (https://www.retronews.fr/journal/le-rappel/6-octobre-1907/144/308085/4). Incompétence du journaliste et de ses collègues, même pas fichus de relire correctement un article de quelques lignes ? Ou erreur délibérée de ce journaliste, laissant entendre plus ou moins consciemment que ces gens-là (les Touaregs / les Noirs / les Musulmans / les colonisés) ont des noms impossibles à retenir ? Dans les deux cas, c’est honteux ! (Notons que le journaliste lui-même se nomme « Blondeau », mais bon, je m’abstiendrai de toute plaisanterie mal placée…)
Là encore, ce sont des dizaines de journaux qui font un compte-rendu de ce procès. Je me limiterai à trois, assez représentatifs.
https://www.retronews.fr/journal/le-matin/5-octobre-1907/66/175429/5
On retrouve le pseudo-ton didactique qu’on avait avec l’explication du « litham » : ici, le journaliste nous explique que « Targui » est le singulier de « Touareg ». J’aurais d’ailleurs sans doute dû moi-même employer ce terme dans ses emplois au singulier au long de mon article. J’ai gardé « Touareg » comme étant le plus courant en français encore aujourd’hui.
On retrouve également les « formes athlétiques », même s’il n’est ici pas fait mention de sa haute taille ni de la couleur de sa peau.
Première surprise : il n’est plus question de ses aventures dans la guerre russo-japonaise ! On apprend en revanche qu’il a servi durant quatre années dans les tirailleurs soudanais, ce qui, à vrai dire, est un peu plus vraisemblable.
Deuxième surprise : Hamadi n’a pas du tout « avoué tous ses larcins », comme le disait le journaliste du premier article, mais a protesté de son innoncence. Par gestes.
Eh oui, car troisième surprise – et de taille ! « Hamadi ne sait pas un mot de français ». Difficile en ce cas de l’imaginer prononcer « Moi vouloir faire plaisir petites femmes, mais Allah punir », comme le prétendait le journaliste du premier article.
https://www.retronews.fr/journal/la-petite-republique/5-octobre-1907/667/1884889/4
Cet article-là commence très fort avec sa description d’ « un nègre de haute taille, trapu, les cheveux crépus, les lèvres épaisses. » C’est-à-dire exactement l’apparence physique que les lecteurs de La Petite République s’attendent à ce qu’ait un « nègre ». On en apprend ici un peu plus sur sa biographie : avant de rentrer chez les tirailleurs, il aurait été ouvrier monteur sur bronze à Saint-Louis et à Dakar. Est-ce aussi fantaisiste que son engagement dans la guerre russo-japonaise ?
Quant à l’objet du vol, on est toujours dans la lingerie (également évoquée dans l’article précédent), mais les objets trouvés lors du flagrant délit ne sont plus des pantalons de femmes, mais des chemises – dont il n’est pas précisé si elles sont pour femmes ou pour hommes. L’allusion implicite à un fétichisme plus ou moins sexuel a disparu. On ne saura jamais si les témoins ont jugé plus convenable au moment du procès de parler de chemises plutôt que de pantalons pour femmes ; ou si ces pantalons pour femmes avaient été inventés par le premier journaliste, émoustillé par le sous-entendu sexuel.
https://www.retronews.fr/journal/le-journal/5-octobre-1907/129/244299/2
L’auteur de cet article insiste lui aussi sur le fait que l’inculpé ignore totalement la langue française. Et cette fois-ci, on apprend que les chemises volées seraient roses… Serait-ce à nouveau un discret indice du genre des personnes à qui étaient destinées ces chemises ? J’avoue ne pas savoir si en 1907, un sous-vêtement rose était considéré comme féminin ou non. Je saurais gré à mes lecteurs qui en savent plus de me le dire. J’ai vu des sous-vêtements (chemises, pantalons pour femmes, caleçons pour hommes) qui avaient été portés par mes arrière-grand-parents au début du XXe siècle, mais ils étaient tous blancs.
Alors, Hamadi ben Djilalli (je tends à penser que le nom employé pour le procès était le plus proche de la vérité), devenu bien malgré toi héros d’un vrai roman d’aventures pour lecteurs de journaux français en mal d’exotisme, on ne saura jamais vraiment qui tu étais, comment tu prononçais ton nom, quelle a été ta vie avant et après ton voyage à Paris, ni ce que tu as vraiment fait dans ces boutiques de Nogent-sur-Marne. Si je pouvais venir te chercher dans le passé, j’aimerais te montrer le Nogent-sur-Marne de 2021. Tu y croiserais plein de Noirs, des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, se promenant avec d’autres Noirs, avec des Blancs, avec des gens de toutes sortes de nuances de peau et de toutes origines. Le racisme n’a pas disparu, non, mais on ne te regarderait plus comme un objet exotique au même titre que les éléphants et les chameaux.
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