mercredi 20 mai 2020

Le fourrier de la lune


En cherchant les expressions pour désigner les menstrues, je suis tombée sur une jolie métaphore. Pour tout dire, elle sort de mon sujet, car elle n'est pas médiévale, mais figure dans des ouvrages de la fin du XVIe siècle.
C'est le « fourrier de la lune ». Il m'a d'abord fallu comprendre ce qu'était un fourrier, ce que j'ignorais, n'étant pas très versée en histoire militaire : il s'agissait d'un soldat dont la mission était de précéder de quelques jours une armée en campagne pour choisir dans la ville où s'arrêterait l'armée les logis où pourraient habiter les officiers. Il faisait une marque à la peinture sur la porte de ces logis, pour que les intéressés puissent aisément les retrouver.
Dans l'expression « fourrier de la lune », la lune est l'officier, le fourrier est le phénomène de la menstruation, le sexe féminin est le logis, et le sang est la marque à l'entrée du logis. L'origine de cette métaphore est bien sûr humoristique, mais au-delà de l'humour, j'y vois un très beau symbole qui relie de façon forte la lune, la menstruation et le sexe féminin : le lien n'est pas nouveau, certes, mais il donne ici une dimension cosmique à la menstruation individuelle de chaque femme, comme si elle accueillait chaque mois la Lune dans son vagin.
Je ne sais pas si les auteurs du XVIe siècle ont été nombreux à utiliser cette métaphore ; j'en ai trouvé deux, Guillaume Bouchet et Nicolas de Cholières.

Guillaume Bouchet, dont je vous reparlerai lors d'un prochain article, a écrit entre 1584 et 1598 Les Serees, c'est-à-dire « Les Soirées » : c'est un recueil hétéroclite où il met en scène des amis, hommes et femmes, discutant lors de soirées et abordant divers sujets. Le passage qui m'intéresse se trouve dans le 2d livre, 22e soirée. Guillaume Bouchet y rapporte une théorie médicale, confirmée par Hippocrate, selon laquelle il faut éviter les relations sexuelles pendant la grossesse, car cela pourrait causer un avortement. Cette théorie explique selon lui que les femmes publiques conçoivent fort rarement. Il termine par un exemple historique :
 
« Iules Capitolin refere que Zenobie, Roine des Palmyriens, ne voulait qu'on lui touchast jusques à ce que son Kalendrier fust rubriché, & jusques à ce que le fourrier de la lune eust marqué le logis »
Les Sérées de Guillaume Bouchet, sieur de Brocourt, avec notice et index par C.-E. Roybet,
Paris, A. Lemerre, 1873-1882 (6 volumes), vol. 3, p. 290.

Julius Capitolinus est le nom de l'un des auteurs présumés de l'Histoire Auguste, un recueil du IVe siècle ap. JC regroupant des vies d'empereurs romains et d'usurpateurs. La vie de Zénobie, racontée dans le chapitre « Les trente tyrans » est plutôt attribuée à Trebellius Pollion qu'à Julius Capitolinus, mais peu importe. Voici le passage à l'origine de la citation de Guillaume Bouchet :
 
« Cuius ea castitas fuisse dicitur, ut ne virum suum quidem scierit nisi temptandis conceptionibus. Nam cum semel concubuisset, exspectatis menstruis continebat se, si praegnans esset, sin minus, iterum potestatem quaerendis liberis dabat. »
« On dit que sa chasteté était telle qu'elle n'acceptait son mari que pour les tentatives de conception. En effet, lorsqu'elle avait une fois couché avec lui, elle observait la continence, attendant ses menstrues, au cas où elle serait enceinte, et si elle ne l'était pas, elle lui donnait à nouveau le pouvoir, cherchant à faire des enfants. » (traduction personnelle)
 
Guillaume Bouchet a rapporté fidèlement l'idée contenue dans ce passage, mais il y a ajouté son joli vocabulaire. Le « calendrier » désignait en ce XVIe siècle le sexe féminin. Je l'ai trouvé dans plusieurs textes, et n'ai pas de certitude sur l'origine du mot. Dans ce contexte, cela ferait penser à une allusion aux menstrues, dont la régularité est inscrite au calendrier, mais le mot peut aussi être employé dans un autre contexte (érotique, par exemple), sans la moindre allusion aux menstrues. « Rubriqué » fait penser au mot « rubrique » : rappelons que ce mot tire son origine de l'encre rouge qui était utilisée dans les manuscrits médiévaux pour les titres de parties ou de chapitres ; « rubriqué » signifie donc simplement « peint en rouge » et fait allusion au sang qui teinte de rouge le sexe féminin. Quant au fourrier de la Lune, vous comprenez maintenant parfaitement l'allusion…

Nicolas de Cholières a écrit en 1585 Les Matinées. Je ne sais si les deux auteurs se connaissaient et s'il y avait un jeu ou une rivalité entre eux, car les titres de leurs ouvrages respectifs semblent se répondre. Comme chez Guillaume Bouchet, il s'agit d'une mise en scène de dialogues légers entre amis. Tout le chapitre intitulé « De la trefve conjuguale » traite des raisons pour lesquelles un mari doit s'abstenir d'avoir des relations avec sa femme. Parmi celles-ci la période des menstrues tient une grande place et est traitée avec une si grande quantité de métaphores humoristiques que je ne peux toutes vous les rapporter. L'ouvrage est entièrement consultable sur Gallica ici : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k43483/f1.planchecontact. Le chapitre « De la trefve conjuguale » va de la p. 299 à la p. 325, et le passage spécifiquement consacré aux menstrues de la p. 308 à la p. 315.
Voici quelques unes de ces citations, qui mettent en scène notre « fourrier de la lune » :
 
« il est necessaire de faire trefves du combat entre le mary et la femme lors que la lune, pour tenir sa diette et vaquer à ses purifications menstrueles, fait marquer les logis féminins par son fourrier, lequel pour escusson n'a que son impression rouge. »,
« Or le fourrier ne peut marquer le logis de nos femmes que pour douze passades, qui, quand chascune dureroit huit jours, ne seroit par an que quatre vingt seize jours »
 
Et il en est à nouveau question avec une autre raison d'observer la trève conjugale, la grossesse. Zénobie est à nouveau convoquée en exemple dans un langage encore plus imagé que celui de Guillaume Bouchet :
 
« Que sy les fourriers lui marquoient sa cabane, elle ne faisoit plus de la retive et prenoit plaisir de joüer avec son mary un seul coup au trou-Madame »
    Nicolas de Cholières, Les Matinées, éd. Éd. Tricotel, Genève, 1879, p. 299-325, « De la trefve conjuguale » (édition originale : Nicolas de Cholières, Les Neuf Matinées du seigneur de Cholières, Paris, chez Jean Richer,1585).

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Publié par Nadia Pla à 20:29



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