Guillaume de Conches est un philosophe français de langue latine, du
XIIe siècle. La biographie qui lui est consacrée dans les dossiers
de la BnF en donne l'image d'un homme intelligent, rationnel, et « en
avance sur son temps » :
Commentateur
de Boèce (De
Consolatione philosophiae),
Macrobe, Platon, Guillaume est un des maîtres de l’École de
Chartres. Il étudie les traductions
des textes grecs (Galien) et arabes sur la médecine. Vers
1125, il écrit une Philosophia
mundi (« physique
du monde »). Il propose le concept d’une « Âme
du monde »,
inspirée du Timée
de Platon, qu’il illustre par l’image d’une « chaîne
d’or » qui
lie tous les degrés de l’univers. Sa conception de la nature
« instrument
de l’opération divine »
(il sépare ce que Dieu fait « par
sa seule volonté
» et ce qu’il fait
par le moyen de la nature) l’amène à proclamer qu’il faut
« chercher
la raison » de
toutes choses, y compris de celles relatées par la Genèse,
ce qui lui vaut quelques ennuis avec les autorités ecclésiastiques.
Il devra rétracter certaines de ses positions dans le Dragmaticon.
Guillaume de Conches témoigne d’un changement en train de se
produire, fondé sur l’intérêt nouveau pour les sciences.
Certes, mais comme bien souvent dans l'histoire de la pensée (les penseurs de la « Renaissance » et des « Lumières » en sont de fameux exemples), notre homme semble avoir perdu toutes ses compétences éclairées et son « avance sur son temps » dès qu'il s'agit de raisonner à propos des femmes et en particulier du corps féminin.
Vous êtes peut-être étonné
qu'un ouvrage de philosophie soit l'occasion de disserter sur le
corps féminin. N'oublions pas que les hommes de l'Antiquité et du
Moyen Âge avaient une idée bien plus vaste que la nôtre du concept
de philosophie : tout ce qui nous permet de comprendre la nature
(et que nous appellerions aujourd'hui « biologie »,
« géologie », « médecine », etc.) en
faisait partie. Les progrès des sciences aux XVIIIe et XIXe siècles
ont eu pour conséquence qu'un seul savant ne pouvait plus être
spécialiste de tout et ont mis fin à ces générations séculaires
d'érudits à la
culture encyclopédique qui nous sidère aujourd'hui.
Je suis impressionnée par ces
hommes et j'admire sincèrement leur prodigieuse érudition. Je sais
aussi que ce qu'ils ont pu dire sur les femmes et le corps féminin
est à replacer dans le contexte de l'époque. Mais il est utile de
revenir sur ces discours anti-féminins, pour montrer comment ces
fantasmes relayés par des hommes admirables et admirés ont fait
tant de mal à l'image des femmes dans la société jusqu'à
aujourd'hui.
Et Guillaume, je ne
t'épargnerai pas, car tu es l'un des pires !
Le texte que j'ai découvert
il y a quelques jours est en effet digne de la médaille d'or
de la densité d'affirmations anti-féminines
sous couvert d'exposé scientifique objectif.
Si vous êtes prêts à me
suivre, je vous emmène cheminer dans les méandres du corps féminin
avec Guillaume de Conches comme guide. Il s'agit du De
philosophia mundi
(« La philosophie du monde »), livre
IV, chapitre XI, « De
spermate muliebri et de menstruo »
(« Le sperme féminin et la menstruation »), lisible
ici :
Je citerai le texte latin,
sans le traduire, mais en le paraphrasant, en l'expliquant et en le
commentant : la compréhension sera ainsi plus commode pour les
non-latinistes, et les latinistes pointilleux pourront vérifier dans
le texte latin que je ne raconte pas de bêtises !
*
Sed
quaeritur, si solum virile sperma, sine muliebri, geniturae
sufficiat.
Guillaume
rappelle d'abord la question en débat, qui est celle de savoir si la
semence masculine suffit pour concevoir un enfant ou si une semence
féminine est également nécessaire. J'ai déjà évoqué ce débat
dans des articles précédents (notamment ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/03/le-corps-feminin-et-le-fromage-une.html) ;
et je rappelle que le principe de l'ovulation était totalement
inconnu et insoupçonné avant le XVIIe siècle, ce qui explique
qu'aucune des deux théories n'était vraiment satisfaisante
rationnellement et que le débat a perduré pendant des siècles.
Guillaume
est partisan de la théorie de
l'existence de la semence féminine,
mais en bon philosophe, il commence par exposer l'argument de la
partie adverse.
Dicunt
quidam illud solum sufficere ; cuius rei haec est probatio, quod
saepe aliquis homo cum aliqua nolente concumbit eaque flente aliquem
gignit, ubi nullum
semen mulieris esse potest. Non est enim sine voluptate seminis
emissio.
L'argument
des partisans de
l'inexistence de la semence féminine part d'une conjecture que
Guillaume partage avec ses adversaires et qu'il n'ajoute qu'à la
fin : « Non est sine voluptate seminis emissio »,
« Il n'y a pas d'émission de semence sans plaisir ». Nous savons aujourd'hui que l'ovulation, qui est ce qui se
rapprocherait le plus de l'idée d'une « semence féminine »
a lieu sans nécessité de plaisir éprouvé lors de la relation
sexuelle, et même sans nécessité d'une relation sexuelle. Or, si
l'on admet la conjecture de la nécessité du plaisir féminin, l'argument des partisans de
l'inexistence est probant : ils constatent qu'il arrive qu'un
enfant soit engendré même lorsqu'un homme couche avec une femme
« nolente » (mot à mot « ne voulant pas »,
mais l'expression « non consentante », brûlante
d'actualité, me semble tout à fait appropriée pour traduire ce
mot) et même « flente » (« pleurant »). Le
mot de viol n'existait pas au Moyen Âge, mais c'est exactement ce
qui est décrit ici sans détours. Le plaisir féminin ne serait donc pas nécessaire et il n'existerait donc pas de semence féminine.
Guillaume
ne réfute pas directement cet argument. Mais il constate une faille
dans la théorie de ses adversaires :
Nos
vero dicimus etiam muliebre esse in conceptione, quod per
infirmitatem, quam puer contrahit in simili membro a matre, potest
probari.
C'est
tout simplement l'argument maintes fois relevé de la ressemblance
physique des enfants à leur mère. D'autres partisans de
l'inexistence de la semence féminine avaient écarté cet argument
gênant en expliquant que le fœtus prend la forme de l'utérus, qui
agit comme une sorte de moule ! Guillaume n'évoque même pas
cette explication. Et, détail intéressant, il ne
parle pas vraiment de
toute ressemblance
physique, mais uniquement de
la similitude d'une
« infirmité, que l'enfant contracte dans la même partie du
corps que sa mère » (« infirmitatem,
quam puer contrahit in simili membro a matre »). Bien sûr ce
n'est qu'un exemple, mais insidieusement Guillaume nous suggère que
l'on hérite de Papa notre beau corps
harmonieusement
dessiné, et de Maman nos rhumatismes, notre myopie ou nos varices…
Mais
Guillaume n'oublie pas l'argument de la femme non consentante :
Quod
vero dicunt aliqua nolente puerum concipi, ...
Comment
va-t-il donc se sortir de ce paradoxe ? Oh, c'est très simple :
…
dicimus, quod etsi in
principio
displicet, in fine tamen ex carnis fragilitate placet.
« …
nous disons que,
même si au début cela déplaît, à la fin cependant, du fait de la
fragilité de la chair, cela plaît. » Mais
évidemment ! C'est aussi simple que ça ! Dans le fond, un
petit viol, ce n'est jamais complètement désagréable. Cette idée
terrible et dangereuse n'a malheureusement pas totalement disparu de
nos inconscients collectifs :
j'entendais l'autre jour dans une émission quelqu'un
souligner
la quantité de films de fiction, y compris de ceux que l'on regarde
en famille, où une femme repousse d'abord un homme en pleurant, puis
finit par s'abandonner dans ses bras…
Dans
le paragraphe suivant, Guillaume de Conches passe aux menstrues :
Sed
quia facta conceptione menstruum
solet cessare, unde contingat et quare tunc cesset, edisseramus.
Selon
lui, elles sont liées à la conception puisqu'elles cessent dès que
la conception est accomplie.
Cum
mulier omnis naturaliter frigida sit, calidissima quippe frigidissimo
viro frigidior est, cibum
bene non potest digerere remanentque superfluitates, quae per
singulos menses purgantur, menstruumque
inde vocatur.
Et il
commence fort son explication, notamment avec cette phrase
d'anthologie, qu'il n'est d'ailleurs ni le premier ni le dernier à
énoncer : « Mulier calidissima frigidissimo viro
frigidior est. », « La femme la plus chaude est plus
froide que l'homme le plus froid. »
Sur
ces notions de femme froide ou chaude, je vous renvoie à mon article
sur Plutarque :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/10/attention-femme-inflammable-plutarque.html.
L'explication
physiologique qu'il donne ensuite est également très ancienne et
remonte à la médecine grecque antique : la femme n'étant pas
assez chaude, elle ne peut pas convenablement digérer les aliments
(la digestion était assimilée à une sorte de cuisson et on pensait
donc qu'elle nécessitait de la chaleur), il faut donc un autre moyen
pour évacuer les résidus que le corps n'assimile pas, et c'est le
rôle des menstrues. Mais
attention, Guillaume continue sur sa lancée avec d'autres
explications très logiques :
Conceptione
vero facta geminatur calor ex foetu, unde melius cibus
digeritur nec tantae superfluitates oriuntur.
Une
fois que la femme est enceinte, sa chaleur est doublée puisqu'elle a
en plus la chaleur du fœtus. On peut s'attendrir sur le rôle de
« petit radiateur » que joue notre bébé, et il est vrai
que j'ai eu plus chaud que d’habitude
lorsque j'étais enceinte. Mais là encore, il faut lire entre les
lignes : ce que Guillaume suggère, c'est que le corps féminin
n'atteint une sorte d'équilibre sanitaire que lors des grossesses,
autrement dit l'état naturel de la femme est d'être enceinte, c'est
bon pour sa santé. La suite le confirme :
Iterum
quia ex sanguine matris nutritur foetus, non indiget purgatione.
Comme le
sang de la matrice sert à nourrir le fœtus, c'est un autre moyen de
purger ce sang excédentaire. La grossesse est donc décidément
excellente pour la santé de la femme ! Guillaume ne conclut pas
explicitement, mais laisse entendre que les menstrues ne sont donc
plus nécessaires, et que c'est pour cela qu'elles cessent lors de la
grossesse.
Ici,
je voudrais quand même remercier Guillaume : je ne sais pas si
c'est un oubli ou si c'est volontaire, mais il a raté une occasion
supplémentaire de déprécier le corps féminin. En effet, d'autres
auteurs, qui pensaient comme lui que le sang qui nourrit le fœtus
est de même nature que le sang menstruel, en déduisaient que cela
est très mauvais pour la santé du fœtus et expliquaient ainsi les
nombreuses maladies infantiles pleines de rougeurs. J'avais évoqué
ce sujet dans cet article :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/07/les-maladies-infantiles-au-xvie-s.html
Cela
dit, il sous-entend malgré tout que ce sang nourricier est de
mauvaise qualité dans la phrase qui suit :
Inde
est quod, cum cetera animalia, ex quo nata sunt, gradiuntur,
homo non graditur, quia ex
sanguine menstruato in utero nutritur.
C'est en
effet à cause de ce sang de mauvaise qualité (il ne le dit pas
explicitement, mais on comprend le lien) que les petits humains ne
marchent pas en sortant du ventre de leur mère, contrairement à
tous les autres petits des animaux !
Sed
unde mulieres post conceptum ferventiores sunt libidine, bruta vero
animalia omnino tunc ab ea cessant, unde, cum mulieres frigidiores
sint viris, luxuriosae magis sunt illis, unde post coitum leprosi
mulier non laedatur, accedens vero vir leprosus efficiatur, ...
Bouquet
final où
Guillaume
énumère toutes les conséquences de
ce qui précède :
-
« post
conceptum ferventiores sunt libidine » : « Après
la conception, les femmes sont plus bouillantes de désir », et
il ajoute « contrairement aux bêtes brutes », faisant
implicitement de la femme un être qui maîtrise moins ses pulsions
que les bêtes brutes ! Rappelons
qu'au Moyen Âge, contrairement à aujourd'hui, c'était de la femme
et non de l'homme qu'on disait qu'elle avait une libido
incontrôlable. Mais si cela peut vous rassurer, c'est toujours la
femme qui perd : aujourd'hui, on s'en prend aux femmes qui, par
leurs
vêtements,
leur maquillage, voire leur simple apparence séduisante, provoquent
la libido de ces pauvres hommes qui ne peuvent pas résister ;
autrefois, on s'en prenait à la femme qui n'était pas fichue de
maîtriser ses pulsions…
-
« cum
mulieres frigidiores sint viris, luxuriosae magis sunt illis » :
« Bien que les femmes soient plus froides que les hommes, elles
sont plus luxurieuses qu'eux ». On a en effet l'habitude
d'associer la chaleur et la luxure (encore aujourd'hui quand on dit
« Il y a des scènes un peu chaudes dans ce film. »).
Guillaume tente donc d'expliquer ce paradoxe, d'une manière un peu
élusive d'ailleurs : je suppose qu'il fait allusion au surplus
de chaleur causé par la grossesse, mais les femmes ne sont pas
perpétuellement enceintes…
-
« post
coitum leprosi mulier non laedatur, accedens vero vir leprosus
efficiatur » : « Après
le coït avec un lépreux, une femme n'est pas contaminée, mais
l'homme qui va à elle devient lépreux ». On
en vient à une
autre croyance
médicale
du Moyen Âge, celle
de la femme « porteur sain » de la lèpre. Dans Sexualité et savoir médical au Moyen Âge (Paris,
Presses universitaires de France, 1985), Claude
Thomasset
et
Danielle
Jacquart
donnent des hypothèses scientifiques
pour expliquer cette croyance (qui concernerait en fait non la
« lèpre » mais une maladie vénérienne), mais
il va de soi qu'elle a été d'autant plus facilement admise qu'elle
rejoignait le fantasme de la femme empoisonneuse mais non elle-même
empoisonnée. Plusieurs textes du Moyen Âge sur la vie d'Alexandre
le Grand raconte l'anecdote de la « pucelle venimeuse » :
une jeune fille a été nourrie progressivement de poison depuis la
plus tendre enfance, elle-même est saine, mais elle
corrompt ce qu'elle touche de ses mains et même de son haleine ;
un roi ennemi d'Alexandre lui a offert cette jeune fille en cadeau,
elle devait coucher avec Alexandre et le tuer ainsi, mais le complot
a été éventé à temps. J'ai plus de mal à comprendre comment
Guillaume l'explique par ce qui précède. Peut-être est-ce en lien
avec les menstrues, car on disait souvent que c'était le coït avec
une femme menstruée qui rendait lépreux : peut-être
suggère-t-il que les impuretés liées à la lèpre sont évacuées
dans le sang menstruel, mais que ce sang menstruel finit dans le
corps de l'homme qui a couché avec cette femme et qu'il n'a pas de
moyen, lui, de l'évacuer…
Il conclut le chapitre en déclarant que les raisons des trois surprenants faits énumérés ci-dessus...
…
dicere
postposuimus, ne corda religiosorum, si forte hoc nostrum opus in
manibus acceperint, diu loquendo de tali re offendamus.
« nous renonçons à les dire, afin que les cœurs des religieux, si par hasard
ils trouvaient notre ouvrage entre leurs mains, ne soient pas
offensés que nous discourions longuement sur un tel sujet. »
C'est
vrai quoi, il faut penser à ces pauvres hommes religieux, c'est
choquant pour leurs chastes yeux de découvrir toutes ces
monstruosités du corps féminin…
Eh
bien Guillaume, moi qui suis une femme, qui ne suis pas une
religieuse, et qui vit au XXIe siècle, ton ouvrage s'est par hasard
trouvé entre mes mains, et mon cœur en est offensé !
*
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