Depuis que j'ai des élèves de 5e en français, c'est-à-dire depuis
le début de ma carrière il y a presque vingt ans, je leur fais
écrire vers le milieu de l'année un roman de chevalerie (vous
pouvez en avoir un aperçu à cette page : https://nadiapla4.wixsite.com/chemins-antiques/post/%C3%A9crire-un-roman-de-chevalerie-5e-fran%C3%A7ais)
Il y a cinq ans, une élève me demande si le chevalier dont on
raconte les aventures ou si son compagnon peut être une femme. Je
lui réponds que, malheureusement, non, parce qu'il n'y avait pas de
femme chevalier au Moyen Âge. Cette élève, qui, sous des dehors
timides, avait une forte personnalité, m'a offert une magnifique
leçon de ténacité. Elle m'a obéi. Le héros était un homme et le
roi lui imposait comme compagnon un autre chevalier au prénom
masculin. Ce compagnon avait parfois des comportements étranges, il
ne retirait jamais son heaume, il ne parlait que par signes. Le héros
de l'histoire, soupçonneux, a fini par lui demander de retirer son
heaume, puis, devant son refus, l'a plaqué contre un arbre et le lui
a enlevé de force : une splendide chevelure féminine a alors
jailli du heaume. Je n'oublierai jamais le moment où j'ai lu ce
rebondissement (magnifiquement écrit!) Je me suis dit : « Elle
m'a bien eue ! » En tant qu'écrivaine envers sa lectrice,
parce que j'ai eu le total effet de surprise. Et en tant qu'élève
envers sa professeuse, parce qu'elle m'a obéi tout en ne renonçant
pas à son idée.
Un an plus tard, je lisais l'ouvrage de Sophie Cassagnes-Brouquet,
Chevaleresses, paru en 2013, et dès le titre, dès la
quatrième de couverture, j'ai compris que j'avais commis une erreur,
que des femmes avaient été chevaliers, et que le mot existait même
au féminin, non pas « chevalières » comme on serait
tenté de le dire, mais « chevaleresses ».
Après cette lecture, non seulement je n'ai plus embêté mes élèves
qui souhaitaient choisir une femme comme héroïne, mais je leur ai
proposé cette option moi-même dès le début. À ce propos, une
petite remarque rassérénante : beaucoup de garçons
choisissent un héros masculin, environ la moitié des filles
choisissent un héros masculin et la moitié une héroïne, mais il y
a aussi quelques garçons qui choisissent une héroïne…
Il y a quelques mois, nouvelle découverte (en lisant l'ouvrage de
Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge, 2013 aussi) :
il y parle d'un roman de chevalerie du XIIIe siècle intitulé Le
Roman de Silence. Ce roman raconte l'histoire d'une fille que ses
parents ont fait élever comme un garçon, à cause d'une loi
n'autorisant l'héritage qu'aux garçons. Il l'ont nommée Silence,
parce qu'elle ne doit jamais prendre la parole, pour ne pas dévoiler
qu'elle est une femme (exactement comme dans l'histoire imaginée par
mon ancienne élève!) Elle vit de nombreuses aventures, est adoubée
chevalier, et montre sur les champs de bataille une bravoure et une
efficacité supérieure à la plupart des hommes. L'histoire de ce
texte est elle-même mouvementée, car il a été oublié pendant des
siècles. Son unique manuscrit a été redécouvert en 1911, sa
première édition ne date que de 1972 (par un éditeur anglais, avec
traduction anglaise) et la première traduction en français moderne
date de 2000 !
Enfin, toute dernière découverte : en juin 2019, une
adaptation pour la jeunesse de ce roman est parue, sous le titre Les
aventures du chevalier Silence,
adapté par Fabien Clavel, éd. Flammarion. C'est une très bonne
adaptation : même si je n'ai pas eu le texte original sous les
yeux, on sent souvent que le texte en français moderne reprend le
rythme ou le style des romans du XIIIe siècle. Seule petite
critique : le choix d'un récit à la première personne. Fabien
Clavel le justifie, dans une
petite note à la fin, du
fait qu'en ancien français l'absence de pronom personnel sujet
permettait de maintenir l'ambiguïté du genre, et que seul le
passage à la première personne pouvait garder cet effet en français
moderne. Certes, mais cela m'a un peu gênée, parce que cela dénote
par rapport au style habituel des romans de chevalerie médiévaux.
Et je ne suis pas sûre que cela soit très utile, vu que de toute
façon, le lecteur comprend très vite que la narratrice est une
fille.
Mais enfin, les jeunes lecteurs moins au courant que moi du style des
romans de chevalerie médiévaux seront moins gênés, je n'en doute
pas. De plus, le texte est très agréable à lire et tout à fait
accessible pour de jeunes collégiens. Et dès cette année, je l'ai
fait figurer dans la petite liste de romans pour la jeunesse se
passant au Moyen Âge, à lire au choix pendant les vacances, et qui
vont aider les élèves à la rédaction de leur propre roman de
chevalerie…
NB : Quelques jours après avoir rédigé cet article, en octobre dernier, me promenant dans les allées du Salon Fantastique, je suis tombée sur Fabien Clavel, qui dédicaçait ses ouvrages de fantasy. J'ai donc pu le féliciter et le remercier directement pour le chevalier Silence...
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