mercredi 2 octobre 2019

Le dragon rouge de la féminité

Comme le savent mes lecteurs les plus fidèles, avant d'entreprendre une thèse sur les menstrues au Moyen Âge, j'ai effectué une recherche en master sur le dragon de sainte Marguerite. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le dragon a beaucoup à voir avec les menstrues. Je vais vous en montrer quelques exemples : comme beaucoup des publications de ce blog, il ne s'agit pas d'un article scientifique, mais plutôt d'un petit bouquet de jolies trouvailles qui vont bien ensemble (les sources et les références sont en revanche – comme toujours aussi – rigoureusement vérifiées).

Commençons par l'alchimie chinoise, domaine que je connais très peu, mais j'ai eu la surprise d'y découvrir que « le dragon rouge » signifie les menstrues, et que des techniques de travail sur soi préconisées par ces manuels d'alchimie aboutissent à « décapiter le dragon rouge », c'est-à-dire à parvenir à une maîtrise de ses menstrues et à un arrêt de ce flux incontrôlé. On parle beaucoup aujourd'hui de « flux instinctif libre », mode qui n'a rien à voir avec l'alchimie chinoise, mais viendrait plutôt des États-Unis (cela dit, il est probable que de nombreuses femmes partout dans le monde et à toutes les époques aient pu expérimenter cette technique en autodidacte), et qui propose cependant la même chose, expression poétique en moins. Pour tout savoir sur le flux instinctif libre, voyez cet article du très bon blog « Dans ma culotte » : https://dansmaculotte.com/fr/blog/le-flux-instinctif-libre-n95. Revenons toutefois à l'alchimie chinoise : la pratique y a un peu plus de classe que le banal « flux instinctif libre » du XXIe siècle, puisque, en permettant de limiter les pertes d'énergie, elle constituerait une étape dans l'accès à l'immortalité (à ce sujet, voir : Krasensky Jean-Pierre, L'art de décapiter le dragon rouge : alchimie interne taoïste pour les femmes, Paris, C. A. L'Originel, 2003).
De manière amusante, on retrouve cette idée au détour d'une page de littérature française du XXe siècle. L'écrivain Albert Cohen y fait du « mystérieux dragon de féminité » la métaphore des menstrues dans un aparté où il interrompt son récit pour faire intervenir un narrateur masculin qui prend à témoin ses lecteurs masculins et eux seuls :

- Non, j'ai besoin de rester seule. Je vais être peu bien.
Il n'insista pas. Il savait qu'il fallait être prudent lorsqu'elle prononçait la phrase redoutable, mensuel signal de danger, présage de susceptibilités, d'humeurs, et de pleurs à tout propos. Elle n'était pas à prendre avec des pincettes, surtout le jour d'avant. Se tenir coi, dire amen à tout, se faire bien voir.
- D'accord, chérie, dit-il, prévenant et discret comme nous sommes tous en pareille occasion, et comme nous tous, mes frères, soumis devant l'arrivée imminente du mystérieux dragon de féminité.

Cohen Albert, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, 1968, p. 122 (de l'édition Folio).

Vous aurez peut-être remarqué au passage une petite erreur stylistique d'Albert Cohen qui dit « elle n'était pas à prendre avec des pincettes », là où on attendrait plutôt « elle était à prendre avec des pincettes »… Disons que le grand écrivain s'est un peu « mélangé les pinceaux » ! Sûrement la faute à ce dragon !!! Vous remarquerez aussi le très délicat euphémisme d'Ariane pour dire qu'elle va avoir ses règles : « Je vais être peu bien ». J'aime aussi dans ce texte la vision masculine prise en charge d'abord par le personnage d'Adrien, puis par le narrateur (était-ce la vision d'Albert Cohen lui-même : ce n'est pas sûr, car son texte est truffé d'ironie), qui présente la menstruation féminine comme quelque chose qui terrifie complètement les hommes. Magnifiquement exprimée par le style flamboyant d'Albert Cohen et finissant en apothéose par le mot dragon qui résume tout, c'est finalement bien la vision qu'exprimaient aussi, entre les lignes, les auteurs hommes de l'Antiquité et du Moyen Âge.
Entre les lignes, car ils n'auraient pas osé exprimer, et peut-être même pas osé penser leurs sensations aussi crûment. Ils ne se sont pas privés, en revanche, de cacher ce corps féminin sous des figures de dragons qui ne trompent personne. J'avais parlé dans un précédent article il y a maintenant quatre ans, « Le dragon, c'est la princesse ! » (https://cheminsantiques.blogspot.com/2015/07/le-dragon-cest-la-princesse.html) de ces dragons qui sont en fait des femmes, et qui terrorisent de jeunes héros masculins : le plus impressionnant étant le texte du Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu, où le héros est fasciné par les yeux « gros et luisants / Comme deux escarboucles grands » et par la bouche vermeille de la vouivre (variante féminine du dragon) : « Et il a moult grand merveille / De la bouche qu'a si vermeille / Tant s'occupe à la regarder / Que d'autre part ne peut regarder ».
Mais la figure la plus représentative au Moyen Âge est celle de Mélusine (ma fée préférée, qui a fait déjà quelques apparitions sur mes sentiers fleuris, ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/04/corps-hybrides-au-moyen-age.html et ici : https://cheminsantiques.blogspot.com/2016/11/croisements-de-regards-en-eaux.html). En effet, seul le bas de son corps est celui d'un dragon, or le bas du corps de la femme, c'est le lieu où se concentrent tous ces mystères effrayants pour l'homme, du flux menstruel aux grossesses. En l'occurrence, le flux menstruel est clairement évoqué avec l'interdiction faite à son mari de la regarder dans son bain à certaines périodes régulières, période où le bas de son corps prend cette forme monstrueuse…

Partant de toutes ces idées, j'avais émis l'hypothèse, lors de ma recherche sur le dragon de Marguerite, - et cela reste et restera sans doute à jamais une hypothèse ! - que le sang qui sort de la blessure du dragon sur les enluminures (et qui n'apparaît qu'à partir de la fin du XIVe s – exactement au même moment que le sang du Christ sur les représentations de la crucifixion) serait une représentation du sang spécifiquement féminin : bien sûr le sang de l'accouchement, en lien avec l'image de Marguerite sortant du ventre du dragon, mais aussi le sang des menstrues.
Comme on ne le saura jamais, je vous propose pour finir un rapprochement juste pour le plaisir entre d'une part un texte d'Hildegarde von Bingen (célèbre autrice du XIIe s) issu de son recueil Causae et crurae, qui nous offre pour le coup une voix de femme, avec de belles métaphores qui n'ont rien de terrifiant (dans d'autres passages du recueil, elle compare le corps de la femme à un arbre, le sang menstruel à de la sève, et d'autres comparaisons incluant feuillage, fleurs et fruits), et d'autre part deux enluminures représentant Marguerite émergeant du corps du dragon. Hildegarde compare les menstrues des jeunes filles vierges à celles des femmes déjà déflorées. Je vous laisse apprécier le rapprochement...

« Et cum puella adhuc in integritate virgo est, tunc in ea sunt menstrua quasi gutte de venis ; postquam autem corrumpitur, tunc gutte effluunt ut rivulus, quia per opus viri solvuntur, et ideo ut rivulus sunt, quoniam vene in opere illo solute sunt. Cum enim claustrum integritatis in virgine rumpitur, ruptio illa sanguinem emittit. »

Kaiser Paul (éd.), Beatae Hildegardis Causae et curae, Leipzig, Teubner, 1903, p. 102-103.

« Et lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité, alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des veines ; mais après qu'elle a été corrompue, alors les gouttes s'écoulent comme un ruisseau, parce qu'elles sont déliées par l’opération de l'homme, et elles sont comme un ruisseau, puisque les veines ont été déliées par cette opération. En effet, lorsque la clôture de son intégrité s'est rompue, cette rupture évacue du sang. »

(traduction personnelle)


Baltimore, Walters Art Museum, W 167,
« Heures d'Amherst », fol. 101v (XVe siècle)


Et lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité, alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des veines



New York, The Metropolitan Museum of Art, Ms The Cloisters Collection 1954, « Belles Heures du Duc de Berry », fol. 177r (vers 1405-1409)


mais après qu'elle a été corrompue, alors les gouttes s'écoulent comme un ruisseau


*

Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques




1 commentaire:

  1. J'ai le plaisir de vous dire que c'est finalement moi qui me suis trompée, et non le grand écrivain qu'est Albert Cohen. L'expression française exacte est bien "n'est pas à prendre avec des pincettes", la négation étant à comprendre au sens de "même pas avec des pincettes" !

    RépondreSupprimer