Comme
le savent mes lecteurs les plus fidèles, avant d'entreprendre une
thèse sur les menstrues au Moyen Âge, j'ai effectué une recherche
en master sur le dragon de sainte Marguerite. Contrairement à ce
qu'on pourrait croire, le dragon a beaucoup à voir avec les
menstrues. Je vais vous en montrer quelques exemples : comme
beaucoup des publications de ce blog, il ne s'agit pas d'un article
scientifique, mais plutôt d'un petit bouquet de jolies trouvailles
qui vont bien ensemble (les sources et les références sont en
revanche – comme toujours aussi – rigoureusement vérifiées).
Commençons
par
l'alchimie
chinoise, domaine que je connais très peu, mais j'ai eu la surprise
d'y découvrir que « le dragon rouge » signifie les
menstrues, et que
des
techniques de travail sur soi préconisées par ces manuels
d'alchimie
aboutissent
à « décapiter le dragon rouge », c'est-à-dire à
parvenir à une maîtrise de ses menstrues et à un arrêt de ce flux
incontrôlé. On parle beaucoup aujourd'hui de « flux
instinctif libre », mode qui n'a rien à voir avec l'alchimie
chinoise, mais viendrait plutôt des États-Unis (cela dit, il est
probable que de nombreuses femmes partout dans le monde et à toutes
les époques aient
pu
expérimenter cette technique en autodidacte), et qui propose
cependant la même chose, expression poétique en moins. Pour tout
savoir sur le flux instinctif libre, voyez cet article du très bon
blog « Dans ma culotte » :
https://dansmaculotte.com/fr/blog/le-flux-instinctif-libre-n95.
Revenons toutefois à l'alchimie chinoise : la pratique y a un
peu plus de classe que le banal « flux instinctif libre »
du XXIe siècle, puisque, en permettant
de
limiter les pertes d'énergie, elle constituerait
une
étape dans l'accès à l'immortalité (à ce sujet, voir :
Krasensky
Jean-Pierre,
L'art
de décapiter le dragon rouge : alchimie interne taoïste pour les
femmes,
Paris, C. A. L'Originel, 2003).
De
manière amusante, on retrouve cette idée au détour d'une page de
littérature française du XXe
siècle.
L'écrivain Albert Cohen y fait du « mystérieux dragon de
féminité » la métaphore des menstrues dans un aparté
où
il
interrompt
son récit pour faire intervenir un narrateur masculin qui prend à
témoin ses lecteurs masculins et eux seuls :
-
Non, j'ai besoin de rester seule. Je vais être peu bien.
Il
n'insista pas. Il savait qu'il fallait être prudent lorsqu'elle
prononçait la phrase redoutable, mensuel signal de danger, présage
de susceptibilités, d'humeurs, et de pleurs à tout propos. Elle
n'était pas à prendre avec des pincettes, surtout le jour d'avant.
Se tenir coi, dire amen à tout, se faire bien voir.
-
D'accord, chérie, dit-il, prévenant et discret comme nous sommes
tous en pareille occasion, et comme nous tous, mes frères, soumis
devant l'arrivée imminente du mystérieux dragon de féminité.
Cohen
Albert,
Belle
du Seigneur,
Paris, Gallimard, 1968, p. 122 (de l'édition Folio).
Vous aurez peut-être remarqué
au passage une petite erreur stylistique d'Albert Cohen qui dit
« elle n'était pas à prendre avec des pincettes », là
où on attendrait plutôt « elle était à prendre avec des
pincettes »… Disons que le grand écrivain s'est un peu
« mélangé les pinceaux » ! Sûrement la faute à
ce dragon !!! Vous remarquerez aussi le très délicat
euphémisme d'Ariane pour dire qu'elle va avoir ses règles :
« Je vais être peu bien ». J'aime aussi dans ce texte la
vision masculine prise en charge d'abord par le personnage d'Adrien,
puis par le narrateur (était-ce la vision d'Albert Cohen lui-même :
ce n'est pas sûr, car son texte est truffé d'ironie), qui présente
la menstruation féminine comme quelque chose qui terrifie
complètement les hommes. Magnifiquement exprimée par le style
flamboyant d'Albert Cohen et finissant en apothéose par le mot
dragon qui résume tout, c'est finalement bien la vision
qu'exprimaient aussi, entre les lignes, les auteurs hommes de
l'Antiquité et du Moyen Âge.
Entre
les lignes, car ils n'auraient pas osé exprimer, et peut-être même
pas osé penser leurs sensations aussi crûment. Ils ne se sont pas
privés, en revanche, de cacher ce corps féminin sous des figures de
dragons qui ne trompent personne. J'avais parlé dans un précédent
article il y a maintenant quatre ans, « Le dragon, c'est la
princesse ! »
(https://cheminsantiques.blogspot.com/2015/07/le-dragon-cest-la-princesse.html)
de
ces dragons qui sont en fait des femmes, et qui terrorisent
de
jeunes héros masculins : le plus impressionnant étant le texte
du Bel
Inconnu de
Renaut de Beaujeu, où le héros est fasciné par les
yeux « gros et luisants / Comme deux escarboucles grands »
et par la bouche vermeille
de la vouivre (variante féminine du dragon) :
« Et il a moult grand merveille / De la bouche qu'a si
vermeille / Tant s'occupe à la regarder / Que d'autre part ne peut
regarder ».
Mais la figure la plus représentative au Moyen Âge est celle de
Mélusine (ma fée préférée, qui a fait déjà quelques
apparitions sur mes sentiers fleuris, ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/04/corps-hybrides-au-moyen-age.html
et ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2016/11/croisements-de-regards-en-eaux.html).
En effet, seul le bas de son corps est celui d'un dragon, or le bas
du corps de la femme, c'est le lieu où se concentrent tous ces
mystères effrayants pour l'homme, du flux menstruel aux grossesses.
En l'occurrence, le flux menstruel est clairement évoqué avec
l'interdiction faite à son mari de la regarder dans son bain à
certaines périodes régulières, période où le bas de son corps
prend cette forme monstrueuse…
Partant de toutes ces idées, j'avais émis l'hypothèse, lors de ma
recherche sur le dragon de Marguerite, - et cela reste et restera
sans doute à jamais une hypothèse ! - que le sang qui sort de
la blessure du dragon sur les enluminures (et qui n'apparaît qu'à
partir de la fin du XIVe s – exactement au même moment que le sang
du Christ sur les représentations de la crucifixion) serait une
représentation du sang spécifiquement féminin : bien sûr le
sang de l'accouchement, en lien avec l'image de Marguerite sortant du
ventre du dragon, mais aussi le sang des menstrues.
Comme on ne le saura jamais, je vous propose pour finir un
rapprochement juste pour le plaisir entre d'une part un texte
d'Hildegarde von Bingen (célèbre autrice du XIIe s) issu de son
recueil Causae et crurae,
qui nous offre pour le coup une voix de femme, avec de
belles métaphores qui n'ont rien de terrifiant (dans d'autres
passages du recueil, elle compare le corps de la femme à un arbre,
le sang menstruel à de la sève, et d'autres comparaisons incluant
feuillage, fleurs et fruits), et d'autre part deux enluminures
représentant Marguerite émergeant du corps du dragon. Hildegarde
compare les menstrues des jeunes filles vierges à celles des femmes
déjà déflorées. Je vous laisse apprécier le rapprochement...
« Et
cum puella adhuc in integritate virgo est, tunc in ea sunt menstrua
quasi gutte de venis ; postquam autem corrumpitur, tunc gutte
effluunt ut rivulus, quia per opus viri solvuntur, et ideo ut rivulus
sunt, quoniam vene in opere illo solute sunt. Cum enim claustrum
integritatis in virgine rumpitur, ruptio illa sanguinem emittit. »
Kaiser
Paul
(éd.), Beatae
Hildegardis Causae et curae,
Leipzig, Teubner, 1903, p. 102-103.
« Et
lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité,
alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des
veines ; mais après qu'elle a été corrompue, alors les
gouttes s'écoulent comme un ruisseau, parce qu'elles sont déliées
par l’opération de l'homme, et elles sont comme un ruisseau,
puisque les veines ont été déliées par cette opération. En
effet, lorsque la clôture de son intégrité s'est rompue, cette
rupture évacue du sang. »
(traduction
personnelle)
Baltimore,
Walters Art Museum, W 167,
« Heures
d'Amherst », fol. 101v (XVe siècle)
Et
lorsque la jeune fille est encore une vierge dans son intégrité,
alors les menstrues en elle sont comme des gouttes sortant des veines
New
York, The Metropolitan Museum of Art, Ms The Cloisters Collection
1954, « Belles Heures du Duc de Berry », fol. 177r (vers
1405-1409)
mais
après qu'elle a été corrompue, alors les gouttes s'écoulent comme
un ruisseau
*
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J'ai le plaisir de vous dire que c'est finalement moi qui me suis trompée, et non le grand écrivain qu'est Albert Cohen. L'expression française exacte est bien "n'est pas à prendre avec des pincettes", la négation étant à comprendre au sens de "même pas avec des pincettes" !
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