Lors d'un bref séjour à Strasbourg en mai dernier, au cours duquel
j'ai écumé les magnifiques musées de cette ville, je me suis
retrouvée arrêtée, comme je l'avais été lors de mon précédent
séjour un an plus tôt, devant un tableau de Joachim Beuckelaer
exposé au Musée des Beaux-Arts. Il date de 1568 et s'intitule Le
marché aux poissons.
C'est
la même chose qui m'a frappée cette année, mais avec encore plus
d'évidence concernant certains détails de tranches de poisson. J'ai
en effet lu récemment un très intéressant article de
l'excellent collectif d'auteurs « Actuel Moyen Âge » qui
explique comment des figurations de vulves (très explicites une fois
qu'on les voit!) se cachent dans certains tableaux de la
Renaissance
italienne. Si cela vous intéresse, voici le lien :
https://www.nonfiction.fr/article-9768-actuel-moyen-age-lart-vaginal-tabou-medieval.htm
(à compléter si le sujet vous intrigue par un article plus poussé :
D. Karadimas , « La part de l’Ange : le bouton de
rose et l’escargot de la Vierge. Deuxième partie »,
Anthrovision,
1.2 | 2013 :
https://journals.openedition.org/anthrovision/676).
L'un des exemples les plus frappants en est le repli du tissu formé
dans la main droite de la femme en robe à la droite du très célèbre
tableau de Botticelli,
La Naissance de Vénus (1485). Allez
voir ce détail de près !
Et revenez ensuite à mes tranches de poissons. Alors, est-ce que
vous ne voyez pas deux vulves de femme posées sur la planche à
droite du tableau ?
Tout y est, n'est-ce pas, de la couleur aux détails de l'anatomie !
Regardez maintenant la tranche de saumon brandie par le poissonnier.
Même si la ressemblance est moins réaliste que les morceaux de
poissons de la planche (je n'ai d'ailleurs pas identifié de quel
type de poisson il pourrait s'agir pour ces derniers), on a bien un
objet rose, charnu, et d'une forme tout à fait semblable à celle
d'une vulve. Et le doigt du poissonnier qui dépasse du trou n'est-il
pas à l'emplacement même du clitoris ? Doigt qui n'est
d'ailleurs pas choisi au hasard : c'est le même qui en 1568
comme en 2019 (comme déjà à l'époque des Romains, d'ailleurs),
quand on le dresse au milieu des autres doigts repliés, symbolise un
phallus ! Le tableau nous donne donc à voir, en plein milieu de
sa composition (c'est exactement sur la ligne qui le partage en deux
verticalement) une véritable scène de pénétration sexuelle !
Voyez-vous le regard de la jeune femme au second plan qui se détourne
sans que son mari ne s'en aperçoive ? Il est exactement dirigé
vers cette scène. Elle a parfaitement compris ce dont il s'agit et
trouve visiblement le poissonnier plus attirant que son mari. Mais le
poissonnier, lui, ne la regarde pas. Avec un demi-sourire et un
regard en biais, c'est nous qu'il regarde. Peut-être pour nous
rendre complices de son geste audacieux et de son succès auprès de
la jeune femme (sans parler de la vieille poissonnière, qui baisse
pudiquement les yeux, mais peut-elle ignorer le geste provocateur
exécuté juste derrière son dos, presque dans sa direction?).
Peut-être aussi pour poursuivre sa provocation au-delà du tableau
et au-delà des siècles : vous trouverez sans doute cela
ridicule, mais en tant que femme, je me sens un peu mal à l'aise
face à ce regard et à ce geste qui semblent m'être adressés !
*
Remarque :
Ce n'est qu'après avoir rédigé ce texte que je suis allée voir la
notice de l’œuvre sur le site même du Musée des Beaux-Arts de
Strasbourg :
https://www.musees.strasbourg.eu/oeuvre-musee-des-beaux-arts/-/entity/id/220540.
D'après
son auteur, la représentation du marché pouvait symboliser des
activités de prostitution : la scène représentée évoquerait
donc à la fois la fertilité des habitants de la ville, et
l'encadrement nécessaire de cette fertilité par la morale
chrétienne. Je ne suis donc pas la seule à voir du sexe dans cet
étalage de poissons !
2e remarque :
Si malgré tout,
cette interprétation ne vous convainc pas, peut-être que ce qui
vous a plutôt frappé dans le tableau, c'est le surprenant bonnet à
froufrous porté par le poissonnier. C'était visiblement une mode
dans les Pays Bas du XVIe siècle, car on en voit deux encore plus
ridicules sur les têtes de très sérieux collecteurs d'impôts,
dans un tableau de 1535 de Quentin Metsys conservé au Louvre :
http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=8144&langue=fr.
*
Ajout
en novembre 2022
Je sors de l’exposition « Les
choses » au Musée du Louvre, et j’ai eu le plaisir d’y
voir plusieurs tableaux de Joachim Beuckelaer, dont j’ai
immédiatement reconnu le style. L’un d’eux, La boutique du
boucher, conservé au Musée Capodimonte de Naples, date aussi de 1568,
et il me semble assez évident que c’est le pendant de notre
tableau de Strasbourg.
C’est
son pendant pour ce qui y est représenté réellement :
poissonnerie et boucherie sont en quelque sorte symétriques
(semblables et opposés à la fois) ; mais aussi pour ce qui y
est représenté symboliquement. Si la boutique du poissonnier était
pleine de vulves, celle du boucher est pleine de
pénis : saucisses à profusion et pieds de cochons bien
charnus. Et si la main du poissonnier plaçait un doigt juste au bon
endroit de ce qui pouvait figurer un gland de clitoris, celle du
boucher empoigne dans un geste tout aussi masturbatoire un pot
phallique à la couleur et aux nervures évocatrices. Son
extrémité
arrondie
et brillante coïncide
juste avec l’emplacement du sexe de la femme qui, au second plan,
descend l’escalier, mais le
pot phallus est
également dirigé vers le couple au fond de la pièce qui
manifeste explicitement une relation amoureuse ou érotique (l’homme
enlace la femme, tandis que celle-ci croise deux doigts dans un geste
que je ne sais pas interpréter, mais
qui a sans doute également une connotation sexuelle),
et enfin vers le boucher lui-même, qui semble ainsi s’adonner à
son plaisir solitaire, tout en y entraînant les autres personnes
présentes dans la boutique : non
seulement la femme qui descend l’escalier et le couple du fond de
la pièce, mais aussi
la
vieille employée (qui fait pendant à la vieille employée de la
poissonnerie dans l’autre tableau), située juste derrière le
fringant boucher et qui, comme en écho au geste de celui-ci,
contemple d’un œil rêveur un pot ventru qu’elle tourne aussi
vers elle. Et
nous, spectateur, bien sûr, sommes
aussi entraînés par le geste du boucher, car qu’est-ce que la
contemplation d’une œuvre d’art si ce n’est un plaisir
solitaire (dans
tous les sens de cette expression) ?
*
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