vendredi 5 février 2021

Le veau qui naquit d’une femme, et sa fin tragique dans les eaux du Rhône

 

Aujourd’hui, je vous convie à la lecture d’un court opuscule (16 pages) imprimé à Paris en 1609 et intitulé Miracle arrivé dans la ville de Genève en ceste année 1609. D’une femme qui a faict un veau, à cause du mespris de la puissance de Dieu, & de Madame saincte Marguerite. Vous pouvez le lire intégralement numérisé ici : https://archive.org/details/BIUSante_79169x06

Avec un titre aussi long pour un ouvrage aussi court, vous avez pratiquement tout le contenu du livre résumé dans le titre ! Creusons tout de même un peu…

Ce texte est écrit dans le contexte des guerres de religion. L’histoire se passe à Genève, l’un des bastions du protestantisme. Une femme enceinte est depuis onze jours en travail d’accouchement. Toutes les femmes du voisinage sont venues l’assister et la sage-femme demande à une femme catholique qui se trouvait là par hasard ce que faisaient les catholiques en ce cas. Cette dernière recommande entre autres de prier sainte Marguerite. La parturiente, protestante pur jus, s’indigne et jure qu’elle préférerait donner naissance à un veau plutôt que de prier sainte Marguerite ! Hélas, c’est ce qui arrive !

Ce qui est amusant, c’est que j’ai croisé deux fois cette histoire :

— La première fois, quand je faisais mon mémoire de master sur le dragon de sainte Marguerite (vous trouverez de nombreux articles à ce sujet sur ce blog). La vierge martyre sainte Marguerite a été avalée par un dragon et en est ressortie vivante en crevant le ventre du dragon à l’aide d’une croix miraculeusement apparue dans ses mains alors qu’elle priait au moment d’être avalée. La comparaison évidente d’un corps sortant indemne d’un autre corps, mais aussi d’autres raisons plus complexes que j’avais étudiées, ont fait de sainte Marguerite la protectrice des accouchements pendant des siècles.

— La deuxième fois, dans le cadre de mes recherches actuelles sur les menstrues au Moyen Âge. En effet, sur la couverture de l’opuscule, sous le titre qui est déjà bien long, apparaît une citation :

« Les femmes souillées de sang enfanteront des Monstres » Esdras, chap. 5.

C’est une citation très célèbre durant tout le Moyen Âge d’un livre biblique que l’on chercherait en vain aujourd’hui, car Protestants et Catholiques l’ont supprimé de leurs listes canoniques et l’ont considéré comme apocryphe ; mais cette suppression date du XVIe siècle et en 1609 on continuait encore à bien connaître ce livre.

Cette phrase est issue d’un texte prophétique dans ce Livre d’Esdras, qui annonce les malheurs qui s’abattront sur l’humanité dans un futur apocalyptique. D’après Ottavia Niccoli (« Menstruum quasi monstruum” : parti mostruosi e tabu mestruale nel'500 », in Quaderni Storici, vol. 15, n° 44 (2), août 1980, p. 402-428), il semble que la phrase d’origine dans le texte araméen (écrit entre le Ier et le IIIe siècle ap. JC) parlait seulement de « femmes » et que ce soit un scribe latin qui, en traduisant ou en recopiant la phrase, quelque part entre le Ier et le IXe siècle, ait ajouté un mot donnant ainsi en latin « mulieres menstruatae », « les femmes ayant leurs règles », que l’auteur anonyme de notre opuscule traduit par « les femmes souillées de sang ». Conscient ou inconscient, cet ajout est évidemment à comprendre dans le contexte religieux (et en partie médical, mais assez peu, finalement) qui considérait comme impures les femmes menstruées. Il fait écho à des textes de saint Augustin et saint Jérôme abondamment repris au Moyen Âge, prétendant que l’union sexuelle avec une femme menstruée (au sens de « ayant ses règles ») donnait naissance à un enfant malformé, boîteux, aveugle, lépreux, roux (couleur du diable et des menstrues), etc. Le jeu de mots qu’il implique entre « menstrua » (« menstrues ») et « monstra » (« monstres ») aura aussi de beaux jours devant lui tout au long du Moyen Âge et – comme on le voit ici – encore en 1609.

Revenons donc à notre veau ! Il y a bien une naissance monstrueuse dans cette histoire. Et pourtant, il est frappant de constater qu’il n’est aucunement question nulle part du fait que ce fameux veau résulterait d’un coït en période de menstrues ; au contraire, il semble clair que c’était un enfant normal et qu’il s’est transformé en veau au moment même où la femme « impie » a prononcé les paroles malheureuses. Le texte dit en effet, p. 8 (j’adapte en français moderne) : « Car d’un corps formé, d’une âme raisonnable qu’elle avait dans son ventre, elle sent un corps brutal, et à l’instant délivre de celui-ci, à savoir d’un veau, ainsi qu’elle avait souhaité. »

Alors, pourquoi la citation d’Esdras ? Je pense qu’il ne faut pas trop chercher la logique, si ce n’est celle qui consiste à accentuer l’image d’une femme pécheresse.

Le sang est toutefois présent dans la conclusion de l’anecdote, que je trouve vraiment sidérante, encore plus que ce qui précède, qui l’est déjà beaucoup ! En effet, le veau a été jeté dans le Rhône. Et l’auteur du texte affirme que « encore aujourd’hui » (ce qui ne veut pas dire grand-chose, vu que c’est un texte imprimé en 1609 qui relate un événement survenu la même année 1609) on voit surnager à la surface du Rhône des marques de sang de ce veau, que ces marques de sang ne bougent pas, si ce n’est selon l’agitation des flots qui les fait aller deçà delà, mais retournent toujours à leur premier lieu en criant « Vengeance, vengeance ». J’adore ces taches de sang qui crient vengeance ! On ne sait d’ailleurs pas trop contre qui : peut-être est-ce l’âme du pauvre enfant transformé en veau qui réclame vengeance contre sa mère impie… 

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