mercredi 7 octobre 2020

Quand l'anatomie de l'appareil génital révèle l'histoire sociale et culturelle

 

J'ai lu récemment avec intérêt l'ouvrage de Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, publié en 1990 (titre original : Making Sex: Body and Gender From the Greeks to Freud). C'est un ouvrage incontournable dans l'histoire du genre. Il est aujourd'hui partiellement contesté, comme beaucoup d'ouvrages incontournables, mais la démarche de Thomas Laqueur et son regard sur l'histoire du genre restent valables. Je ne vais pas ici vous en faire un compte-rendu détaillé ; vous en trouverez facilement sur internet. En quelques mots, sa thèse est qu'il existe deux modèles chez les auteurs « scientifiques » de l'Antiquité à aujourd'hui qui ont écrit sur l'anatomie de l'appareil génital : l'un selon lequel il y aurait un sexe unique, et l'appareil génital féminin ne se définirait que comme une variante de l'appareil génital masculin ; l'autre selon lequel il y aurait deux sexes biens définis et bien différents. D'après lui, les deux modèles ont toujours coexisté, mais celui du sexe unique a dominé l'histoire occidentale de l'Antiquité au XVIIIe siècle, et celui des deux sexes la domine depuis le XVIIIe siècle jusqu'à aujourd'hui.

Cette thèse est donc actuellement contestée, mais peu importe, car ce que j'ai trouvé vraiment capital dans son ouvrage n'est pas là : c'est l'idée que, quel que soit le modèle scientifique auquel adhère une personne, cette personne pourra en tirer parti pour plaquer dessus l'interprétation sociale et culturelle de son choix. Thomas Laqueur montre bien que, quelle que soit la théorie, un auteur misogyne va toujours l'interpréter d'une manière qui abaisse les femmes, un auteur ou une autrice favorable aux femmes va toujours l'interpréter d'une manière qui les met en valeur. C'est une idée extrêmement saine, qui ne vaut pas que pour le cas précis de l'anatomie de l'appareil génital, mais pour toute théorie scientifique. On a beau dire que la science doit être objective, elle est produite, écrite, décrite, par des êtres humains façonnés par une société et une culture, qui sont toujours susceptibles, plus ou moins consciemment d'interpréter les données scientifiques en fonction de ce qu'ils ont en tête et qui est subjectif. Je dis « ils », mais cela nous concerne tous, bien sûr. Nous n'y pouvons rien, mais le fait d'en être conscients et de présenter nos thèses avec prudence devrait nous permettre de relativiser un petit peu cette fausse objectivité.

Mais revenons au contenu de l'ouvrage de Thomas Laqueur. Pas de compte-rendu détaillé, donc, mais comme je le fais toujours ici, un petit bouquet cueillis dans les sentiers fleuris des pages de ce livre…


D'abord, un passage qui m'a vraiment amusée (et qui concerne mon domaine favori, celui des menstrues!) Un auteur du XVIIe siècle, Nicolo Serpetro, pensait - comme tout le monde depuis l'Antiquité - que l'évacuation du sang menstruel est une purgation des humeurs du corps et que ce sang peut aussi bien sortir par un autre endroit (de très nombreux textes antiques et médiévaux font le parallèle avec les saignements de nez). Il dresse alors la liste de toutes les parties du corps par où ce sang pouvait être évacué : « chez une Saxonne, il lui sortit par les yeux ; chez une nonne, par les oreilles ; une femme de Stuttgart le vomit ; une esclave s'en défit par crachat ; une femme de Trente l'évacua par le nombril ; et enfin (même si la chose lui paraît des « plus stupéfiantes »), une certaine Monica l'évacua par l'index et les petits doigts. » (p. 173, n. 90 p. 453 pour la référence)


Autre chose qui m'a impressionnée, parce que je l'ignorais, alors que c'est bien plus proche de nous que le Moyen Âge : au XIXe siècle, on découvre enfin le processus de l'ovulation. Seulement, on a alors cru que la menstruation était la conséquence et le signe de l'ovulation. Mais…, me direz-vous, les femmes devaient bien se rendre compte que ça ne correspondait pas du tout, que c'est deux semaines après le début de la menstruation qu'elles avaient plus de chances de tomber enceintes ! Eh bien, ce n'est pas si évident : déjà, toutes ces théories sont échafaudées par des hommes et, si certains semblent trouver intéressant de solliciter le témoignage des femmes, il n'y en a pas trop ; d'autre part, les femmes elles-mêmes confirmaient généralement cette idée, parce qu'elles intégraient comme tout le monde (comme nous l'aurions tous fait) les croyances de leur époque et de leur société, et parce qu'une fois qu'elles se trouvaient enceintes il n'était pas toujours évident de se souvenir du jour de la conception (d'autant plus si elles avaient eu des relations sexuelles à plusieurs moments du cycle).

Cela ne s'arrête pas là. Alors que depuis l'Antiquité, on avait toujours pensé (comme on le pense à nouveau aujourd'hui) que les femmes n'ont pas de périodes de « chaleur » en fonction du cycle, voilà qu'en ce XIXe siècle, certains se mettent aussi à croire que les femmes fonctionnent comme d'autres femelles mammifères. Cette croyance semble corroborée par le fait que certaines d'entre elles, les chiennes notamment, perdent du sang en période de chaleur, et qu'il pouvait sembler évident (mais c'est inexact, on le sait aujourd'hui) que cette perte de sang était de même nature que les menstruations des humaines.

Là se placent les expériences impitoyables d'un certain Theodor von Bischoff sur sa chienne : il l'a approchée d'un mâle alors qu'elle était en chaleur sans les laisser entrer en contact, plusieurs jours de suite, au milieu desquels il lui a tranché un ovaire et au terme desquels il l'a tuée et disséquée pour observer l'état de son appareil génital (p. 341). Et d'en déduire sa théorie sur les femmes en chaleur. Je me demande s'il n'a pas secrètement rêvé de pratiquer les mêmes expériences douteuses sur une dame, pour l'amour de la science…

Mais ce que je trouve extraordinaire, là encore, c'est que d'une théorie, qu'elle soit juste ou fausse (en l'occurrence elle était fausse), on tire des interprétations sociales et culturelles complètement différentes.

Ainsi, certains, constatant quand même que dans la vie courante, ces dames parisiennes n'avaient pas trop l'air d'être « en chaleur » à période fixe du mois, en ont déduit que cette rythmicité avait simplement disparu avec la « civilisation » et ont prétendu confirmer cela en s'appuyant sur des récits d'ethnologues qui croyaient déceler des périodes de chaleurs chez les femmes des « peuples primitifs » ! (p. 366)

À l'inverse, une féministe, Elizabeth Wolstenholme, s'empare de cette théorie pour en faire une interprétation qui témoigne de l'oppression immémoriale des femmes par les hommes. Selon elle, les femmes au départ n'avaient pas de pertes de sang menstruelles et (suppose-t-on, même si elle ne le dit pas explicitement) faisaient l'amour à périodes fixes, au moment de leurs chaleurs. Mais le rythme sexuel effréné que les hommes ont imposé aux femmes a fini par les blesser dans leur chair et ce saignement, un caractère d'abord acquis, serait devenu héréditaire ! « La menstruation disparaîtra lorsque les femmes seront maîtresses de leur corps. » (p. 367)


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