Je
suis allée récemment à la BnF (Bibliothèque Nationale de France)
pour y voir l'exposition Make it new
(http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/expositions/f.carte_blanche_jan_dibbets.html),
qui met en parallèle des productions d'art contemporain avec un
curieux et célèbre manuscrit (et ses quelques copies
contemporaines, dont les scribes et enlumineurs ont reproduit les
pages presque à l'identique). Il s'agit d'un manuscrit du IXe siècle
produit en Allemagne, et - fait assez rare pour l'époque - on connaît
son commanditaire, Raban Maur, moine puis abbé de l'abbaye de
Fulda ; encore plus étonnant : ce commanditaire est
également l'auteur du texte de ce manuscrit, un recueil de poèmes
intitulé « Louanges à la sainte croix » ; et ce
n'est pas fini : il est aussi le concepteur des enluminures qui
illustrent le texte. Or ces enluminures… sont elles-mêmes le
texte !
Raban
Maur a choisi de présenter sur chaque page le texte de son poème
sans espace entre les mots ni retour à la ligne, mais en écartant
légèrement les lettres entre elles, si bien qu'on a l'impression
d'être face à une grille de mots mêlés, mais si on lit de la
première à la dernière ligne, on a bien un texte. Mais ce n'est
pas tout. Sur chacune des pages, une partie du texte est entourée et
colorée de façon à former un motif en bandelettes de lettres
représentant une croix, des cercles, des carrés, des lettres
géantes, voire – sur la première page – le portrait de Raban
Maur lui-même (de profil, s'agenouillant), nous entraînant dans une
fascinante mise en abîme. Or, les lettres contenues dans ce motif
forment elles-mêmes de nouveaux textes : court poème, phrase,
suite de mots… ; on a même un double palindrome (qui se lit à
la fois à l'horizontale et à la verticale, à chaque fois dans les
deux sens) dans un motif qui est en forme de croix !
En
sortant de l'exposition, j'ai fait l'acquisition à la librairie d'un
ouvrage de Michel Jean-Louis Perrin, L'iconographie de la Gloire
à la sainte croix de Raban Maur (Brepols, 2009), qui
analyse très clairement toutes les pages du manuscrit, donne les
transcriptions des textes latins contenus dans les motifs, ainsi que
leur traduction française, et fournit à la fin un « guide des
figures » pour chaque page du manuscrit, permettant de
visualiser commodément la grille de lettres de chaque page et le ou
les motifs formés en entourant plusieurs de ces lettres.
C'est
de cet ouvrage que je tire la transcription et la traduction des
textes contenus dans les quatre cercles de cette page, une de mes
préférées.
Vatican,
Reg. Lat. 124, fol.14v (IXe s.)
Les
textes de ces quatre cercles énumèrent les quatre saisons, les
quatre points cardinaux, les quatre éléments et les quatre parties
de la journée. Et, ce que je trouve fort et bouleversant, chacune de
ces phrases se réfère précisément (par des mots comme « ce
côté », « ici ») à l'emplacement même de la
phrase dans la page ; c'est ce qu'on appelle, quand on est
professeur de français, un « énoncé ancré dans la situation
d'énonciation » ! La situation d'énonciation étant ici
un moine du IXe siècle qui désigne les quatre parties d'une page
sur laquelle il écrit, à destination de tous les lecteurs
potentiels du livre, y compris ceux du XXIe siècle !
-
cercle du haut : VER, ORIENS, IGNIS, AVRORA, HAC PARTE RELVCENT.
Le printemps, l'orient, le feu, brillent de ce côté. (Remarquez
bien qu'au Moyen Âge, ce n'est pas forcément le nord qui est situé
« en haut », ici c'est l'orient)
- cercle de gauche : ARCTON, HIEMS, LYMPHA, MEDIA NOX ECCE
LOCATAE. L'Ourse (constellation indiquant le nord), l'hiver,
l'eau, le milieu de la nuit prennent place ici.
- cercle du bas : AVTOMNVS, ZEPHIRVS, TELLVS ET VESPERA HIC FIT.
L'automne, le zéphyr (vent d'ouest), la terre et le soir sont
ici.
- cercle de droite : AER, AESTAS, AUSTER, ARCI HIC SIT
MERIDIESQVE. L'air, l'été ; l'auster (vent du sud),
ainsi que le midi sont ici dans la citadelle.
Je ne sais ce qu'est cette citadelle. Ce pourrait être le cercle de
droite lui-même, représentant le plan d'une citadelle circulaire.
Ou encore le livre lui-même, citadelle spirituelle dont les soldats
sont des lettres et dont les légions sont des poèmes et des jeux de
mots à la gloire de la Création…
*
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