dimanche 3 novembre 2024

Précarité du rasage contre précarité menstruelle au Moyen Âge

 

Le 25 septembre dernier, la réplique de Léonore Porchet, une parlementaire suisse, a fait sensation. À un collègue masculin, Paolo Pamini, qui lui demandait « Est-ce que vous croyez qu’il y a aussi une précarité du rasage pour les hommes ? », elle a répondu : « Je suis ravie qu’on me pose cette question, parce que moi, j’ai mes règles aujourd’hui, cher collègue ! Si je ne portais pas de protection menstruelle, je peux vous dire que les conséquences ici seraient bien différentes que pour vous, si vous ne vous rasez pas. La différence entre nos deux situations, c’est que je devrais me préoccuper de ne pas tacher le mobilier, de ne pas tacher mes habits. Je devrais aussi me préoccuper que tous les messieurs de ce côté-là de l’hémicycle, qui ont rigolé parce que je parle de ce sujet, ne rigolent pas de moi. Alors que si vous ne vous rasez pas demain matin, je ne viendrai pas rire de votre situation »

https://www.blick.ch/fr/suisse/la-precarite-menstruelle-comparable-au-rasage-des-mecs-la-verte-leonore-porchet-voit-rouge-a-berne-aujourdhui-jai-mes-regles-id20174675.html

Cette anecdote en rappelle une autre, il y a neuf ans, en France. Alors que l’Assemblée discutait d’une proposition de loi visant à réduire la TVA sur les produits de protection menstruelle de 20 % à 5,5 %, comme un produit de première nécessité, Christian Eckert, secrétaire d’État au budget, avait alors déclaré : « Il y a beaucoup de produits d’hygiène qui concernent plutôt les hommes et dont le taux de TVA est à 20 %, comme les mousses à raser spéciales hommes ».

https://www.linternaute.com/actualite/politique/1252743-taxe-sur-les-tampons-contre-mousse-a-raser-christian-eckert-scandalise-les-femmes-a-l-assemblee/


Je ne reviens pas sur l’absurdité de ces comparaisons, de la part d’hommes qui n’ont pas vraiment réfléchi à ce qu’ils disaient. La réponse de Léonore Porchet est suffisamment éloquente. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est le choix qui a été fait par ces deux hommes de comparer l’hygiène menstruelle au rasage. Certes il y a assez peu de situations corporelles strictement masculines entraînant un surcoût, mais ils auraient pu invoquer le prix des préservatifs ou du viagra (ce qui aurait été encore plus déplacé, cela dit) ou celui de certains vêtements notamment de sport où les tailles homme sont plus chères que les tailles femme parce que plus larges. Alors, pourquoi spécialement la barbe ? Peut-être, me direz-vous, parce qu’on ne peut empêcher la barbe de pousser, on peut juste la couper, de même qu’on ne peut empêcher les menstrues de couler, on peut juste les éponger ou les recueillir. Peut-être. Mais peut-être aussi qu’inconsciemment ces hommes véhiculent des croyances depuis longtemps ancrées dans notre société. Et évidemment, j’ai en tête le Moyen Âge. Je vous y emmène. Vous me suivez ?


D’une manière générale, dans les textes du Moyen Âge qui parlent du corps, les poils sont vus comme une sorte d’équivalent des menstrues. Tous deux sont des excrétions, mais les poils sont des excrétions sèches (qui sèchent et durcissent vite en raison de la chaleur et de la sécheresse du corps masculin), tandis que les menstrues sont des excrétions humides (qui restent liquides en raison de la froideur et de l’humidité du corps féminin). Les auteurs du Moyen Âge s’inspirent en cela d’Aristote (auteur grec antique) qui explique dans De la génération des animaux (V, 3) que les poils sont issus de la peau, par un processus d’évaporation et d’exhalaison de l’humidité. Dans les parties du corps où il y a peu d’humidité, les poils se dessèchent et se durcissent vite : il y en a peu et ils restent courts. Sur la tête des humains, en revanche, la grande quantité d’humidité dans le cerveau et la nature visqueuse de cette humidité provoquent la production d’une grande quantité de cheveux : ceux-ci se dessèchent moins vite que les autres poils, ne durcissent pas, et au contraire s’allongent. Les cheveux n’ont donc pas le même statut que les poils : ils sont vus comme plus humides, sans doute parce que plus souples, plus fins, et ondulant comme un liquide. Et ce, surtout quand ils sont longs ; or, dans la société médiévale occidentale (comme dans beaucoup d’autres), ce sont plus souvent les femmes qui laissent pousser leurs cheveux : cet élément culturel a pu être pris comme un élément naturel par certains qui en font un attribut physiologiquement féminin… Mais je m’égare dans la chevelure, qui mériterait un long développement à elle seule : vous verrez cela quand ma thèse sera achevée ! En attendant, revenons à la barbe !

On l’a compris, depuis Aristote, on explique la plus grande quantité de poils à certains endroits du corps masculin par une excrétion parallèle à l’excrétion menstruelle dans le corps féminin. C’est à partir du XIIIe siècle que certains auteurs font explicitement le parallélisme entre barbe et menstruation.

L’un des premiers à le faire, c’est à rebours pour parler des cas exceptionnels de poils de barbe chez certaines femmes. C’est ce qu’explique Albert le Grand :

Amplius autem non oriuntur mulieribus pili in loco barbae, nisi parum in quibusdam valde calidis non multum menstruantibus

De plus, chez les femmes, les poils ne poussent pas à l’emplacement de la barbe, si ce n’est un petit peu chez certaines femmes plutôt chaudes et qui ne menstruent pas beaucoup.

Albert le Grand, De animalibus, lib. III, tr. 2, cap. 1 (traduction Nadia Pla)

Albert ne précise pas qui sont ces femmes qui ne menstruent pas beaucoup, mais on est tenté d’y inclure les femmes ménopausées. C’est un fait que plusieurs d’entre nous, à la ménopause, avons quelques petits poils drus qui poussent au menton. On le sait depuis toujours, et la littérature enfantine est pleine de « vieilles tantes au menton qui pique ». On sait maintenant que cela s’explique par un changement de proportion entre les hormones mâles et les hormones femelles. En l’absence de connaissance du système hormonal, l’explication par les tempéraments était très cohérente : moins de menstrues, donc moins d’humidité, donc plus de sécheresse, donc plus de poils.

Un autre texte du XIIIe siècle, l’encyclopédie en ancien français Placides et Timeo, met directement en parallèle l’apparition des premiers poils de barbe et l’apparition des premières menstrues, au moment de la puberté (définie comme l’âge d’avoir des relations sexuelles) :

Et tout aussi comme femme n’a celui marristre par droite nature, devant ce que elle vient en aage de souffrir homme, aussi li homs n’a barbe, devant ce qu’il vient en aage de habiter a femme.

Et de même que la femme n’a pas de menstrue par une règle naturelle, avant qu’elle ne soit en âge de souffrir un homme, de même l’homme n’a pas de barbe, avant qu’il soit en âge de coucher avec une femme.

Placides et Timéo ou Li secrés as philosophes, Claude Alexandre Thomasset (éd.), Genève/Paris, Droz, 1980, p. 138-139 (traduction Nadia Pla)


C’est un autre texte encyclopédique du début du XIVe siècle, les Problemata varia anatomica, qui fournit l’exposé le plus clair de la question. Il s’agit d’une sorte de manuel sur le corps humain, sans doute destiné à des étudiants, qui fonctionne par questions et réponses. Il comporte environ 400 questions. Les 23 premières sont consacrées à des sujets en lien avec la pilosité, en faisant une sorte de « traité du poil », avec des questions aussi variées que « Pourquoi les cheveux sont-ils sur la tête ? », « Pourquoi les animaux ont-ils plus de poils sur la peau que les humains ? », « Pourquoi certaines personnes ont-elles les cheveux frisés et d’autres lisses ? », « Pourquoi les femmes n’ont-elles des poils qu’au niveau du pubis ? », « Pourquoi les poils de barbe sont-ils plus durs que les autres ? », « Pourquoi les humains, contrairement à la plupart des autres animaux, ont-ils les cheveux qui blanchissent en vieillissant ? », « Pourquoi les loups ont-ils aussi les poils qui blanchissent ? », « Pourquoi les hommes deviennent-ils chauves ? », « Pourquoi les femmes ne deviennent-elles pas chauves ? », « Pourquoi a-t-on les cheveux qui se dressent quand on a peur ? », etc. Parmi toutes ces questions, j’en ai retenu une, qui résume tout ce que je vous ai dit sur le lien entre barbe et menstruation :

Quare mulieres sunt ualde plane et formose respectu uirorum ?

Respondetur per Aristotelem secundo de generatione animalium quia in mulieribus tota humiditas est superfluitas corporum quae est materia pilorum cum materia menstruali omni mense expellitur, quae in uiris manet euaporabilis transiens in materia pilorum.

[…]

Item aliud signum est quia uidemus antiquas uetulas barbescere in senectute ut post quadragesimum uel 50 annum quia tunc in eis cessat menstrua.

Pourquoi les femmes sont-elles plutôt lisses et belles par rapport aux hommes ?

On répond d’après Aristote, au second livre de la génération des animaux que c’est parce que, chez les femmes, la superfluité du corps qui constitue la matière pileuse est totalement humide, comme la matière menstruelle est éjectée chaque mois, alors que chez les hommes, cela reste une matière qui s’évapore et qui se transforme en matière pileuse.

[…]

Un autre signe est que nous voyons chez les petites vieilles âgées que la barbe leur pousse dans la vieillesse, vers la quarantième ou la cinquantième année, parce qu’alors les menstrues cessent en elles.

Problemata varia anatomica : the University of Bologna, MS. 1165, L. R. Lind (éd.), Lawrence, University of Kansas Publications, 1968, p. 13-14 (traduction Nadia Pla).



Donc, oui, ces vieux hommes politiques mâles n’ont pas tout à fait tort de comparer leurs excrétions pileuses aux excrétions menstruelles des femmes. Les auteurs du Moyen Âge y songeaient aussi. Mais ces phénomènes intimes n’étaient alors pas mis sur la scène politique, pensez-vous. Eh bien, pas si sûr ! Olivier le Daim, le barbier du roi Louis XI, au XVe siècle, était aussi son principal conseiller, mêlant intimement rasage et politique. Et trois siècles plus tôt, Thomas Becket, archevêque de Canterbury assassiné dans sa cathédrale au XIIe s., devenu saint et dont la procédure de canonisation est un événement éminemment politique, compte parmi les miracles qu’il a accomplis de nombreux miracles gynécologiques, dont plusieurs concernent des problèmes de flux menstruel (voir : https://cheminsantiques.blogspot.com/2024/07/canonise-pour-un-miracle-menstruel.html)


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dimanche 8 septembre 2024

Voyage astral et vapeurs menstruelles

 

On a tous déjà lu ou entendu des témoignages évoquant des personnes qui seraient sorties de leur corps, que ce soit dans des cultures qui l’intègrent comme un élément normal, comme celles qui pratiquent le chamanisme, ou dans des contextes plus proches de nous, de la part de personnes qui se sont trouvées dans des situations extrêmes, coma ou choc psychologique. Ces expériences sont nommées « décorporation » ou « voyage astral ». Face à de tels témoignages, ma rationalité freine des quatre fers en me disant que évidemment ce n’est pas possible, et cependant je reste perplexe face à la bonne foi manifeste de certains de ces témoignages.

D’une manière générale, j’ai toujours été fascinée par les phénomènes surnaturels ou paranormaux, tout en ayant la rationalité chevillée au corps. Ce n’est pas facile de trouver des réponses, car la plupart des gens, soit croient que ces phénomènes existent de manière surnaturelle et ne peuvent bien sûr pas les expliquer rationnellement, soit les balaie d’un revers de main comme superstitions ou supercheries, mais ne donnent pas plus d’explications. C’est pourquoi je me régale depuis quelques années à écouter le podcast « Méta de choc » d’Elisabeth Feytit, consacré à la métacognition et dont l’objectif est de « se demander pourquoi on pense ce qu’on pense ». Dans des entretiens ou des émissions thématiques, elle analyse le fonctionnement du cerveau, de la psychologie, ou tel ou tel type de croyances. Les émissions sont souvent longues, s’étalant sur plusieurs épisodes, et elle y prend le temps de décortiquer minutieusement, en s’appuyant sur des ressources scientifiques, tous les tenants et aboutissants de la question traitée : https://metadechoc.fr.

J’ai donc été particulièrement intéressée par une de ses dernières séries, sortie en juillet 2024, et précisément consacré au voyage astral ou, pour le dire d’une manière plus neutre, à « l’expérience de sortie de corps ». En cinq épisodes de 30 mn chacun, elle explique de quoi il s’agit d’après les témoignages de ceux et celles qui l’ont vécue (1), elle présente les questionnements que cela a soulevé auprès des scientifiques (2), elle traite des cas particulier d’expérience de mort imminente (vous savez, quand on vous dit « J’ai vu toute ma vie défiler ») (3), elle livre les dernières découvertes scientifiques sur la localisation de la conscience (4), et elle évoque des expériences pratiquées de nos jours par des jeunes gens qui cherchent à fuir la réalité (5) : https://metadechoc.fr/podcast/chroniques-de-la-spiritualite-contemporaine-2/le-voyage-astral.

Je vous conseille bien sûr de tout écouter, mais c’est surtout l’épisode 4 qui m’a fascinée. On y apprend que l’affection ou l’activation d’une certaine zone du cerveau (le gyrus angulaire) provoque de manière quasi systématique ce genre de perceptions étranges, où l’on peut très facilement croire être en un point à l’extérieur de son corps, et cela peut affecter les sensations, comme la vue, le toucher, ou la perception de la douleur. Beaucoup de ces découvertes sont très récentes et, comme le dit Elisabeth Feytit, nul doute que notre connaissance sur le fonctionnement de la conscience va encore s’enrichir au cours des prochaines années.


Et maintenant, vous vous demandez peut-être pourquoi je vous parle de cela dans ce blog. Vous vous dites que vous ne voyez pas le rapport avec mes dadas habituels comme les dragons, les citations latines, ou la menstruation au Moyen Âge. Eh bien vous avez tort ! Il y a bien un rapport entre voyage astral et vision des menstrues au Moyen Âge ! Comment est-ce possible ? Je vous explique…


D’abord, il faut savoir qu’on ne savait pas dans l’Antiquité et au Moyen Âge que le sang menstruel était issu de la décomposition de l’endomètre, et qu’il ne s’écoulait donc que de l’utérus à la vulve, en passant par le vagin. On pensait donc (ce qui semblait finalement plus logique, en l’état des connaissances d’alors) qu’il circulait dans tout le corps. Toutefois, puisqu’il sortait régulièrement du corps et qu’il charriait diverses matières glaireuses lui donnant des couleurs et textures différentes, les médecins le considéraient (là aussi assez logiquement) comme une excrétion servant à évacuer des superfluités de la digestion, au même titre que l’urine ou les excréments. À partir de là, certains ont développé une théorie légèrement différente, selon laquelle des éléments toxiques étaient non pas transportés par le sang menstruel pour être évacués, mais constituaient la composition même du sang menstruel. Cette théorie, même si on en a des traces dans l’Antiquité, apparaît surtout au Moyen Âge à partir du XIIIe siècle. Elle est notamment développée dans le type d’ouvrage qui constitue le corpus de ma thèse et dont je vous ai déjà parlé, les ouvrages de type « Secrets des femmes » (cf. les différents articles dans la rubrique : https://cheminsantiques.blogspot.com/search/label/Secrets%20des%20femmes). Les auteurs de ces traités (le texte latin, ses commentaires, ses traductions en différentes langues) expliquent comment la circulation du sang menstruel dans tout le corps est à l’origine de divers dérèglements chez les femmes : montant en excès vers les seins, il risque de causer une suffocation, d’où épilepsie ou folie ; vers la tête, il cause des migraines ; vers les yeux, il les rend douloureux et larmoyants ; il peut aussi s’en échapper et blesser par le regard des êtres vulnérables comme des enfants au berceau ; ou au contraire il se retire de la tête, causant pâleur et froid (un commentateur explique même que c’est pour cela que les femmes se voilent les cheveux en période menstruelle, pour se réchauffer parce qu’elles ont froid, et pour ne pas montrer leur teint pâle qui n’est pas beau, ou encore, ajoute-t-il, pour éviter que les effluves empoisonnées du sang menstruel ne s’en échappent dangereusement pour l’entourage masculin). Tous ces phénomènes propres aux femmes menstruées sont exacerbés chez les femmes ménopausées. En effet, on pensait que le sang menstruel demeurait dans le corps des femmes ménopausées, où il était donc plus concentré et plus toxique. C’est ainsi que le regard nocif, par exemple, était plus attribué aux femmes ménopausées qu’aux femmes menstruées : cela s’explique aussi par la conjonction avec un autre motif très ancien, celui de la vieille sorcière donnant le mauvais œil. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est un excursus fourni par un seul auteur à ma connaissance, celui de l’un des commentaires latins. À propos de la suffocation de la matrice, il s’élance dans un exposé sur les visions hallucinatoires des vieilles femmes (concernant ces commentaires, je vous renvoie à mon article « Les transfusions dangereuses : secrets des femmes et commentaires fumeux », https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/02/les-transfusions-dangereuses-secrets.html, où j’évoquais d’ailleurs ce passage). Voici ce qu’il dit :


Note que les femmes qui sont dans cette souffrance [la suffocation de la matrice] gisent comme si elles étaient mortes. Et c’est pour cela que l’on dit que les vieilles femmes qui ont réchappé à cette maladie, ont subi cela du fait d’une extase, au cours de laquelle elles ont été enlevées à l’extérieur de leur corps vers le ciel ou l’enfer, comme le racontent ensuite celles qui ont expérimenté cela. Mais c’est ridicule. En effet, cela arrive de manière naturelle, même si elles-mêmes ne pensent pas ainsi, mais plutôt que c’est dû à un ravissement. La cause pour laquelle elles croient cela est la suivante : les vapeurs qui montent alors au cerveau, si elles sont très épaisses et nébuleuses, il leur semble qu’elles se trouvent en enfer et qu’elles y voient de noirs démons ; mais si ces vapeurs sont fines et claires, alors il leur semble qu’elles sont au ciel et qu’elles y voient Dieu et ses anges resplendissant de lumière.

Commentaire « B » du De secretis mulierum, début du XIVe siècle in : Tractatus Henrici de Saxonia, Alberti magni discipuli, de secretis mulierum, in Germania nunquam editus, Frankfurt (Francfort), Iohannes Bringerus, 1615. (exemplaire consulté : Paris, BNF, imprimé R10753), p. 2-411 (p. 242-243). Traduction du latin Nadia Pla.

Ce texte est remarquable à plusieurs point de vue. D’abord, c’est un témoignage très précis et explicite d’une expérience de sortie de corps assortie d’hallucinations visuelles. Les récits de visions extatiques ne manquent pas au Moyen Âge, mais elles sont toujours présentées comme des événements miraculeux étant effectivement survenus ; ici, c’est la seule fois à ma connaissance que cela est présenté par celui qui le rapporte comme un événement auquel il ne croit pas. Ensuite, malgré toutes les élucubrations énoncées par ailleurs par cet auteur et dont je vous énumérais certaines dans l’article « Les transfusions dangereuses… » rappelé ci-dessus, on doit bien lui reconnaître ici un effort singulier pour proposer une explication rationnelle. Et là, fait encore plus surprenant, son explication ne repose pas sur la psychologie, mais sur la physiologie. Or c’est précisément vers quoi s’oriente les toutes dernières découvertes scientifiques rapportées par Elisabeth Feytit dans son podcast : même si la psychologie peut contribuer à tout ce qui donne à une personne l’impression d’une sortie de corps, il semble bien que cela parte toujours d’un problème physiologique dans le cerveau au niveau du gyrus angulaire. La théorie de notre auteur du XIVe siècle n’était donc pas si idiote ! En revanche, passé cette idée de génie, la manière dont il met en scène le processus paraît plus naïve. On comprend en effet que les vapeurs de sang menstruel, au moment où elles arrivent devant les yeux de ces vieilles femmes, forment une sorte d’écran, de « filtre » (au sens où nous l’employons aujourd’hui pour modifier la couleur ou la luminosité générale d’une photographie) qui, selon sa densité et sa teinte, fera plutôt croire au Ciel ou à l’Enfer. Et pourtant, là aussi, il n’est peut-être pas si loin de la vérité. Dans l’épisode 3 de son podcast, à propos des expériences de mort imminente, Elisabeth Feytit expose aussi des découvertes récentes faites par les scientifiques qui expliquent de manière physiologique les impressions concordantes que racontent ceux qui ont subi ces expériences : un lieu sombre et obscur, parfois en forme de tunnel, au bout duquel se trouve une lumière éclatante. On y reconnaît notamment certains tableaux occidentaux représentant le Ciel et l’Enfer, comme ceux de Jérôme Bosch. Et j’y reconnais les visions de mes pauvres vieilles dames ménopausées moquées par notre auteur du XIVe siècle.

En revanche, là où il se trompe, c’est qu’il n’y a vraiment, mais vraiment, aucun rôle du sang menstruel dans les expériences de sortie de corps, ça, je vous le garantis ! … jusqu’à preuve du contraire, bien sûr.


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dimanche 14 juillet 2024

Canonisé pour un miracle menstruel !

 

Non, ce titre n’est pas exagéré. Oui, on pouvait au Moyen Âge être canonisé (c’est-à-dire officiellement désigné comme saint) pour avoir réglé les problèmes menstruels d’une ou plusieurs femmes. Entre autres.

Nous nous figurons aujourd’hui les miracles vécus par les sociétés médiévales qui y croyaient, comme des événements spectaculaires, un mort qui ressuscite, un ange qui débarque, un truc qui tombe du ciel, au milieu de l’ébahissement d’une foule en délire, avec comme conséquence une canonisation immédiate. Désolée de vous décevoir, les Chrétiens médiévaux étaient beaucoup plus procéduriers que cela. On n’était canonisé qu’au terme d’une longue et minutieuse enquête, avec de nombreux témoignages concordants, qui pouvaient durer des années ou des décennies, sans forcément aboutir au résultat souhaité. Et pour qu’un miracle soit homologué comme tel, il fallait s’assurer qu’aucun processus naturel ne pouvait l’expliquer rationnellement. La démarche avait finalement des points de rencontre avec ce qu’on appelle aujourd’hui la démarche scientifique. La différence concerne ce qu’au bout du compte on ne peut pas expliquer rationnellement : pour ces enquêteurs du Moyen Âge, cela signifiait qu’un miracle en était la cause ; pour nos chercheurs d’aujourd’hui, cela signifie simplement que nous, humains imparfaits qui ne possédons pas la connaissance absolue, ne pouvons pas (encore) l’expliquer rationnellement, mais que cette explication existe néanmoins. En revanche, la démarche elle-même, consistant à essayer d’expliquer rationnellement le plus de choses possibles, est la même. Voilà pour ce qui est de la validation d’un événement comme miracle.

Quant au contenu desdits miracles, vous pourriez bien être déçus également. Car ce qui est en jeu, le plus souvent, ce sont de menus problèmes de la vie quotidienne. La majorité des récits de miracles concerne des accidents domestiques, dont les victimes sont souvent des enfants (qui tombent dans un puits, ou d’une fenêtre, ou sont attaqués ou mordus par un animal, etc.), ou des problèmes de santé. Vous pourriez aussi cependant ne pas être déçus. Car ce que nous offrent les récits de miracles, c’est justement une plongée incroyable dans la vie quotidienne. Et ce n’est pas tout. Les personnes à qui il est arrivé un miracle répertorié dans ces enquêtes ne sont pas forcément des gens de la haute société, au contraire : ce sont souvent des paysans, des artisans, des gens simples ; d’autre part, on y trouve, comme je l’ai dit, beaucoup d’enfants, mais aussi de vieillards, et de femmes. Soit toutes les catégories éloignées du pouvoir et sur lesquelles on manque habituellement de sources historiques. Dernière chose intéressante. Comme ces enquêtes pour canonisation se devaient d’être le plus précises possibles, exactement comme une enquête de police de nos jours, les enquêteurs prenaient bien soin de noter le nom de la ou des personnes concernées par le miracle, la ville ou le lieu-dit où elle habitait, et le moment où s’était produit le miracle (il y a combien d’années, de mois…). Toutes ces indications sont bien sûr très précieuses pour l’historien·ne.

Parmi ces ennuis du quotidien dont les femmes sont victimes figurent les problèmes menstruels. Deux problèmes menstruels sont évoqués de manière récurrente dans les textes du Moyen Âge, parce qu’on cherche à les guérir par la médecine, la magie ou les miracles : ce sont la rétention de menstrues (on pensait que quand les menstrues ne coulaient pas hors du corps c’est qu’elles étaient retenues à l’intérieur) et le flux excessif de menstrues. Aujourd’hui aussi, une femme peut s’inquiéter quand elle n’a pas ses règles depuis plus longtemps que la période prévue, ou au contraire que la période où elle les a dépasse les quelques jours habituels. Mais cette inquiétude est sans commune mesure avec celle qui saisissait les femmes et les hommes (qui étaient attentifs à la santé de leurs compagnes, sœurs, filles, etc.) du Moyen Âge, car pour elles et eux, ces affections étaient le signe d’un grave dérèglement corporel qui pouvait entraîner des maladies mortelles.

Plusieurs saints comportent dans leur enquête pour canonisation des mentions de guérisons miraculeuses de problèmes gynécologiques et en particulier menstruels. Je ne vous en ferai pas un catalogue complet ici, d’autant moins que j’ai peu étudié ce type de sources de manière systématique, et que je pressens que plein de miracles menstruels m’ont échappé ! Je ne vous parlerai pas de Nicola da Tolentino qui, au début du XIVe siècle en Italie, a guéri dame Dunzella d’un flux de sang continu alors qu’il était encore vivant, mais au seuil de la mort, en encourageant la dame et son mari à prier Dieu (nous avons le témoignage du mari et de trois autres personnes dont le frère du mari, qui était médecin et propose un diagnostic précis). Je ne vous parlerai pas non plus de Pierre de Luxembourg, un jeune évêque, dont une relique post mortem (le petit bout du fil d’une frange de son linceul), enfilé dans la plaie plusieurs jours de suite, a guéri la jeune Marguerite qui souffrait d’un cancer du sein fatal (cancer dont une explication pouvait être un amas de sang menstruel mal évacué), aux dires de son père Jean de Tournemire, médecin réputé de la faculté de Montpellier et médecin attitré du pape alors à Avignon (on est à la fin du XIVe siècle). Je vous parlerai d’un saint plus ancien, et plus célèbre d’ailleurs. Il s’agit de Thomas Becket, archevêque de Canterbury en Angleterre, assassiné dans sa cathédrale en 1170. Cet événement incroyable a bouleversé les hommes et les femmes de cette époque et on en retrouve la représentation dans de nombreux manuscrits.

Dans les quatre années qui suivent sa mort, entre 1171 et 1175, deux enquêteurs, Guillaume de Canterbury et Benoît de Peterborough, sillonnent la région pour obtenir des témoignages de miracles. Vous pouvez en lire le compte-rendu (en latin) ici :


Robertson James Craigie, Materials for the history of Thomas Becket, archbishop of Canterbury (canonized by Pope Alexander III., A.D. 1173), London, Longman, 1875-85, 7 vol.

vol. 1, 1875, p. 137-546, Guillaume de Canterbury, https://archive.org/details/materialsforhist01robe/mode/2up

vol. 2, 1876, p. 1-281, Benoît de Peterborough, https://archive.org/details/materialsforhist02robe/mode/2up


Plusieurs miracles gynécologiques sont cités, dont six menstruels : ceux dont bénéficièrent Emma, Susanna de Whitby, la femme d’Herbert de Felton, la femme du clerc Réginald, Gunnilda de Luton, et Emelina. Les unes souffrent de rétention de menstrues, les autres d’un flux continu. Le moyen de guérison est varié : l’une a touché le vêtement du martyr exposé dans la cathédrale, une autre a bu une eau qui avait été en contact avec son corps, une autre encore l’a vu en songe racler sa crosse dans une coupe qu’il lui a donnée à boire, parfois une simple prière suffit ; Gunnilda, elle, dès son entrée dans la cathédrale, a senti une odeur délicieuse (sans doute cette « odeur de sainteté » devenue aujourd’hui une expression banale) et a aussitôt senti son flux s’arrêter enfin. L’histoire d’Emelina suit celle de Gunnilda ; elle souffre au contraire d’une rétention de menstrues. Les deux histoires sont racontées toutes deux par Benoît de Peterborough. Ce dernier se livre entre les deux à un excursus plutôt inattendu :

Avec la même facilité, le martyr a chassé une maladie contraire à la précédente ; et les miracles concernant ces deux maux contraires ne diffèrent pas beaucoup, puisque ces maladies ne sont pas éloignées par la gravité du danger. En effet, un flux de sang excessif et un flux absent font indifféremment payer aux femmes le salaire de la mort. Car, s’il est excessif il épuise jusqu’à la mort, et s’il est absent il engorge jusqu’à la mort. De même donc que les menstrues de la femme précédente avaient cessé de manière dangereuse, tout aussi dangereusement abondait le flux d’Emelina […](traduction Nadia Pla)

Je dis inattendu, car il n’était pas nécessaire, pour asseoir le mérite de Thomas Becket à la sainteté, d’expliquer ainsi ces deux affections en général et les souffrances qu’elles causent aux femmes. Je trouve qu’on a là un témoignage d’empathie envers les souffrances gynécologiques des femmes plutôt rare au sein des sources que j’ai répertoriées. Peut-être que cette implication de Benoît de Peterborough dans les souffrances menstruelles a été suscitée par des expériences vécues par des femmes de sa famille ou de son entourage proche, ou peut-être plus simplement a-t-il été touché des témoignages que lui et Guillaume de Canterbury ont recueillis. Voici la suite du texte, le témoignage concernant Emelina :

[…] Emelina, une femme qui prenait l’initiative des rapports avec son mari ; le flux était comme excessif, il était même continu. Elle invoqua le martyr, renonça aux séductions de son ancienne vie et, promettant qu’en tout elle serait plus appliquée à l’honnêteté, elle fit le vœu de se rendre au tombeau du saint, s’il pouvait la délivrer de son état infâme. Et presque aussitôt, après deux ou trois heures, son flux de sang s’arrêta. […] (traduction Nadia Pla)

Que signifie qu’elle prenait l’initiative des rapports avec son mari ? En latin, le texte dit exactement « mulier virum ultro rapiens », mot à mot « une femme prenant son mari de son initiative » ou « prenant son mari en excès » ou « prenant son mari au-delà [des bienséances] ». Notons que le verbe « rapere », que j’ai traduit ici par « prendre », signifie « violer » quand il a un homme pour sujet et une femme pour objet. Je ne pense pas toutefois qu’il s’agisse ici d’un viol conjugal perpétré par une femme envers son époux. Le mot « ultro », que j’ai eu tant de mal à traduire en français, évoque plutôt l’idée d’une limite dépassée. La dame prenait peut-être l’initiative de positions fort plaisantes pour elle, mais réprouvées parce qu’elles étaient contraires à la logique hiérarchique de l’homme au-dessus et parce que réputées moins efficaces pour concevoir un enfant. Je vous invite à ce sujet à consulter cet article d’ « Actuel Moyen Âge » : https://actuelmoyenage.wordpress.com/2021/09/16/quelles-contraceptions-au-moyen-age/. Mais quel rapport avec les menstrues ? Ce n’est pas facile de le savoir. J’écarte tout de suite l’hypothèse du flux menstruel continu qui aurait été envoyé comme punition divine de la conduite morale d’Emelina, car on n’a aucune source médiévale qui évoquerait de près ou de loin une idée semblable. Il est possible que la pratique sexuelle réprouvée ne se rapporte pas à une position, mais à un coït en période menstruelle : celui-ci, selon les époques et les auteurs du Moyen Âge a été considéré comme un risque de malformation pour l’enfant à naître ou comme un risque de contagion d’une maladie sexuellement transmissible comme (croyait-on) la lèpre ; cependant, aucune source ne mentionne un flux continu de menstrues parmi les risques de cette pratique. Une dernière hypothèse me semble peut-être préférable : au Moyen Âge, les menstrues ont parfois été confondues avec la semence féminine et avec les sécrétions vaginales liées au plaisir sexuel. Emelina pense donc peut-être que c’est sa trop grande jouissance sexuelle qui a provoqué ce flux de menstrues continu. Je ne suis toutefois pas convaincue par ma propre hypothèse, car les textes qui assimilent ces liquides datent plutôt de la fin du XIIIe siècle ; or cette histoire se déroule à la fin du XIe siècle. 

Pour finir avec Emelina, le récit qui la concerne précise qu’en même temps que sa propre guérison miraculeuse, est survenue la guérison de son cheval, qui souffrait d’une grave blessure à l’œil. On n’en saura pas plus sur Emelina, mais cette femme, qui possède son propre cheval, et qui prend les décisions au lit, est, je trouve, une belle figure de femme médiévale, et elle valait la peine d’être sortie de l’oubli.


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mardi 12 mars 2024

Comment séduire sa bien-aimée avec un manuel de gynéco

 

Les « Secrets des femmes », vous commencez à connaître ? Je vous en ai déjà parlé, car ils constituent le corpus de ma thèse sur la vision des menstrues au Moyen Âge. Il s’agit d’abord d’un ouvrage en latin écrit vers la fin du XIIIe siècle, sans doute par un clerc d’origine germanique. Ce texte a ensuite été traduit et adapté dans les deux siècles qui ont suivi dans de nombreuses langues dites « vernaculaires » (c’est-à-dire autre que latin : français, anglais, italien, castillan, allemand, néerlandais, tchèque, etc.). Je vous mets à la fin de cet article les liens vers quatre autres articles que j’ai écrits ces dernières années à propos des « Secrets des femmes ».

Mon corpus se limite – puisqu’il faut bien s’imposer des limites pour éviter qu’une thèse ne déborde – à la version latine initiale, deux commentaires latins et deux traductions françaises. Toutefois, je reste évidemment à l’affût d’autres versions, qui peuvent éclairer ma recherche, et aussi pour le plaisir, car je suis fascinée par ces « Secrets des femmes ». J’en rappelle brièvement le contenu et le contexte : le traité initial se présente comme un manuel de gynécologie, mais en réalité était vraisemblablement destiné à des hommes, et sans doute plus spécifiquement à des moines, pour leur montrer les aspects les plus effrayants du corps féminin et les en détourner. Le succès l’a sorti des monastères. Les commentaires notamment semblent avoir été rédigés à des fins d’éducation, peut-être dans des écoles locales. On sait aussi que des laïcs ont eu accès à certaines versions, car Christine de Pizan elle-même en parle en s’indignant du contenu misogyne de ce « traité plein de mensonges ». Les menstrues occupent une large part de ces traités, entre 15 et 30 % environ, d’après mes propres statistiques.


*


Récemment, je suis tombée sur une version en néerlandais, Der Vrouwen Heimelijcheit (qui signifie « Secrets des femmes »), dans un manuscrit conservé à la bibliothèque universitaire de Gand en Belgique : Gent, Universiteitsbibliotheek, ms 444. Le manuscrit date de 1405. Le texte peut être contemporain de cette copie sur manuscrit, ou plus vraisemblablement être plus ancien et dater du XIVe siècle. On peut consulter le manuscrit entièrement numérisé en ligne directement sur le site de l’Université de Gand : https://lib.ugent.be/catalog/rug01%3A000860804 ; ou sur le site Biblissima, qui est plus ergonomique : https://portail.biblissima.fr/fr/ark:/43093/mdata7c5ab275f46577bb202d14ff398d01668cb8e3de

Le texte et le manuscrit ont fait l’objet d’une étude et d’une édition :

LIE Orlanda S.H., KUIPER Willem (éd.)., SUMMERFIELD Thea (trad.), The Secrets of Women in Middle Dutch : A Bilingual Edition of Der Vrouwen Heimelijcheit in Ghent University Library Ms 444, Artesliteratuur in de Nederlanden, Hilversum, Uitgeverij Verloren, 2011.

C’est sur ce livre que je m’appuie pour cet article de blog, ainsi que pour les citations. Je précise que, ne maîtrisant pas le néerlandais ancien (pas plus que le moderne), je ne traduis pas directement le texte original, mais sa traduction anglaise proposée dans ce livre.


Qu’a donc de particulier cette version du « Secrets des femmes » ?

D’abord son auteur est un amateur de jeux de mots et d’écriture cryptée. Allez feuilleter le manuscrit sur l’un des deux sites que je vous indique ci-dessus. Vous allez constater que certains mots correspondant aux débuts de chapitres commencent par une grosse lettre rouge. Or, si vous notez toutes ces lettres rouges à la suite, vous obtenez :

MARGARETAGODEVARTSEWTUDIM

Autrement dit « MARGARETA GODEVARTSE WT UDIM » (Margareta Godevartse d’Udim). Le livre serait donc secrètement adressé à une dame dont le nom aurait ainsi été camouflé. Hmmmm…. Mais ce n’est pas tout ! Allez voir au folio 87, le dernier feuillet, non pas du manuscrit, mais du texte. Une étrange mention y apparaît, isolée par deux lignes ondulées, et barrée :

 


Explkckt sfcrftxm mxlkfrks

Le cryptage n’est pas bien compliqué à décoder. Chaque voyelle, sauf la première, a été remplacée par la consonne qui la suit immédiatement dans l’alphabet (je rappelle que dans l’alphabet latin, I et J sont la même lettre, de même que U et V, et que W n’existe pas). Le texte rétabli est donc « Explicit secretum mulieris ». C’est une formulation latine couramment utilisée dans les manuscrits du Moyen Âge, même pour un texte qui n’est pas en latin. Comme les manuscrits comportaient fréquemment, à la demande du commanditaire, plusieurs textes différents, le copiste inscrivait en général la formule « incipit... » (« ici commence... ») suivie du titre du texte en latin, avant le début du texte, puis « explicit... » (« ici se termine... ») suivi de ce même titre, après la fin du texte. « Secretum mulieris » signifie bien « Secret de la femme ». On peut s’étonner du singulier pour le mot « secret » alors que les nombreux titres de traités ainsi intitulés entre le XIIIe et le XVe siècle le mettent toujours au pluriel ; je ne pense pas que cela porte beaucoup à conséquence. Orlanda Lie, l’autrice de l’introduction du livre indiqué ci-dessus rapporte une interprétation numérologique faite par d’autres érudits qui propose d’y voir un fait exprès pour que le nombre de voyelles remplacées soit de 2 dans le premier mot, 3 dans le deuxième et 4 dans le troisième, nombres qui additionnés donnent 9, soit le nombre de mois d’une grossesse humaine, et multipliés donnent 24, soit le nombre de lettres dans l’acrostiche « Margareta Godevartse wt Udim » ; or si on additionne ce nombre de 24 à 4 petites fleurs dessinées dans la marge à différents endroits du texte, on obtient 28, soit le nombre de jours d’un mois lunaire – ou d’un cycle menstruel. Mouais… Je ne suis pas très convaincue par cette interprétation… On peut si facilement faire dire ce qu’on veut aux nombres.

Mais ce n’est pas tout. Si vous avez feuilleté le manuscrit, vous avez pu constater que le texte est en vers (alors que l’original latin était en prose). Rien d’étonnant en soi. Les médiévaux mettaient volontiers en vers toutes sortes de textes pour pouvoir simplement les mémoriser plus facilement. Des textes médicaux étaient notamment souvent mis en vers (on en a un exemple célèbre avec le Regimen Sanitatis ou Flos Medicinae Scholae Salerni, un manuel de médecine produit sans doute dans le cadre de l’école de médecine de Salerne au XIIe siècle). Sauf qu’ici… le texte bascule parfois dans un tout autre type de discours, où les vers ne sont plus là pour guider la mémoire d’un apprenti médecin, mais pour exprimer des épanchements lyriques ! En effet, le texte qui correspond assez fidèlement à la version latine du De secretis mulierum (Secrets des femmes) est régulièrement entrelardé de passages de quelques vers où l’auteur exprime sa flamme à sa bien-aimée ! Mais alors…, sa bien-aimée…, c’est cette mystérieuse Margareta Godevartse ? Oui, évidemment, mais la question est de savoir si on a affaire à une véritable déclaration d’amour cryptée pour protéger l’anonymat de la bien-aimée dans le cadre d’une relation amoureuse interdite, ou si tout cela est une pure fiction destinée simplement à accrocher les lectrices ou plus probablement les lecteurs en quête de détails égrillards. Orlanda Lie présente dans son introduction ces deux hypothèses qui ont été faites par différents érudits. Elle montre que la deuxième est plus probable, notamment en la comparant à une autre version du « Secrets des femmes », française, où l’auteur s’adresse aussi (mais uniquement dans le prologue) à une bien-aimée probablement fictive. J’avais d’ailleurs parlé de cette version et de sa dédicataire réelle ou fictive dans un article précédent (cf. à la fin de cet article, le lien vers l’article de septembre 2022, « Un livre sur les femmes, interdit aux femmes, dédié à une femme »).

Il y a une autre raison qui fait pencher vers l’hypothèse de la fiction. Comment imaginer une seconde qu’un homme essaie de séduire une femme en lui dédiant un manuel de gynécologie ? Et surtout en intégrant ses déclarations d’amour pile avant ou après des considérations médicales bien peu glamour ! Quelques exemples ? Allons-y ! Je vous donne quatre exemples (parmi de très nombreux passages) où le choc entre la partie « manuel de gynéco » et la partie « poème d’amour lyrique » m’a semblé particulièrement savoureux.


Une petite comparaison sur la copulation, entre femme et autres femelles animales :

Aucun animal ne copule après la conception

Excepté la femme, comme nous l’avons appris,

Et la jument, et c’est la vérité

(v. 204-206)


Et immédiatement après :

Ayez pitié, chère noble dame,

Je ne puis demeurer en paix

Si je ne peux contempler votre adorable face.

Dommage que je puisse si rarement être avec vous !

(v. 207-210)


L’enchaînement d'une phrase qui signifie en gros « Toutes des chaudasses qui copulent comme des juments et pire que tous les autres animaux » à une déclaration délicate et éthérée, est particulièrement osé, choquant, et bien sûr extrêmement comique ! Et je ne veux pas croire que ce comique serait involontaire. On savait rire en 1405 pas moins qu’en 2024 ! Imaginez ce texte en bande dessinée : le personnage masculin aurait une bulle de pensée avec le discours gynécologique et parfois misogyne, et une bulle de parole avec la déclaration lyrique... On comprend en tout cas très clairement que ce qui empêche le narrateur de « demeurer en paix », ce n’est pas tant de ne pas pouvoir contempler l’ « adorable face » de sa bien-aimée, que de ne pas pouvoir copuler avec elle en tout temps !


Un peu plus loin, parlant des pertes vaginales transparentes, mais désagréablement humides :

Nous avons lu que cela leur cause beaucoup de désagrément,

Parce qu’elles doivent aller et venir tout le temps

En ayant une sensation d’humidité entre leurs jambes

(v. 224-226)


Et immédiatement après :

Est-ce que cela devient trop long pour ma dame ?

Je souhaiterais, de ces contraintes

Me rendre libre avec force,

Et je souhaiterais parler un petit peu d’elle

Que j’aime plus que tout au monde.

Elle est la meilleure femme que je connaisse,

Elle est toujours dans mon esprit,

Depuis la fin jusqu’au début.

(v. 227-234)


La déclaration sur la sensation humide entre les jambes est une innovation de l’auteur néerlandais. Elle ne figure pas dans le texte latin original. Et je n’ai pas trouvé d’affirmation semblable dans aucun autre texte du Moyen Âge. De nombreux textes évoquent les douleurs liées aux règles (au ventre, aux lombaires, à la tête) ou la fatigue, mais aucun n’évoque la sensation désagréable d’humidité.

Là encore, l’association de ce passage avec le suivant prête à une interprétation sexuelle qu’aucun des deux n’aurait sinon. Les auteurs du Moyen Âge confondaient généralement les pertes vaginales ponctuelles, ou leucorrhées, avec les sécrétions vaginales produite lors du plaisir sexuel (la plupart interprétaient ces liquides comme des menstrues « blanchies », et certains en faisaient une semence féminine, qui doit se mêler au sperme masculin pour concevoir un enfant). Donc, il n’est pas difficile de comprendre à quoi pensait l’auteur et à quoi il voulait faire penser les lecteurs en parlant de cette substance humide entre les jambes des femmes, juste avant d’embrayer sur la femme qu’il aime le plus au monde et dont il voudrait nous parler.


À un autre endroit :

Comme est-il possible qu’elle se retienne

Et qu’elle n’offre pas de réconfort à mon cœur

Quand tout ce à quoi je pense, c’est ma chère dame.

Ma dévotion deviendra manifeste,

Dévotion que je lui déclare maintenant en secret.

(v. 1522-1526)


L’auteur semble continuer sur le même ton au vers suivant :

Mon cher amour, je te dirai…

Mais non, désappointement !


Mon cher amour, je te dirai

Quelque chose de plus à propos de la menstruation.

(v. 1527-1528)


J’imagine bien la dame : Oh oui, mon chéri ! Parle-moi encore de menstruation !

Mais que va-t-il lui dire à propos de la menstruation ? C’est le fameux passage (repris de l’original latin) où il est question des vieilles femmes menstruées ou ménopausées qui infectent les petits enfants par leur regard toxique. Le narrateur veut-il implicitement prévenir sa bien-aimée qu’un jour elle aussi sera une de ces petites vieilles au regard toxique ? Faut-il y voir une variation sur le motif cher à Ronsard et à d’autres « Quand vous serez bien vieille... » ?


Enfin, il aborde le thème des philtres amoureux à base de sang menstruel (sur le sujet, je vous invite à consulter mes articles dont vous trouverez les liens à la fin de cet article) :

Nous avons aussi lu que, qui que ce soit qui le désire,

Peut très bien jeter un sort à un homme

Avec du sang menstruel,

Si bien que l’homme suivrait la femme.

Mais je ne veux pas écrire sur de tels sujets

(v. 1597-1600)


et il enchaîne :

Elle, que j’aime plus que toutes les femmes,

Elle ne s’inquiète pas que je souffre

Cette peine en secret à cause d’elle.

Et pourtant, elle sait très bien

Que mon cœur l’aime tendrement

Et que je souffre un lourd tourment

Parce qu’elle n’y prête nulle attention

(v. 1601-1608)


Là encore, le passage de l’un à l’autre n’est pas du tout anodin. Juste après avoir affirmé qu’une femme peut susciter par un moyen magique le désir d’un homme, qui la suivra partout, il raconte que lui-même éprouve un désir irrationnel pour une femme qui ne semble pas le partager, mais qui semble tout maîtriser. C’est une façon à peine voilée de dire que lui-même est victime d’une femme qui lui a fait boire un philtre !


Comment a-t-on pu croire que ce texte serait une véritable déclaration d’amour !

Messieurs, je ne vous conseille pas d’essayer de séduire une femme en lui disant « Y a que les juments qui copulent autant que toi », « T’as une petite tache mouillée sur la culotte », « Toi, quand tu seras vieille, tu pourras blesser des enfants quand tu auras tes règles », ou « Je sais bien ce que t’as mis dans mon café pour que j’aie autant envie de toi ! »

Par contre, le texte a un vrai ressort comique qui tient d’une part au contraste entre le ton du discours médical et le ton du discours lyrique, et d’autre part aux nombreux sous-entendus sexuels qui surgissent du contact entre ces deux discours.

Je pense aussi que les « codages » du texte ont une fonction plus comique que cryptique. Le « Explkckt sfcrftxm mxlkfrks » est parfaitement lisible, barré d’un trait qui ne le cache absolument pas, codé avec le code le plus basique qui soit (la lettre qui suit immédiatement dans l’alphabet), et enfin ne portant que sur les voyelles, ce qui ne fait pas obstacle à la lisibilité : sans même avoir besoin de recourir au code, le lecteur latinophone reconnaît immédiatement les mots (je rappelle que certaines langues, comme l’arabe ou l’hébreu, peuvent s’écrire avec uniquement des consonnes, au lecteur de rétablir les voyelles en lisant ; nous faisons parfois de même en français de nos jours quand nous écrivons certains mots en abrégé). Quant à la fameuse Margareta Godevartse wt Udim, dont je suis persuadée qu’elle est inventée de toutes pièces (je précise d’ailleurs qu’il n’existe aucun toponyme « Udim » en Belgique ni ailleurs dans le monde de nos jours en tout cas), je penche volontiers pour y voir une blague à base d’un jeu de mots ou d’une allusion entendue : de nos jours aussi, quand un humoriste, quand l’auteur d’un film ou d’un livre comique, invente le nom d’un personnage, il ne le fait jamais au hasard, et le nom lui-même est un ressort comique. Hélas, ce qu’il y avait de drôle dans « Margareta Godevartse wt Udim » était compréhensible seulement pour quelques lecteurs belges néerlandophones de 1405 ou d’avant, d’un certain milieu social voire d’un certain cercle de personnes se connaissant. Je vous laisse y rêver. Et attention à ce que vous direz dans votre prochaine déclaration d’amour !


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À propos des « Secrets des femmes » :


À propos de boire du sang menstruel comme philtre d’amour :


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