Le
25 septembre dernier, la réplique de Léonore Porchet, une
parlementaire suisse, a fait
sensation.
À
un collègue masculin, Paolo
Pamini,
qui lui demandait « Est-ce
que vous croyez qu’il y a aussi une précarité du rasage pour les
hommes ? », elle
a répondu : « Je suis ravie qu’on me pose cette
question, parce que moi, j’ai mes règles aujourd’hui, cher
collègue ! Si je ne portais pas de protection menstruelle, je
peux vous dire que les conséquences ici seraient bien différentes
que pour vous, si vous ne vous rasez pas. La différence entre nos
deux situations, c’est que je devrais me préoccuper de ne pas
tacher le mobilier, de ne pas tacher mes habits. Je devrais aussi me
préoccuper que tous les messieurs de ce côté-là de l’hémicycle,
qui ont rigolé parce que je parle de ce sujet, ne rigolent pas de
moi. Alors que si vous ne vous rasez pas demain matin, je ne viendrai
pas rire de votre situation »
https://www.blick.ch/fr/suisse/la-precarite-menstruelle-comparable-au-rasage-des-mecs-la-verte-leonore-porchet-voit-rouge-a-berne-aujourdhui-jai-mes-regles-id20174675.html
Cette
anecdote en rappelle une autre, il y a neuf ans, en France. Alors que
l’Assemblée discutait d’une proposition de loi visant à réduire
la TVA sur les produits de protection menstruelle de 20 % à
5,5 %, comme un produit de première nécessité, Christian
Eckert, secrétaire d’État au budget, avait alors déclaré :
« Il
y a beaucoup de produits d’hygiène
qui concernent plutôt les hommes et dont le taux de TVA est à 20 %,
comme les mousses à raser spéciales hommes ».
https://www.linternaute.com/actualite/politique/1252743-taxe-sur-les-tampons-contre-mousse-a-raser-christian-eckert-scandalise-les-femmes-a-l-assemblee/
Je
ne reviens pas sur l’absurdité de ces comparaisons, de la part
d’hommes qui n’ont pas vraiment réfléchi à ce qu’ils
disaient. La réponse de Léonore Porchet est suffisamment éloquente.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est le choix qui a été
fait par ces deux hommes de comparer l’hygiène menstruelle au
rasage. Certes
il y a assez peu de situations corporelles strictement masculines
entraînant un surcoût, mais ils auraient pu invoquer le prix des
préservatifs ou du viagra (ce qui aurait été encore plus déplacé,
cela dit) ou celui de certains vêtements notamment de sport où les
tailles homme sont plus chères que les tailles femme parce que plus
larges. Alors, pourquoi spécialement la barbe ? Peut-être, me
direz-vous, parce qu’on ne peut empêcher la barbe de pousser, on
peut juste la couper, de même qu’on ne peut empêcher les
menstrues de couler, on peut juste les éponger ou les recueillir.
Peut-être. Mais peut-être aussi qu’inconsciemment ces hommes
véhiculent des croyances depuis longtemps ancrées dans notre
société. Et
évidemment, j’ai en tête le Moyen Âge. Je vous y emmène. Vous
me suivez ?
D’une
manière générale, dans les textes du Moyen Âge qui parlent du
corps, les poils sont vus comme une sorte d’équivalent des
menstrues. Tous deux sont des excrétions, mais les poils sont des
excrétions sèches (qui sèchent et durcissent vite en raison de la
chaleur et de la sécheresse du corps masculin), tandis que les
menstrues sont des excrétions humides (qui restent liquides en
raison de la froideur et de l’humidité du corps féminin). Les
auteurs du Moyen Âge s’inspirent en cela d’Aristote (auteur grec
antique) qui explique
dans
De
la génération des animaux
(V, 3)
que les poils sont issus de la peau, par un processus d’évaporation
et d’exhalaison de l’humidité. Dans les parties du corps où il
y a peu d’humidité, les poils se dessèchent et se durcissent
vite : il y en a peu et ils restent courts. Sur la tête des
humains, en revanche, la grande quantité d’humidité dans le
cerveau et la nature visqueuse de cette humidité provoquent la
production d’une grande quantité de cheveux : ceux-ci se
dessèchent moins vite que les autres poils, ne durcissent pas, et au
contraire s’allongent. Les
cheveux n’ont donc pas le même statut que les poils : ils
sont vus comme plus humides, sans doute parce que plus souples, plus
fins, et ondulant comme un liquide. Et ce, surtout quand ils sont
longs ; or, dans la société médiévale occidentale (comme
dans beaucoup d’autres), ce sont plus souvent les femmes qui
laissent pousser leurs
cheveux : cet élément culturel a pu être pris comme un
élément naturel par certains qui en font un attribut
physiologiquement féminin… Mais je m’égare dans la chevelure,
qui mériterait un long développement à elle seule : vous
verrez cela quand ma thèse sera achevée ! En attendant,
revenons à la barbe !
On l’a compris, depuis
Aristote, on explique la plus grande quantité de poils à certains
endroits du corps masculin par une excrétion parallèle à
l’excrétion menstruelle dans le corps féminin. C’est à partir
du XIIIe siècle que certains auteurs font explicitement le
parallélisme entre barbe et menstruation.
L’un des premiers à le faire,
c’est à rebours pour parler des cas exceptionnels de poils de
barbe chez certaines femmes. C’est ce qu’explique Albert le
Grand :
Amplius autem non oriuntur
mulieribus pili in loco barbae, nisi parum in quibusdam valde calidis
non multum menstruantibus
De plus, chez les femmes, les
poils ne poussent pas à l’emplacement de la barbe, si ce n’est
un petit peu chez certaines femmes plutôt chaudes et qui ne
menstruent pas beaucoup.
Albert
le Grand, De animalibus, lib.
III,
tr. 2,
cap. 1
(traduction
Nadia Pla)
Albert ne précise pas qui sont
ces femmes qui ne menstruent pas beaucoup, mais on est tenté d’y
inclure les femmes ménopausées. C’est un fait que plusieurs
d’entre nous, à la ménopause, avons quelques petits poils drus
qui poussent au menton. On le sait depuis toujours, et la littérature
enfantine est pleine de « vieilles tantes au menton qui
pique ». On sait maintenant que cela s’explique par un
changement de proportion entre les hormones mâles et les hormones
femelles. En l’absence de connaissance du système hormonal,
l’explication par les tempéraments était très cohérente :
moins de menstrues, donc moins d’humidité, donc plus de
sécheresse, donc plus de poils.
Un autre texte du XIIIe siècle,
l’encyclopédie en ancien français Placides et Timeo, met
directement en parallèle l’apparition des premiers poils de barbe
et l’apparition des premières menstrues, au moment de la puberté
(définie comme l’âge d’avoir des relations sexuelles) :
Et tout aussi comme femme
n’a celui marristre par droite nature, devant ce que elle vient en
aage de souffrir homme, aussi li homs n’a barbe, devant ce qu’il
vient en aage de habiter a femme.
Et
de même que la femme n’a pas de menstrue par une règle naturelle,
avant qu’elle ne soit en âge de souffrir un homme, de même
l’homme n’a pas de barbe, avant qu’il soit en âge de coucher
avec une femme.
Placides
et Timéo ou Li secrés as philosophes,
Claude
Alexandre Thomasset (éd.), Genève/Paris, Droz, 1980,
p. 138-139 (traduction
Nadia Pla)
C’est un autre texte
encyclopédique du début du XIVe siècle, les Problemata
varia anatomica,
qui fournit l’exposé le plus clair de la question. Il
s’agit d’une
sorte de manuel sur le corps humain, sans doute destiné à des
étudiants, qui fonctionne par questions
et réponses. Il comporte environ 400 questions. Les 23 premières
sont consacrées à des sujets en lien avec la pilosité, en faisant
une sorte de « traité du poil », avec des questions
aussi variées que « Pourquoi les cheveux sont-ils sur la
tête ? », « Pourquoi les animaux ont-ils plus de
poils sur la peau que les humains ? », « Pourquoi
certaines personnes ont-elles
les cheveux frisés et d’autres lisses ? », « Pourquoi
les femmes n’ont-elles des poils qu’au niveau du pubis ? »,
« Pourquoi les poils de barbe sont-ils plus durs que les
autres ? », « Pourquoi les humains, contrairement à
la plupart des autres animaux, ont-ils les cheveux qui blanchissent
en vieillissant ? », « Pourquoi les loups ont-ils
aussi les poils qui blanchissent ? », « Pourquoi les
hommes deviennent-ils chauves ? », « Pourquoi les
femmes ne
deviennent-elles
pas chauves ? », « Pourquoi
a-t-on les cheveux qui se dressent quand on a peur ? »,
etc. Parmi toutes ces questions, j’en ai retenu une, qui résume
tout ce que je vous ai dit sur le lien entre barbe et menstruation :
Quare
mulieres sunt ualde plane et formose respectu uirorum ?
Respondetur
per Aristotelem secundo de generatione animalium quia in mulieribus
tota humiditas est superfluitas corporum quae est materia pilorum cum
materia menstruali omni mense expellitur, quae in uiris manet
euaporabilis transiens in materia pilorum.
[…]
Item
aliud signum est quia uidemus antiquas uetulas barbescere in
senectute ut post quadragesimum uel 50 annum quia tunc in eis cessat
menstrua.
Pourquoi
les femmes sont-elles plutôt lisses et belles par rapport aux
hommes ?
On répond
d’après Aristote, au second livre de la génération des animaux
que c’est parce que, chez les femmes, la superfluité du corps qui
constitue la matière pileuse est totalement humide, comme la matière
menstruelle est éjectée chaque mois, alors que chez les hommes,
cela reste une matière qui s’évapore et qui se transforme en
matière pileuse.
[…]
Un autre
signe est que nous voyons chez les petites vieilles âgées que la
barbe leur pousse dans la vieillesse, vers la quarantième ou la
cinquantième année, parce qu’alors les menstrues cessent en
elles.
Donc, oui, ces vieux hommes
politiques mâles n’ont pas tout à fait tort de comparer leurs
excrétions pileuses aux excrétions menstruelles des femmes. Les
auteurs du Moyen Âge y songeaient aussi. Mais ces phénomènes
intimes n’étaient alors pas mis sur la scène politique,
pensez-vous. Eh bien, pas si sûr ! Olivier le Daim, le barbier
du roi Louis XI, au XVe siècle, était aussi son principal
conseiller, mêlant intimement rasage et politique. Et trois siècles
plus tôt, Thomas Becket, archevêque de Canterbury assassiné dans
sa cathédrale au XIIe s., devenu saint et dont la procédure de
canonisation est un événement éminemment politique, compte parmi
les miracles qu’il a accomplis de nombreux miracles gynécologiques,
dont plusieurs concernent des problèmes de flux menstruel (voir : https://cheminsantiques.blogspot.com/2024/07/canonise-pour-un-miracle-menstruel.html)
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