Je
vous parle aujourd'hui d'un tableau qui est pour moi le plus
bouleversant que je connaisse. Ma première rencontre avec ce tableau
frôle le surnaturel : alors que j'étais âgée d'une vingtaine
d'années (et que j'allais régulièrement passer quelques heures par
semaine au Musée du Louvre), je me suis réveillée un matin en
ayant encore dans le regard le visage triste d'une jeune fille sur un
tableau. Quelques jours plus tard, je suis allée au Louvre exprès
pour retrouver ce visage vu en rêve, et mes pas m'ont menée
directement face à ceci :
Il
s'agit d'un tableau peint par Lucas Cranach l'Ancien, peintre
allemand de la première moitié du XVIe siècle. À l'époque, le
cartel indiquait encore « Portrait présumé de Magdalena
Luther, fille du réformateur Martin Luther », mais les raisons
qui portaient à douter de son identification ont été écartées
depuis, comme l'explique très bien Elisabeth Foucart-Walter, la
conservatrice du Louvre chargée de la peinture allemande, dans un
article que l'on peut lire en ligne ici :
http://protestantsdanslaville.org/spiritualite-et-image/im49.htm.
Tout le monde s'accorde donc maintenant à y reconnaître Magdalena
Luther.
Martin
Luther et son épouse Katharina von Bora ont eu plusieurs enfants :
Hans, Elisabeth, Magdalena, Martin, Paul et Margarethe. Elisabeth est
morte à l'âge de un an. Magdalena est morte à treize ou quatorze
ans (en 1542, alors qu'elle était née en 1529). Cette mort a été
« médiatisée » (bien que le terme soit anachronique)
par les étudiants de Luther qui prenaient des notes sur tous les
faits, gestes et paroles de leur maître. On sait qu'il a énormément
souffert de la mort de sa fille, qu'il chérissait particulièrement,
ce qui le rend d'ailleurs très humain, quelle que soit l'opinion que
l'on puisse avoir par ailleurs sur ce réformateur.
Sur
le tableau, elle semble plus jeune, sans doute une dizaine d'années.
On ne sait pas si Cranach l'a exécuté de son vivant, ou bien post
mortem, d'après son souvenir ou des croquis conservés, voire
d'après son cadavre. Cela serait intéressant, évidemment, pour
savoir si le peintre avait conscience de représenter une enfant qui
allait mourir quelques années plus tard à peine. Je dis cela parce
que quand je regarde ce tableau, je vois la mort, je la vois dans ce
lourd manteau noir, dans sa peau trop pâle, dans ses cheveux trop
fins, dans l'austère bandeau noir qui lui serre la tête, et surtout
dans son regard : un regard triste, triste, triste, mais pas
résigné, pas pathétique, le regard d'une enfant qui sait qu'elle
va mourir et qui l'attend avec détermination.
On
sait des petites choses sur Magdalena, grâce aux notes des étudiants
de Luther, qui donnent d'elle l'image d'une fillette douce et calme,
contrairement à son frère Hans, dont les bêtises désespéraient
ses parents ; timide aussi, comme le montre une charmante
anecdote racontant qu'elle avait refusé de chanter un cantique de
son père devant des invités : sa mère s'est fâchée et l'a
grondée, mais son père a pris sa défense avec bienveillance.
Enfin,
on sait aussi, en comparant tout simplement certaines dates sur un
arbre généalogique de la famille Luther, que Magdalena est née
neuf mois après la mort de sa sœur Elisabeth. Elle a donc été
conçue le jour-même, sans doute, de la mort de sa sœur : on
comprend la pulsion de vie des parents face à la douleur de la mort
de leur enfant. À partir de ces faits réels, on peut laisser libre
cours à son imagination et glisser dans la rêverie surnaturelle :
pulsion de mort, pulsion de vie, l'âme d'une petite fille qui s'en
va à l'instant même où une autre petite fille commence son
existence, et lui prend son âme, peut-être, mais une âme maladive,
marquée par la mort. De fait, Magdalena a toujours eu la santé
fragile, et rétrospectivement il est facile de se dire qu'elle était
destinée à mourir jeune.
Mais
revenons au tableau, encore et toujours. Car ce qui fascine le plus
dans ce tableau, ce n'est pas que la mort annoncée et la tristesse,
sinon on s'en écarterait vite avec dégoût ou angoisse. C'est une
tension entre la mort et la vie. J'ai évoqué déjà son
impressionnant regard déterminé. Regardez aussi sa petite bouche
ronde et rose, c'est une bouche gourmande et vivante. Regardez ses
cheveux : trop clairs et trop clairsemés sur le haut du crâne,
ils s'épanouissent ensuite en ruisseaux plein de vitalité et
prennent une couleur dorée et chaude bien loin de toute morbidité.
Voici
comme je les décris dans mon roman La Perle rouge, dans lequel ce
tableau trouve naturellement sa place : « Ses
longs cheveux clairs, qui coulaient en cascade jusqu’au bas de son
corps, brillaient dans l’obscurité, mêlant des reflets d’or et
d’argent : le peintre les avait peints un par un, faisant de
chaque cheveu un unique bijou précieux, dont on pouvait suivre le
tracé élégant et énergique d’un bout à l’autre du tableau. »
*
Pour
suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles
et en découvrir d'anciens, c'est ici
: https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/
Les
nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter :
https://twitter.com/CheminsAntiques
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire