vendredi 11 février 2022

Les transfusions dangereuses : secrets des femmes et commentaires fumeux


Comme mes lecteurs les plus fidèles le savent, je travaille actuellement sur une thèse sur les menstrues au Moyen Âge, ou – pour être plus exacte – sur la vision des menstrues au Moyen Âge. En effet, si on sait assez peu de choses sur la manière dont les femmes géraient au quotidien cette affection, on a en revanche une quantité énorme de sources sur la manière dont ce phénomène était perçu, des observations médicales bienveillantes pour en réguler le flux ou en atténuer les douleurs aux considérations physico-théologiques sur l’impureté, la conception humaine, ou la formation de Jésus dans l’utérus maternel, en passant par les affirmations les plus fantaisistes sur les pouvoirs venimeux du sang menstruel ou du regard d’une femme menstruée.


Une grande partie de ces affirmations fantaisistes se retrouve dans des textes appartenant au genre « secrets des femmes », dont j’ai fait le point de départ de ma thèse. Il s’agit d’abord d’un ouvrage en latin écrit vers la fin du XIIIe siècle, sans doute par un clerc d’origine germanique. Ce texte a ensuite été traduit et adapté dans les deux siècles qui ont suivi dans de nombreuses langues dites « vernaculaires » (c’est-à-dire autre que latin : français, anglais, italien, castillan, allemand, néerlandais, tchèque, etc.). D’autre part, les éditions en latin ont été de plus en plus publiées avec un commentaire (en latin aussi). Nous avons différentes versions de ces commentaires qui sont souvent plus longs que le texte lui-même et constituent donc en eux-mêmes de nouvelles variantes du genre « secrets des femmes ». Ces commentaires sont encore inédits en édition moderne. On en trouve toutefois des éditions imprimées des XVIe et XVIIe siècle ; et la chercheuse Helen Rodnite Lemay a publié en 1992 un ouvrage intitulé Women's secrets. A translation of pseudo-Albertus Magnus' De secretis mulierum with commentaries, qui propose une traduction anglaise du De secretis mulierum ainsi qu’une traduction anglaise de deux de ces commentaires (qu’elle appelle sobrement « commentaire A » et « commentaire B »). On se sait pas de quand datent ces commentaires, sans doute XIVe ou XVe siècle.


Or, si le De secretis mulierum est déjà un concentré de toutes les affirmations fantaisistes sur le corps féminin en général et sur les menstrues en particulier qui ont eu cours de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge, ces deux commentaires sont parfois si extravagants que j’ai parfois dû plusieurs fois relire une phrase pour m’assurer que j’avais bien lu ou aller rechercher la version latine dans une édition du XVIIe siècle numérisée sur internet pour m’assurer qu’Helen Rodnite Lemay n’avait pas fait une traduction elle-même fantaisiste !

C’est donc un petit florilège de ces deux textes que j’ai choisi de vous proposer aujourd’hui. Comme toujours dans les articles de ce blog, il ne s’agira pas d’une analyse problématisée, mais d’une promenade au gré de mes envies et d’une cueillette de ce qui m’a le plus fait rire… J’indiquerai simplement entre parenthèses si le passage que je cite ou que je paraphrase est issu du « commentaire A » ou du « commentaire B » de l’édition de d’Helen Rodnite Lemay.


*


- (A) Attention aux bains mixtes ! Si un homme a éjaculé dans un bain et qu’une femme s’y baigne juste après, elle risque de tomber enceinte ! Cette croyance n’est en soi pas si absurde (et je n’ai d’ailleurs pas les connaissances scientifiques pour démontrer que c’est impossible, même s’il me semble que ça l’est) et elle apparaît dans d’autres textes du Moyen Âge. Notre auteur dramatise toutefois un peu la scène en expliquant que la vulve attire puissamment le sperme. On imagine bien la dame se baignant avec entre les jambes une sorte de super aspirateur drainant les moindres particules de sperme flottant dans l’eau !


- (A) Juste après, continuant sur sa lancée, l’auteur nous apprend également que si un chat éjacule sur de la sauge et que quelqu’un mange de cette sauge, cette personne se retrouvera avec des chatons dans le ventre, et qu’il faudra vomir pour les expulser ! Curieusement, le texte latin emploie le mot « vir » (« homme ») : le cas envisagé serait donc celui d’un homme tombant enceint de chatons après avoir dégusté sa tisane de sauge ! Tant qu’à faire dans le fantasque, autant aller jusqu’au bout !


- (A) Dans la série « grands questionnements philosophiques », l’auteur se demande pourquoi, puisque les menstrues suivent les mouvements de la lune (j’en profite, vu qu’il y a encore des gens qui le croient aujourd’hui, pour vous rappeler que c’est faux), ce n’est pas le cas aussi de l’urine, des excréments et de la sueur. Ben oui, c’est vrai, quoi, on pourrait faire pipi, caca, ou transpirer une fois par mois ! Je ne sais pas si ce serait plus pratique… Bref, la réponse, vous vous en seriez peut-être douté, c’est que ces résidus sont en trop grande quantité pour attendre un mois de s’en débarrasser !


- (A) Malgré les pertes menstruelles, des humeurs menstruelles s’accumulent dans le corps de la femme, parfois assez épaisses. Oui, c’est vrai, il n’y a pas que du sang liquide, mais aussi de la matière plus solide, un peu visqueuse. Mais nous savons aujourd’hui que cette matière ne va que de notre utérus à notre vulve et ne se balade pas dans tout le corps. C’est ce que croyaient certains au Moyen Âge, d’où d’ailleurs la croyance (développée depuis Aristote) que l’humeur menstruelle se déplace jusqu’aux yeux, d’où elle s’échappe en vapeur, du fait de leur porosité et humidité, traverse l’air, et peut infecter ce sur quoi tombe le regard d’une femme menstruée (au choix : un miroir qui sera taché, ou un petit enfant au berceau qui peut être tué sur le coup). Cette croyance est un des motifs phare du De secretis mulierum et de ses commentaires ; mais notre commentateur A développe également une autre théorie. Partant de cette idée d’épaisseur et de viscosité de l’humeur menstruelle, il nous explique que cela obstrue et affaiblit le cerveau. Donc… c’est pour cela que les femmes sont moins aptes aux apprentissages ! CQFD. Merci, je me demandais aussi, pourquoi nous sommes moins intelligentes que les hommes !


- (A) Vous vous êtes sûrement demandés pourquoi les menstrues sont rouges. Eh bien c’est très simple. C’est l’effet de la cuisson d’une matière terrestre humide. En fait, ça fonctionne comme les briques ! Les briques ne sont pas rouges avant d’être cuites, elles deviennent rouges sous l’effet de la chaleur. Cela explique pourquoi chez certaines femmes les menstrues restent brunâtres : c’est que ces femmes ont trop d’humidité dans leur corps pour que la cuisson agisse. Comme la terre qui reste brune si elle n’est pas cuite.


- Après avoir expliqué qu’une blessure par le fer est plus dangereuse si elle est faite lors du dernier quartier de lune, car alors l’humidité domine et la blessure cicatrisera moins bien, l’auteur du De secretis mulierum lui-même met en garde ses compagnons (visiblement la communauté monastique qui constituera son lectorat) contre les relations sexuelles avec une femme, évoquant le fait que certains hommes se sont retrouvés avec une large plaie au pénis causée par un fer placé par la femme dans son vagin. Ayant bien suscité notre curiosité, il s’exclame qu’il craint trop Dieu pour révéler ce type de secrets. Qu’est-ce donc que cette histoire mystérieuse ? L’un des commentateurs va évidemment tout nous expliquer…

- (B) Pour commencer, il établit un lien entre les phases de la lune et le cycle menstruel, même si ce n’est pas dit explicitement : il déconseille d’avoir des relations sexuelles avec une femme lors du dernier quartier, juste après avoir affirmé que les femmes peuvent dire tout de suite quelle est la phase de la lune d’après leur cycle menstruel ! (Les autres textes médiévaux qui associent les deux cycles établissent généralement une correspondance avec l’âge, les jeunes filles auraient plus souvent leurs menstrues pendant la lune croissante et les vieilles femmes pendant la lune décroissante). Mais surtout, il explicite cette histoire de fer glissé dans le vagin comme petite surprise pour le malheureux pénis qui va s’y introduire : il ne s’agit pas juste de faire une blessure pour blesser, c’est bien plus subtil et retors que cela, on n’est pas fille d’Eve pour rien ! Vous êtes prêts ? Si vous avez suivi les explications qui précèdent, vous en avez déduit que cette dangereuse relation sexuelle se passe avec une femme qui a ses règles. Eh bien, la blessure au pénis, c’est juste pour ouvrir une brèche vers les veines de l’homme et faire une transfusion sanguine ! Une transfusion de sang menstruel, donc, évidemment ! C’est-à-dire de cette substance dont on ne cesse dans ce texte et dans d’autres d’affirmer le caractère néfaste, toxique, de dire que c’est un poison, un venin, un porteur de lèpre ! Pauvre petit homme !

Bon, me direz-vous, et la pauvre petite femme, alors ? C’est bien beau de blesser l’homme en sa virilité par le fer et par le poison, mais comment s’en sort-elle, elle-même ? Oh, très bien, figurez-vous ! Notre auteur a réponse à tout. En ce qui concerne le poison, ce sera abordé à un autre endroit du texte, on l’explique par la mithridatisation (le mot n’est pas prononcé, mais c’est l’idée), c’est-à-dire le fait d’habituer son corps à une substance toxique en en absorbant d’abord de petites quantités et en augmentant peu à peu les doses : c’est ce qui se produit dans le corps de la femme avec le sang menstruel. Le lien est fait également avec l’histoire de la « pucelle venimeuse », très célèbre au Moyen Âge, ici évoquée vaguement, mais en général associée à Alexandre le Grand : on aurait élevé à dessein une jeune fille dès l’enfance en l’accoutumant petit à petit au poison jusqu’à ce que son corps soit entièrement venimeux, puis on l’aurait offerte à un roi, Alexandre ou autre, afin qu’elle le tue rien qu’en faisant l’amour avec lui ! Et le fer ? Parce que moi, même si j’étais méchante au point de vouloir blesser un homme à son pénis, je ne serais pas très partante pour m’enfiler un fer dans le vagin… Mais non, pas de souci, d’après notre auteur ! Bon, d’abord, il faut savoir que le vagin est beaucoup moins poreux que le pénis. En gros, la peau du pénis, c’est une petite pellicule toute fine prête à saigner, tandis que la peau du vagin, c’est du bon cuir bien serré ! Ça ne vous rassure toujours pas ? Alors c’est le moment de sortir le remède miracle : l’huile de rose !!! Euh… Oui, l’huile de rose. Bon, je veux bien admettre que l’huile de rose ait des vertus cicatrisantes, mais de là à penser qu’elle peut éviter une blessure au fer ou la guérir instantanément, je suis sceptique !

Ah oui, et j’oubliais ! Si certaines lectrices sont enthousiasmées à l’idée d’expérimenter cette transfusion, et ont préparé leur lame et leur petit flacon d’huile de rose, ce n’est pas à faire n’importe quand ! Évidemment, on l’a dit, il faut que ce soit quand vous avez vos règles ET au moment du dernier quartier de la Lune. Mais si vous voulez mettre toutes les chances de votre côté, faites-le quand la Lune (en son dernier quartier, donc) sera dans le Scorpion, et qu’il y aura une conjonction de la Lune et de Vénus : alors, la blessure sera incurable.


- L’auteur du De secretis mulierum affirme que si on enterre en hiver des cheveux de femme menstruée sous un fumier, il en naîtra au printemps ou en été un serpent ! Ce qui me sidère dans cette affirmation, ce n’est pas tant l’absurdité de la croyance (qui, cependant, s’explique assez bien, car, cheveux de femme menstruée ou pas, il y a de fortes chances que l’on trouve sortant d’un fumier au printemps toutes sortes de vers, qu’avec un peu d’exagération on transformera en serpent) ; c’est l’absurdité de l’expérience. Qui va avoir l’idée d’enterrer sous un fumier des cheveux de femme menstruée ??? Et si encore c’était pour obtenir quelque chose d’intéressant (un bon engrais, par exemple), mais là qui aurait intérêt à faire naître de son fumier un gros serpent ???

- (B) Histoire que ce soit encore plus absurde, le commentateur précise que pour que ça marche il faut que la Lune soit dans le Scorpion ou le Bélier, ou que Vénus soit dans la Vierge. Donc, vous imaginez le type qui fait soigneusement ses calculs astrologiques pour trouver le jour idéal avec la bonne conjonction ; et n’oubliez pas que l’opération doit avoir lieu en hiver ; ce jour-là, il doit trouver une femme qui a ses règles, qui veut bien lui dire, qui veut bien lui donner quelques cheveux ; il prend sa pelle, il sort dans son jardin gelé, et il va creuser sous le fumier pour y mettre ses quatre cheveux s’ils ne se sont pas envolés entre temps ; au printemps, il se plante devant son fumier toute la journée pendant des jours pour ne pas rater l’éclosion ; et un beau jour, youhou, y a un serpent qui sort et il est content ! J’ai du mal à croire à la situation !!! Bon, on peut aussi imaginer que c’est une femme qui fait cette expérience : en ce cas, cela poserait moins de problème pour avoir des cheveux sous la main au moment où elle a ses règles, et ça pourrait expliquer la motivation, une femme peut toujours avoir l’utilité d’un serpent (c’est une association fréquente, soit en association avec Eve, soit en lien avec le poison, sans parler des femmes serpents comme Mélusine ou les Vouivres) ; mais dans tous les textes du Moyen Âge et de la Renaissance, l’astrologie apparaît comme une pratique masculine ; d’autre part les textes, que ce soit celui du De secretis mulierum ou du commentaire, parlent de « prendre les cheveux d’une femme menstruée » comme une expérience proposée à un lecteur homme (d’autres indices identifient d’ailleurs les destinataires de ces textes comme des hommes).


- (A) À propos du motif du sang menstruel dont la vapeur toxique s’échappe par le regard, on l’expliquait par le fait que les yeux sont une partie du corps particulièrement poreuse et aqueuse. L’auteur du commentaire A prétend démontrer ce dernier point par le fait que si on presse un peu l’œil, il en sort des larmes. Et il approfondit sa réflexion. En effet, qui pleure le plus ? Les femmes, bien évidemment ! Et là encore, tout s’explique par l’excès d’humidité qu’elles ont dans le corps du fait de leurs humeurs menstruelles !


- L’auteur du De secretis mulierum explique que le regard d’une femme menstruée, laissant échapper toutes les humeurs toxiques qui circulent dans son corps, risque facilement de tuer un petit enfant au berceau (et à plus forte raison celui d’une femme ménopausée, car en ce cas, les humeurs toxiques s’accumulent sans être évacuées et sont donc particulièrement concentrées). Mais cela était dit déjà par d’autres auteurs avant lui (Thomas d’Aquin) et sera repris ensuite : je me suis donc presque habituée à cette affirmation à force de la lire. En revanche, je ne m’attendais pas au nouveau type de victime du regard d’une femme menstruée évoqué dans le commentaire A…

- (A) D’après son auteur, l’œil d’une voyante a un jour forcé un chameau à se jeter dans un fossé où il a fait une chute mortelle ! Vous me direz qu’on parle d’une voyante, et non d’une femme menstruée. Certes, mais deux phrases plus loin, on explique que le pauvre chameau fuyait les humeurs venimeuses de cette femme. Cette anecdote m’a particulièrement touchée, car, si vous avez lu mon blog les premières années, vous savez que le chameau fut jadis mon animal préféré. Cela a donc été une bonne surprise d’en recroiser un ici, dans une situation improbable et ridicule, comme ces bêtes-là savent toujours s’y mettre dans les textes !


- (B) On parle du phénomène de suffocation de la matrice : on pensait que la matrice, c’est-à-dire l’utérus, pouvait se déplacer dans le corps de la femme, provoquant syncope, évanouissement, crise d’ « hystérie » (étymologiquement liée à l’ « utérus ») ou d’épilepsie. Ce phénomène n’existe tout simplement pas, on le sait aujourd’hui ; on a pourtant cru le reconnaître, sous diverses formes, de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle. Pour y remédier, diverses techniques sympathiques étaient employées. Hippocrate (Antiquité grecque) proposait par exemple de faire respirer des odeurs nauséabondes à la femme pour que son utérus, s’il s’était déplacé vers le haut du corps, s’en éloigne avec dégoût et reprenne sa place ; ou au contraire de placer la femme assise sur une chaise percée au-dessus de fumigations de plantes odorantes destinée à pénétrer son vagin pour attirer l’utérus vers le bas. Notre auteur du commentaire B poursuit cette tradition en beauté en proposant d’attacher fermement la femme par ses cuisses, puis d’approcher de son nez une substance ayant une forte odeur, au choix : du fumier, de la fumée de cheveux humains brûlés, la semelle d’une bête brute.

Ce même auteur fait un constat qui nous intéresse beaucoup pour l’histoire des mentalités. Il se moque de certaines femmes, plutôt des vieilles femmes, qui, après avoir recouvré leurs esprits, commentant a posteriori un épisode de syncope, prétendent ridiculement qu’elles avaient été plongées en extase et transportées aux Cieux. Et voilà que notre auteur, qui jusque là s’est autorisé les pires élucubrations fantasmatiques, se gausse soudain de la crédulité de ces femmes et se pique de ce qu’on appellerait aujourd’hui un scepticisme rationnel. Il nous livre une explication complètement physiologique des transports mystiques de ces dames. Non seulement cette extase a été provoquée par une suffocation de la matrice (dont j’ai oublié de vous dire, mais vous l’aurez deviné, qu’elle est toujours en lien avec un trop plein de menstrues), mais le type d’extase dépend de la texture des vapeurs menstruelles qui leur sont montées au cerveau : si elles sont épaisses et lourdes, les femmes se croiront transportées en enfer et elles croiront y voir de noirs démons ; si elles sont légères, elles se croiront transportées aux Cieux et croiront voir briller Dieu et ses anges. Là aussi, il y a quelques remèdes radicaux pour faire revenir à la raison la femme tombée dans cette fausse extase : la nettoyer avec un tissu de lin propre (plutôt agréable, comme remède, mais pas évident de comprendre la cause ; peut-être faut-il sous-entendre un bain auparavant, peut-être un lavage destiné à nettoyer le sang menstruel ou la transpiration générée par toute cette agitation), la chatouiller sous les bras ou lui frotter les pieds de sel. Beaucoup plus désagréables, les deux dernières solutions : c’est le genre d’action qui provoque en général un rire nerveux, je reconnais que cela puisse être efficace pour « faire revenir sur terre » une personne qui s’est abîmée dans une extase plus ou moins psychosomatique.


*


Alors, avez-vous survécu à la tisane à la sauge et au sperme de chat, au cerveau engourdi par vos humeurs menstruelles, à la cuisson des briques, au fer dans votre vagin ou sur votre pénis, aux observations astrologiques, au serpent sortant du fumier, au regard tueur de chameaux, aux odeurs de patte d’animal et de cheveux calcinés, aux visions infernales, aux chatouilles sous les bras et au sel sous les pieds ?


Je termine par une précision importante, car je ne voudrais pas que vous citiez des passages de mon blog en ricanant des hommes du Moyen Âge ou en vous indignant de leur crédulité, de leur bêtise et de leur misogynie : ce texte n’EST PAS représentatif de la pensée des hommes du Moyen Âge. Il est vrai que beaucoup de pensées fantaisistes sur le corps des femmes et sur les menstrues ont largement circulé et ont été relayées d’un texte à l’autre pendant des siècles, comme la toxicité du regard d’une femme menstruée ou le risque d’attraper la lèpre en ayant une relation sexuelle avec une femme menstruée. Mais la plupart des autres idées extravagantes évoquées ici ne sont imputables qu’aux deux auteurs anonymes des commentaires sur le De secretis mulierum. Ce texte lui-même a eu un énorme succès si l’on en juge par la quantité de manuscrits où il a été copié, puis d’imprimés où il a été édité, par les nombreuses langues vers lesquelles il a été traduit ou adapté, et par les textes ultérieurs qui s’en sont inspirés. Mais les deux commentaires dont je vous ai parlé aujourd’hui n’ont pas eu la même postérité. La majorité de leurs affirmations étaient bien dans l’air du temps et reprenaient des idées qui circulaient ; mais les passages que j’ai choisis sont parmi les plus extravagants et les idées qui y sont développées n’apparaissent généralement pas dans d’autres textes.

Et bien sûr, on ne peut s’appuyer que sur les sources écrites. On ne saura pas ce qu’en pensaient les hommes du Moyen Âge qui n’ont pas pris la plume. Ni les femmes.


On sait juste que Christine de Pizan, au début du XVe siècle, a accusé le Secrets des Dames (une des versions françaises) d’être un « traittié tout de mensonges ».

 

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vendredi 28 janvier 2022

Quand le latin se démerde

 

Tout part d’une phrase en latin, à propos de laquelle j’avais fait naguère une publication sur Facebook, que je reprends pour le début de cet article.

« Fiat domine cor meum demerdatum », « Seigneur, que mon cœur soit démerdé ». Cette phrase a été écrite par Raimond Guilhem, juge chancelier de Raimond VI, comte de Toulouse, dans une charte de 1202. Cette charte est lisible en latin à cette page : https://deeds.library.utoronto.ca/charters/02184405

Je n’ai pas entrepris de traduire intégralement la charte. Il s’agit d’un accord entre l’abbé Hugues de Cluny, et le comte Raymond de Toulouse (si j’ai bien compris, la concession du monastère Saint-Sernin de Toulouse à l’ordre de Cluny). Chacun des deux est à tour de rôle énonciateur du texte de la charte, en accompagnant son nom de « ego » (« moi »), puis c’est le tour de deux témoins qui écrivent une formule toute faite (« presens interfui et suscripsi ») signifiant à peu près « j’étais présent et j’ai signé ci-dessous ». Sauf que l’un de ces deux témoins, Raymond Guilhem, ajoute juste après cette formule convenue notre fameuse phrase.

S’agissait-il d’une sorte de serment dont la vulgarité n’excluait pas la solennité (un peu comme le « J’le jure sur la tête de ma mère ! » d’aujourd’hui), ou d’un écart saugrenu inspiré par la conclusion d’une affaire compliquée à traiter, je n’en ai pas la moindre idée… Pas plus que je ne sais de quand date l’apparition dans la langue latine du verbe « se demerdare » : il n’apparaît pas dans le « Glossarium mediæ et infimæ latinitatis » de Du Cange (1883-1887), la référence en matière de latin médiéval – et ne parlons pas du Gaffiot ! Vous aurez en revanche sans doute reconnu le « fiat », « que… soit », que l’on retrouve dans la fameuse formule « Fiat lux », dans la version latine de la Genèse, prétendument prononcé de la bouche de Dieu lui-même, invoqué sous le nom de « Seigneur » par Raymond Guilhem.

Après avoir allumé l’interrupteur du monde, Dieu se retrouve donc chargé de tirer la chasse dans le cœur trop gros de notre ami Raymond…


Si « se demerdare » ne figure pas dans les dictionnaires, on trouve en revanche « merda » dans le Gaffiot, à quoi s’ajoute dans le Du Cange « merdare » et « merdarius ». Le Corpus corporum (banque de textes latins antiques, médiévaux et modernes, en ligne : http://www.mlat.uzh.ch/MLS/) propose 116 occurrences de mots commençant par « merd- ». D’abord émoustillée, j’ai vite été lassée de toute cette merde (les textes sont très variés, le mot peut être employé aussi bien au sens propre qu’au sens figuré). Je n’ai retenu qu’une petite épigramme du poète italien Girolamo Balbi (1450-1535), ridiculisant un de ses concurrents, un « mauvais poète ». Je ne peux pas dire que j’apprécie ce poème tout de même assez vulgaire, mais il est… impressionnant ! Et il méritait pour cela d’être tiré de l’oubli.


Merdosis scribis quid carmina digna cloacis ?

Carmina merdosis saepe referta notis.

Merdosi mores, merdosa Thalia, poeta

Merdosus, merdas Calliopea sapit.

Vix tria verba refers, merdas, culosque natesque,

Carminibus culus, mentula, merda sonant.

I, pede merdaleas, turpis scarabee, cavernas,

Si tibi merdaleo nil nisi merda placet.

Pourquoi écris-tu des poèmes dignes de cloaques merdeux ?

Tes poèmes sont souvent rapportés par des merdeux notoires.

Mœurs merdeuses, Thalie merdeuse, poète

Merdeux, Calliopée goûte des merdes.

A peine rapportes-tu trois mots que ce sont des merdes, et des culs, et des fesses,

Dans tes poèmes, un cul, une bite, une merde résonnent.

Va avec ton pied, honte du scarabée, dans les merdeuses cavernes,

Si tu n’aimes, merdeux, que la merde.


Toute cette merde ne nous empêchera pas d’apprécier la référence à Thalie et à Calliopée, respectivement la muse de la comédie et celle de la poésie épique. Apprécions également, d’ailleurs juste entre Thalie et Calliopée, le très bel enjambement qui met en valeur l’oxymore « poeta merdosus », « poète merdeux » !


Le texte (épigramme n°102) est lisible à cette page

https://www.mlat.uzh.ch/index.php?app=browser&text=19791:1

 

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samedi 22 janvier 2022

De la hyène à la sorcière : portrait de la petite vieille

 

Je m’intéresse en ce moment à l’émergence historique de la figure de la vieille sorcière. En effet, l’association entre femme, pouvoir magique, et volonté de nuire, apparaît dans de nombreuses civilisations et est assez ancienne dans le monde occidental. La sorcière est présente dans la culture gréco-romaine : Circé, Médée, dans la mythologie grecque ; les sorcières d’Horace, ou celles d’Apulée dans la littérature latine. Mais on ne parle pas de vieille femme. Or aujourd’hui, quand vous pensez sorcières, vous pensez « vieille sorcière ». C’est une association qui s’est construite en Europe médiévale petit à petit entre la fin du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle. La figure est alors à son point culminant et est décrite comme un personnage réel et dangereux dans un célèbre manuel rédigé par des inquisiteurs, le Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières) de Sprenger et Institoris (1486) ; ce point d’aboutissement devient alors un point de départ, celui d’une vague de procès qui va durer de cette fin du XVe siècle jusqu’au début du XVIIIe siècle, causant l’arrestation et la mort de milliers de femmes, surtout de vieilles femmes, pour des motifs fictifs.

Mais revenons en arrière, à la construction de cette figure. À la fin du XIIIe siècle, un faisceau d’associations se met à converger, combinant féminité, vieillesse, apparence repoussante physiquement, pouvoir magique, volonté de nuire, toxicité menstruelle, poison, regard pouvant blesser physiquement ou tuer, attaque des bébés, possession par un démon. Aucun texte n’associe vraiment la totalité de ces motifs, mais de plus en plus nombreux en combinent plusieurs, si bien que les autres apparaissent souvent sous-entendus, et que se dessine petit à petit cette figure de la vieille sorcière à l’apparence repoussante qui manie le poison et jette des sorts aux bébés en les regardant fixement.

Vous aurez remarqué que, parmi les motifs, j’ai cité la toxicité menstruelle, et c’est naturellement ce qui m’a conduit à m’intéresser à la construction de cette figure. En gros, certains auteurs affirment que les vieilles femmes encore menstruées accumulent dans leur corps des humeurs toxiques en période menstruelle et que ces humeurs toxiques s'échappent par le regard ; et c'est encore pire pour les vieilles femmes ménopausées, chez qui ces humeurs toxiques ne peuvent pas être évacuées par voie naturelle et s'accumulent dans le corps, leur toxicité augmentant lorsqu'elles s'échappent enfin par le regard. Cependant, le texte dont je vais vous parler aujourd’hui ne parle pas de cet aspect.

 

Il s’agit d’un texte d’un auteur allemand, Konrad von Megenberg. Vers 1350, il écrit en latin un ouvrage intitulé Yconomica, c’est-à-dire Economique, au sens grec de gestion de sa maison. Edition de référence : Konrad von Megenberg, Yconomica, Sabine Krüger (éd.), Stuttgart, Anton Hiersemann, 1973 [visible en ligne : https://www.dmgh.de/mgh_staatsschriften_3_1/index.htm#page/(VII)/mode/1up].

De nombreux chapitres du début concerne les femmes : la manière dont un époux doit se comporter avec son épouse, la manière dont doit se comporter une épouse honorable. D’autre chapitres traiteront des enfants, des domestiques, etc. Le chapitre 17 du premier livre s’intitule « Une femme ne doit pas laisser entrer les petites vieilles suspectes » !

Tout un programme !

Et déjà, vous pensez à ça :


Photogramme du film Blanche Neige et les Sept nains, des studios Walt Disney, 1937.

Et vous avez bien raison. Elle rôde entre toutes les lignes de ce texte, vous allez le voir.

Mais commençons par le commencement. Konrad écrit dans une langue latine assez difficile (comparé à d’autres textes de latin médiéval que j’arrive à traduire presque au fil de la lecture), avec une syntaxe complexe et un vocabulaire ampoulé. J’avais donc bien repéré dans ce texte des éléments prometteurs qui m’ont donné envie de le traduire, mais je n’ai pu progresser que lentement, avec dictionnaire sous la main. Or, quand j’ai commencé par la première phrase, je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé de chapitre. Konrad démarre en effet par une description botanique de la fleur de la vigne ! Une description tellement minutieuse que j’ai dû aller sur internet chercher des photos de la fleur en question pour comprendre le texte ! Oui, ignare urbaine que je suis (et même si dans mon centre urbain il y a encore trois pieds de vigne en hommage au « petit vin blanc » que l’on y chantait autrefois), je ne savais pas à quoi ressemblait une fleur de vigne.

Alors, tenez, cadeau d’une photo :

 


Et cadeau de la description de Konrad : 

(Les traductions en français sont © Nadia Pla)

Flores vitis sunt citrini quasdam parvulas habentes emissiones linearum globulos habencium; et primo sunt in siliquis, que inferius aperiuntur et cadunt sicut in papavere.

Les fleurs de la vigne sont des fleurs jaunes qui ont de petites extensions de tiges au bout desquelles il y a des petites boules ; elles sont d’abord dans des cosses, qui s’ouvrent plus bas et tombent, comme pour le pavot.

Alors, quel rapport avec le titre du chapitre ? J’ai fini par le comprendre. Les fleurs de la vigne dégagent une odeur qui repousse les animaux venimeux et ceux qui pourraient les brouter. Et c’est exactement ainsi qu’agit la femme honnête repoussant et empêchant d’entrer une bête venimeuse et broutante à la fois : la petite vieille !

Non non, je n’exagère pas !

Eya respice, qualiter mulier in quolibet flore moralis honestatis pluribus lineis bonarum condicionum refulget, scilicet quando oportet. Tales virtutum redolencie animalia venenosa procul a vinea domestica exterminant, et a singularibus feris depascentibus eam expurgant. Est etenim quedam fera pessima plurimas vites depascens muliebrium honestatum, quam et socii nostri copulatricem appellant.

Hélas, regarde à quel point une femme, sur n’importe quelle fleur de mœurs honnêtes, resplendit par les nombreuses tiges des bonnes conditions, c’est-à-dire quand cela convient. De tels parfums de vertus rejettent les animaux venimeux loin de la vigne domestique et la préservent des quelques bêtes qui pourraient la brouter. Il y a en effet une certaine bête très mauvaise qui broute de nombreuses vignes des femmes honnêtes et que nos compagnons appellent copulatrice.

Vous suivez la métaphore filée ? (que j’ai eu un peu de mal à traduire, d’ailleurs, je ne suis pas parfaitement sûre de ma traduction). Mais en gros, Mesdames les femmes vertueuses, vos mœurs sont des fleurs qui resplendissent en tiges, d’où s’exhale l’odeur de vos vertus, qui font fuir les bêtes malfaisantes, celles qui viennent brouter votre honnêteté. À ce stade, j’avoue m’être demandé ce que Konrad avait lui-même brouté – ou fumé – pour nous embarquer dans une métaphore si alambiquée. Mais ce n’était que le début… Car voici qu’entre en scène celle qu’il a d’abord appelée « copulatrix » et qui se révèle être une « vetula » (« petite vieille »).

Ista siquidem plerumque est anus maledicta vetularum, curvata spina serpiens, rugata pelle terrens et edentulis labiis prophetans atque sylogizans, feda corpore, sed fedior mente.

Celle-ci est vraiment le plus souvent une femme âgée maudite, parmi les petites vieilles, serpentant avec son épine dorsale tordue, effrayant avec sa peau ridée, prophétisant et syllogisant avec ses lèvres édentées, hideuse de corps, mais plus hideuse d’esprit.

La petite vieille dans toute sa splendeur ! Une « langue venimeuse » s’y ajoute quelques lignes plus loin, et la prochaine métaphore filée introduira une dent unique. Alors, vous la voyez, là, la sorcière de Blanche-Neige ? Le portrait est complet ! Enfin, pour être honnête, il manque la verrue sur le nez : Konrad me déçoit beaucoup d’avoir oublié ce détail que les dessinateurs des studios Disney n’ont pas raté. Je vous parlais d’une prochaine métaphore filée. Celle-là m’a longtemps résisté, car Konrad y compare la petite vieille à un ou une « corocrates ». Or, impossible de trouver ce mot dans aucun dictionnaire, y compris de latin médiéval. Konrad signalait cependant que c’est une bête issue d’un croisement entre un chien et une louve. Après enquête minutieuse, j’ai fini par élucider de quelle bête il s’agit… Alors, on va rester dans les films des studios Disney. Et finalement, il y a pire que la sorcière de Blanche-Neige…

 

Photogramme du film Le Roi lion, des studios Walt Disney, 1994.

Eh oui, c’est de la hyène tachetée qu’il s’agit !

Legitur in naturalibus, quod corocrates quedam bestia est, que ex cane et lupa concipitur et voces hominum imitatur. Numquam oculos claudit, in ore eius gingiva nulla, dens unus et perpetuus, qui eciam dens, ut numquam retundatur, naturaliter capsularum more clauditur.

Huic denti tanta virtus est, ut mox omnia comminuat, que ferit.

On dit dans le De Naturalibus que la corocrate est une certaine bête qui est conçue d’un chien et d’une louve et qui imite la voix humaine. Elle ne ferme jamais les yeux, dans sa gueule il n’y a pas de gencive, mais une dent unique et perpétuelle qui, plus qu’une dent, comme elle n’est jamais émoussée, se ferme naturellement à la manière des coffrets. La puissance de cette dent est telle qu’elle met aussitôt en pièces tout ce qu’elle frappe.

Vous auriez tort de croire que Konrad veut dire que la petite vieille n’a pas voix humaine, qu’elle ne ferme jamais les yeux, qu’elle n’a pas de gencive ou qu’elle a une dent unique, même si c’est ce que vous avez l’impression de comprendre. Non non, là on parle de la hyène, mais pour la petite vieille, tous ces éléments sont mé-ta-pho-riques, voyons ! Konrad explique ensuite bien, en effet, que les voix du chien et de la louve symbolisent l’avidité digne d’un chien et la méchanceté digne d’une louve que possède notre petite vieille, les yeux jamais fermés symbolisent sa méchanceté endurcie qui se tourne vers les pires fourberies, l’absence de gencive symbolise l’absence de repère stable de vérité, la dent unique jamais émoussée symbolise les soupçons qui n’entament pas notre vieille, et la puissance broyeuse de cette dent symbolise le broyage moral que subira la femme respectable qui ne fermerait pas bien ses verrous face à « cette bête venimeuse ». « Ista venenosa bestia », l’expression est finalement lâchée à la fermeture du chapitre sans que Konrad ne prétende plus en faire une métaphore morale. Ça y est, la petite vieille EST une bête venimeuse. La métamorphose est accomplie.

 

Oui, mais, me direz-vous, pas la moindre allusion à la sorcellerie, là-dedans ! En effet. Mais les lecteurs y pensaient. Vous me direz qu’il ne faut pas juger des pensées des hommes et des femmes du XIVe siècle avec notre vision du XXIe siècle, et qu’eux n’avaient pas vu les films de Walt Disney au cinéma. Exact. Cependant, de nombreux textes contemporains ou antérieurs parlent de vieilles sorcières ou de vieille femmes maléfiques, toxiques, ensorceleuses, empoisonneuses, avec certains des traits que l’on retrouve dans le texte de Konrad. Je suis donc persuadée qu’ils pensaient à une sorcière et qu’un texte comme celui-ci n’a fait qu’affiner dans l’imaginaire collectif la figure fantasmée de la vieille sorcière. Vous en voulez un exemple ?

Tenez. Un siècle plus tôt, vers 1250, l’inquisiteur français Etienne de Bourbon rapporte qu’en Petite Bretagne, en Armorique, une jeune mère, après avoir perdu ses deux premiers enfants en bas âge, a surpris une vieille voisine s’introduisant chez elle de nuit, à cheval sur un loup, pour venir sucer le sang de son troisième bébé. Elle l’a frappée à la joue avec un fer brûlant qu’elle tenait au chaud dans sa marmite, ce qui a permis de reconnaître la coupable le lendemain matin. L’évêque local ayant été convoqué, il a constaté la présence d’un démon dans le corps de la vieille femme. 

Édition de référence : Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d'Etienne de Bourbon, dominicain du 13e siècle, Albert Lecoy de la Marche (éd.), Paris, Henri Loones, 1877, p. 319-321 (exemplum n°364) [visible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206395z/f371.item]

 

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samedi 8 janvier 2022

Le langage des mains : comment les Romains ont acquis leurs lois


Je lisais récemment une sorte d’encyclopédie écrite en français à la fin du XIIIe siècle. Intitulée Placides et Timeo, d’auteur anonyme, elle met en scène un jeune prince, Placides, et son maître, le philosophe Timeo. L’œuvre est sous forme dialoguée et elle contient tout le savoir encyclopédique que le philosophe juge utile pour un futur dirigeant. Ce texte m’intéressait, car il contient de nombreux passages sur les maladies des femmes, la conception et les menstrues. C’est notamment dans cet ouvrage que l’on trouve le mieux détaillée une théorie évoquée par d’autres auteurs selon laquelle les menstrues, servant chez les femmes humaines à l’expurgation de toutes les impuretés du corps, ont comme équivalents les poils chez les hommes, les cornes et le cuir chez les animaux.

Mais c’est un tout autre passage dont je veux vous parler aujourd’hui, qui a attiré mon attention alors que je feuilletais nonchalamment l’ensemble du livre.

L’auteur raconte une curieuse anecdote sur la première rencontre entre Grecs et Romains, toute teintée de christianisme, et qui ne figure évidemment chez aucun auteur classique, ni grec ni romain. L’anecdote figure toutefois dans un texte latin, mais guère plus ancien que celui du Placides et Timeo, puisqu’il date également du XIIIe s : il s’agit d’une glose du code Justinien (code de lois mis en forme par l’empereur Justinien en 529, et qui va être utilisé tout au long du Moyen Âge et au-delà) par un juriste italien, Accurse.


Voici l’histoire. Les Romains ont demandé aux Grecs de leur donner des lois. Les Grecs veulent d’abord s’assurer que les Romains sont dignes de les recevoir et décident donc de les mettre à l’épreuve. Un vieux sage grec et un jeune idiot romain s’affrontent en une compétition silencieuse.

Le vieux Grec dresse un doigt. Le jeune Romain en montre deux. Le Grec trois. Le Romain son poing. Le Grec est alors convaincu et d’accord pour donner les lois aux Romains.

Or, chacun avait compris quelque chose de bien différent. Pour le Grec, un doigt signifiait Dieu ; pour le Romain, cela signifiait « Je vais te crever un œil ! ». Deux doigts, c’est-à-dire le Père et le Fils pour l’un ; « Je vais te crever les deux yeux » pour l’autre. Trois doigts pour la Trinité ; le fou a compris que c’était une gifle. Le poing pour le pouvoir et l’unicité de Dieu ; un coup de poing dans les dents pour le fou !


Le cliché des Grecs intelligents et philosophes contre les Romains mal dégrossis et un peu « brutes » est donc encore là en plein Moyen Âge. Notons d’ailleurs que les Romains eux-mêmes ont entretenu ce cliché, valorisant leur mode de vie simple et rude. Je pense à l’histoire de Curius Dentatus, un consul qui était en train de cuire lui-même ses raves dans d’humbles plats en terre cuite quand des ambassadeurs samnites sont venus le corrompre en lui proposant de l’or. « Malo rapas in fictilibus meis esse et aurum habentibus imperare », leur aurait-il répondu (« Je préfère manger des raves dans mes plats en terre, et commander à ceux qui ont de l'or. » ; l’anecdote est racontée par Aurelius Victor, Des hommes illustres de la ville de Rome, chapitre 33). Jusque dans la rhétorique, ils prétendaient préférer un style simple et dépouillé au style précieux des Grecs.

Ce qui est curieux, ici, c’est que les Grecs sont érigés en prosélytes de la doctrine chrétienne, ce qu’ils ne pouvaient évidemment pas être, en tout cas à l’époque où est censé se dérouler l’histoire, au moment où les Romains ont fixé la fameuse « Loi des XII tables », c’est-à-dire autour du VIe ou Ve s. av. JC.

Autre point intéressant, la morale de cette histoire n’est pas claire. Les deux auteurs qui la rapportent vivant dans l’Europe chrétienne du XIIIe siècle, il semblerait évident que c’est la théorie du vieux Grec qu’ils cherchent à valoriser. Toutefois ils admettent que toute la loi romaine et même la loi encore en usage en Europe à leur époque (qui repose, comme je l’ai dit, sur le Code Justinien, lequel compile tous les textes de loi romains, à la base desquels se trouve cette fameuse loi primitive des XII tables), n’a été acquise que sur un malentendu, du fait d’un homme inexpérimenté, fou, et violent !


Denis Hüe, dans un article publié en 1998, « Le doigt du sage et le poing du fou » (lisible ici : https://books.openedition.org/pup/3512?lang=fr) donne quelques éléments d’interprétation possible. Selon lui l’anecdote pourrait signifier que la puissance de Rome n’est due qu’à elle-même, et (ou non seulement) à l’influence d’autres peuples. Il cite à l’appui un texte d’un juriste de la fin de l’Antiquité, Pomponius, selon qui les lois étaient au départ au nombre de dix, et les magistrats romains éprouvèrent le besoin d’en ajouter deux. Il suggère aussi que le choix d’un fou par les Romains leur permettait de se mettre à l’abri du mépris des Grecs en cas de réponse inappropriée, et que c’est ce choix qui manifeste finalement leur ruse et leur intelligence. La leçon est enfin que le plus stupide des Romains est capable de battre sur son terrain le plus sage des sages de la Grèce !

Je vous invite à lire la suite de son article qui explique de façon très détaillée la symbolique des gestes au Moyen Âge.

Cependant, je persiste à trouver étonnant que des auteurs chrétiens ridiculisent l’homme qui présente la doctrine chrétienne !


Le texte du Placides et Timeo est lisible ici :

Placides et Timéo ou Li secrés as philosophes, éd. Claude Alexandre Thomasset, Genève et Paris, Droz (Textes littéraires français, 289), 1980, p. 193, § 401-402.


Celui d’Accurse ici (en latin uniquement) :

https://books.google.fr/books?id=W35OAAAAcAAJ&pg=PA35&lpg=PA35&dq=Antequam+tamen+hoc+fieret&source=bl&ots=OgizQjQ_px&sig=ACfU3U0LQZL4KErru5qSMdTNH5zrhPK3lA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwia4LGmkfbtAhVnCWMBHR-fDMcQ6AEwB3oECAoQAg#v=onepage&q=Antequam%20tamen%20hoc%20fieret&f=false.

 

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