Je poursuis ma série d'articles sur les pouvoirs du sang menstruel.
Comme dans le précédent article, les exemples que je vais invoquer
vont nous faire faire un saut dans le temps, mais cette fois-ci, bien
que l'écart soit énorme (du Ier s. ap. JC à la fin du XIXe s), il
est frappant de constater que les sources sont presque identiques. Il
faut sans doute en déduire que les croyances absurdes au sujet des
menstrues sont un phénomène sur lequel l'Histoire, la modernité,
le progrès n'ont aucune prise !
De quoi s'agit-il ? On n'est plus dans le « courrier du
cœur », comme dans le précédent article, mais dans la
rubrique « conseils de jardinage ».
Au Ier s. ap. JC, Columelle est l'auteur d'un traité sur
l'agriculture. Au milieu de nombreux trucs et astuces pour se
débarraser des insectes nuisibles du jardin, il propose :
« Sed Democritus in eo libro, qui
Graece inscribitur περἱ
ἀντιπαθῶν, affirmat, has ipsas bestiolas enecari, si
mulier, quae in menstruis est, solutis crinibus et nudo pede
unamquamque aream ter circumeat : post hoc enim decidere omnes
vermiculos, et ita emori. »
« Mais
Démocrite, dans son livre, qui s'intitule en grec « peri
antipathôn » [au sujet des antipathies], affirme que ces
bestioles sont anéanties si une femme qui est en ses menstrues, les
cheveux détachés et les pieds nus, fait trois fois le tour de
chaque terrain :
après cela en effet toutes les vermines tombent
et meurent. »
Columelle, De
agricultura, XI, 3
(64)
À la même époque, Pline l'Ancien (toujours lui ! cf.
l'épisode précédent, et on n'a pas fini d'en parler...), énumérant
les impressionnants pouvoirs positifs et négatifs du sang menstruel,
évoque la même coutume :
« Quocumque
autem alio menstruo si nudatae segetem ambiant, urucas et uermiculos
scarabaeosque ac noxia alia decidere. Metrodorus Scepsius in
Cappadocia inuentum prodit ob multitudinem cantharidum ; ire ergo per
media arua retectis super clunes uestibus. Alibi
seruatur, ut nudis pedibus eant capillo cinctuque dissoluto. Cauendum
ne id oriente sole faciant, sementiua enim arescere. »
« Dans
toute période de menstrue, si les femmes nues font le tour d'un
champ de blé, les chenilles, les vers, les scarabées, et les autres
bêtes nuisibles tombent. Métrodore de Scepsis dit que ce procédé
a été trouvé, en Cappadoce, à cause de la pullulation des
cantharides ; et qu'elles vont donc au milieu des champs, les
vêtements retroussés au-dessus des fesses. Ailleurs l'usage veut
qu'elles aillent pieds nus, la chevelure et la ceinture dénouées.
Mais il faut prendre garde qu'elles ne fassent cela au lever du
soleil, car la semence se dessécherait. »
Pline,
Histoire Naturelle, XXVIII, 23 (78)
Au Ve s. ap. JC, Palladius, auteur comme Columelle d'un traité sur
l'agriculture, mentionne toujours la même coutume :
« Aliqui
mulierem menstruantem
nusquam cinctam solutis capillis nudis pedibus contra erucas et
cetera hortum faciunt circumire. »
« Certains
font faire le tour du jardin à une femme menstruée sans ceinture,
les cheveux dénoués, les pieds nus, contre les chenilles et toutes
les autres bêtes. »
Palladius,
De
l'économie rurale,
I.
35
Sautons à présent deux mille ans, et écoutons, non plus un
conseiller, mais un témoin. Pas n'importe quel témoin, puisqu'il
s'agit du docteur Icard, un médecin de la fin du XIXe siècle
passionné par le sujet des règles, mais dont les écrits
scientifiques regorgent de fantasmes surprenants (il méritera sans
doute un article spécifique sur ce blog…). Dans sa thèse de
médecine publiée à Paris en 1890, L’état
psychique de la femme pendant la période menstruelle, considéré
plus spécialement dans ses rapports avec la morale et la médecine
légale,
il
affirme qu'en
Anjou,
quelques
années plus tôt,
« on
faisait encore périr les chenilles qui infestaient un champ de choux
en le faisant traverser à plusieurs reprises par une femme réglée,
et dans le Morvan, on se protégeait ainsi des sauterelles »
(p.
198).
On m'objectera sans doute que, contrairement au titre annoncé de
l'article, cet usage n'est pas magique. Et après tout, en effet,
cette pratique s'est peut-être réellement avérée efficace. Ou,
même si elle ne l'était pas, peut-être qu'on le croyait sans
forcément lui attribuer une origine surnaturelle (nous utilisons
encore de nombreux produits naturels comme insecticides sans leur
attribuer le moindre pouvoir magique!). Certes, toutefois il ne
s'agit pas là de verser un peu de sang menstruel recueilli dans un
flacon (cela serait bien plus pratique!) : il s'agit de
déambuler, de faire un tour, voire trois tours, et surtout les
femmes accompagnent cette pratique de gestes fortement ritualisés :
les pieds nus (voire le corps entier), les cheveux dénoués, ainsi
que la ceinture ; gestes qui dans de nombreuses cultures
évoquent l'idée de lâcher toute retenue, toute maîtrise, de
laisser libre cours. Ils ont donc probablement le rôle symbolique de
faciliter l'écoulement du sang menstruel…
Notons de plus qu'on peut difficilement attribuer à cette pratique
une cause rationnelle, du moins du point de vue d'une femme
menstruée : nous savons bien que la quantité de sang perdu le
temps de parcourir un champ ne suffirait évidemment pas à l'arroser
entièrement ; pour imaginer cela, il faut des hommes totalement
ignorants de la réalité, qui fantasment sur des flots de sang
coulant de manière continue du vagin des femmes ! En réalité,
les femmes perdent en moyenne cent millilitres au cours des quelques
jours d'un cycle : à peine de quoi remplir un verre…
Le XXIe siècle apporte enfin un petit regard critique sur ces deux
mille ans de sottise. En 2014, l'artiste Marianne Rosensthiel a
exposé une œuvre d'art moderne, une photographie intitulée Les
limaces : elle y représente avec humour un groupe de femmes
retroussant leurs jupes et déambulant pieds nus dans un champ
ensemencé sous un ciel gris. Elle explique elle-même que c'est un
clin d’œil à cette tradition absurde. Vous pouvez voir l'œuvre
et lire une interview de l'artiste ici :
http://www.oai13.com/focus/societe/au-petit-espace-marianne-resenstiehl-photographie-les-regles-et-explique-pourquoi/
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