vendredi 18 février 2011

L'architecte qui voulait sauver le monde

Je suis allée visiter dans ses derniers jours l'exposition du Louvre « L'Antiquité rêvée », qui présente l'inspiration de l'Antiquité chez les artistes (essentiellement peintres, sculpteurs, architectes et décorateurs) du XVIIIe s.  (vous pouvez en avoir un aperçu sur ce site : http://mini-site.louvre.fr/saison18e/index_f.php?expo=antiquite_revee#/antiquite_revee)(note en 2019 : le site n'existe plus et c'est dommage, mais je laisse le lien pour mémoire).
J'ai été un peu déçue : non pas que l'exposition fût mal faite ; elle était excellente et très intéressante comme le sont habituellement les expositions du Louvre ; mais, décidément, l'art du XVIIIe s. européen est souvent bien froid.
Il y a des exceptions, heureusement, et quelques œuvres m'ont ravie. J'ai aussi découvert des artistes que j'ignorais, comme l'architecte Etienne Boullée : son projet de cénotaphe pour Newton (une gigantesque sphère) m'a beaucoup surprise : d'abord naturellement parce que c'est une forme tout à fait inhabituelle et frappante en architecture (même dans notre moderne XXIe s.), mais aussi et surtout parce qu'avant d'aller lire la légende, j'étais persuadée que ce dessin était l'œuvre d'un autre grand architecte du XVIIIe s., Claude Nicolas Ledoux, Claude Nicolas Ledoux dont le nom était d'ailleurs cité sur le panneau de présentation de la salle où figurait le dessin de Boullée, mais pas la moindre œuvre de lui! Pour le coup, cette absence fut un vrai regret, car c'est un artiste auquel je suis profondément attachée, et j'ai donc décidé d'en profiter pour mener mes sentiers fleuris du côté de sa ville idéale.

CN Ledoux était un inventeur et artiste de génie, mais arrivé au mauvais moment, c'est pourquoi sa notoriété est moyenne. On connaît surtout les bâtiments qu'il a fait édifier pour la Saline Royale d'Arc-et-Senans dans le Doubs, mais ce superbe demi-cercle qui suscite déjà l'admiration des touristes devait dans le projet initial former un cercle complet, et ce cercle ne devait être que l'élément central d'une ville idéale construite autour de la saline ; mais il dut s'arrêter là, faute de moyens dans le budget royal. Il est aussi l'auteur de charmants petits pavillons dressés à toutes les portes de Paris (destinés aux fonctionnaires percevant l'octroi de ceux qui entraient dans la ville), lesquels, à peine quelques années après leur construction, ont été détruits par la Révolution qui y voyait le symbole de l'oppression fiscale : il n'en reste qu'un sur la place Denfert-Rochereau, un sur la place Stalingrad, au bord du canal, et deux ou trois autres. Enfin le livre qu'il avait projeté d'écrire pour expliquer sa vision du monde, de l'humanité et de l'art, fut interrompu par son arrestation pendant la Terreur et resta à l'état de brouillon.

Ce qui m'a d'abord fascinée chez CN Ledoux, c'est le style absolument stupéfiant et qui ne ressemble à aucun autre (sauf celui de Boullée, puis-je ajouter maintenant!) des bâtiments qu'il a imaginés. A une époque de mon adolescence où je cherchais de l'inspiration pour imaginer la maison de mes rêves, ses planches (photocopiées dans un ouvrage trouvé à la bibliothèque) m'ont longuement fait rêver.
Ce n'est que plus tard que j'ai découvert son œuvre littéraire, qui a été éditée en 1804 deux ans avant sa mort ; les éditions Hermann en ont édité en 1997 un fac-simile que j'ai dans mes rayonnages. Si j'ai parlé plus haut d'un texte à l'état de brouillon, c'est qu'on a du mal à le suivre. Il n'y a pas de chapitres, si ce n'est des titres de planches, mais le texte qui suit ne correspond pas toujours exactement à la planche. Le texte semble être construit selon le fil de sa pensée et sans ordre clair. Il saute sans cesse de descriptions précises de bâtiments qu'il a conçus à des tirades poétiques ou morales évoquant la vie dans sa ville idéale. Face à une telle écriture et à une telle personnalité, il ne faut pas essayer de comprendre à tout prix, mais se laisser emporter par ses élans. Alors, derrière le fouillis des mots, on voit se dresser un homme qui croyait vraiment au progrès de l'Humanité – beaucoup d'Européens y croyaient sincèrement en cette fin de XVIIIe s. : qu'avons-nous fait en deux petits siècles pour qu'aujourd'hui l'Humanité soit redevenue aussi, voire encore plus désabusée qu'aux temps antiques et médiévaux? – , et qui croyait, avec un orgueil naïf, que l'architecture et en particulier la sienne pouvait apporter aux hommes le bien-être, la morale, la concorde, le bonheur...

Mais ne terminons pas cet article sans découvrir l'art de Ledoux, car je pense que je vous ai mis l'eau à la bouche! Pour son œuvre architecturale (réalisée ou projetée), un simple « Claude Nicolas Ledoux » tapé dans un moteur de recherche d'images vous donnera une idée de l'audace et de la beauté de ses conceptions. Quant à son œuvre littéraire, il est dur de choisir! J'ai finalement opté pour un passage où l'on trouve à la fois son style lyrique, ses considérations morales et sa description d'un bâtiment :
« Maison des commis employés à la surveillance.
Déjà le roi des saisons réjouissait l'univers ; son trône décorait majestueusement le cercle écliptique ; les Heures sortaient de leur retraite, et se tenant par la main, provoquaient, au son des instruments, la gaieté du matin. Les fleurs, les plantes aromatiques distribuaient leurs parfums, et le dieu bienfaiteur régénérait la terre. L'aurore vacillante déployait un jour incertain sur le fond du tableau, lorsque j'aperçus un édifice qui, par son étendue, ne pouvait prétendre à de grands effets ; le point de vue était un peu éloigné ; cependant on avait invité les ombres à noircir les surfaces qui en étaient susceptibles. On avait approfondi un porche pour protéger les murs du second plan contre les souffles pénétrants du nord. On voyait des bossages rustiques et additionnels aux forces ordinaires ; des colonnes d'une proportion courtes faisaient oublier les pertes de l'écartement, et l'art s'enorgueillissait de ces contours outrés (c'est toujours le voyageur qui parle). J'ignore le prestige qui fascinait ma vue, mais ce genre de construction me plaisait. La pierre, la brique, m'offraient des tons variés, et la masse entière était en opposition avec des arbres verts, des arbres à fruits ; alors les plaisirs étaient purs, les peines légères ; l'âme encore dans le sommeil de la candeur méprisait les vanités ; l'amour ignorait les maux qui le suivent ; l'hymen, les dégoûts qui le fatiguent. O! délires impuissants qui applaudissez de tout, parce que vous ignorez tout, prolongez les chimères consolatrices de l'école, ce n'est que là où l'imagination n'est point enchaînée.
La coupe indique la hauteur des planchers. »
Claude Nicolas Ledoux, L'architecture
considérée sous le rapport de l'art, des meurs et de la législation, p. 204-206


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