Je vous avais promis dans l'article précédent que je vous parlerais
plus longuement des Serees (1584-1598) de Guillaume Bouchet,
cet ouvrage relatant des discussions légères entre amis, hommes et
femmes, sur des sujets variés. Or, toute la fin de la vingt-deuxième
soirée du second livre est consacrée à mon thème favori, les
menstrues, traité avec une liberté de parole assez étonnante et
réjouissante. Je vous fais profiter de l'intégralité de ce texte,
et vous le traduis même en français moderne pour plus de
commodité :
« Sur la fin de la Soirée, un des
participants nous contait qu'il aimait bien mieux sa femme enceinte
qu'autrement, parce que ses parties génitales étaient plus
honnêtes. Il trouvait fort étrange que les enfants qui étaient au
ventre de leur mère fussent nourris de leur sang menstruel comme
Hippocrate et Galien l'assurent [je ne reviens pas sur
cette croyance médicale : je l'ai abordée dans de nombreux
articles de ce blog auparavant et vous pouvez vous y reporter],
alors qu'il n'y a rien de si sale, ni de si pernicieux et vénéneux
que les menstrues des femmes, si nous en voulons croire les
Physiciens, et même l'expérience. Et à cause de cela, ajoutait-il,
les Moscovites estiment les femmes si sales, à cause de leur
catimini [« catimini » vient du grec
« kataménia » qui signifie « menstrues » ;
les étymologistes sont réservés sur l'origine de l'expression
française « en catimini » (au sens de « en
cachette »), mais il me semble que cet emploi avec cette
orthographe exacte dans un texte d'un auteur français du XVIe siècle
prouve bien que cette expression est en lien avec les menstrues],
qu'ils ne mangeront jamais de ce que les femmes auront tué, comme
étant impur : Sigismond Baro dit que, s'il n'y a point d'hommes
en une maison de Moscovite, et que la femme veuille tuer une bête,
elle la tiendra
à la porte, avec un couteau, et le premier homme qui passera, elle
le priera de lui couper la gorge. Et je me suis souvent ébahi,
disait ce coquin, de voir à quel point nous aimons tant les femmes,
et même les parties les plus sales et déshonnêtes, que la sage
nature a cachées tant qu'il lui a été possible.
Sa femme en le regardant lui va dire :
« Mon ami, notre cas [ce mot désigne le sexe
féminin, je ne trouve pas d'équivalent pour le traduire simplement
en français moderne] sera vilain et caché
tant que vous voudrez, cependant il me souvient bien que le soir de
nos noces, alors que j'étais couchée avec vous, la première chose
que vous fîtes, ce fut de me prendre par là. » Son mari, se
prenant à rire, lui va dire : « Il est vrai, mon amie,
mais aussi je n'y voyais goutte ! »
Puis, cette gaillarde femme, s'adressant à
tous les participants de la Soirée, se mit à faire l'éloge de ce
qu'on estimait abominable. Elle dit que quand elle était fille, elle
avait tout plein de maladies, dont les unes s'en étaient allées à
la première fois qu'elle eut ses fleurs et menstrues, les
autres quand elle perdit
son pucelage (l'ayant perdu, non pas vendu, ni donné). Elle ajouta
que les premières fleurs, aussi sales que vous voudrez, et la perte
de la virginité, dont on fait si grand cas, encore qu'on la perde,
emportent plusieurs maladies qui sont incurables autrement et ne
sauraient guérir que de cette façon. C'est pourquoi, disait cette
femme, je conseille aux pères de ne pas garder leurs filles en
graine, et je les admoneste de les marier, s'ils les voient
affaiblies par quelques maladies inconnues et secrètes, au moins à
ceux qui ne veulent pas les comprendre et qui ne veulent pas donner
de l'argent pour les guérir.
Quelqu'un voulant soutenir ce que disait cette
femme et ayant bonne envie de dire les commodités que les menstrues
apportent aux femmes, et le mal qui leur arrive quand le fourrier ne
marque point le logis [revoilà notre fourrier : voir
l'épisode précédent!], les participants
de la Soirée commencèrent à laisser leurs sièges vides. Car quand
on pense à cette sauce, il n'y a si bon cœur qui ne tire au renard,
et qui ne l'écorche faute de pelletier. Tous ceux de cette compagnie
étaient si fort dégoûtés de cette
sauce que, comme ils avaient peur d'en être servis à la collation,
elle ne put être arrêtée en sorte du monde, bien que ce
Franc-à-Tripe leur criât : « Messieurs, ne bougez point
pour cela ! Qui aime bien la chair, aime bien la sauce ! »
« Et il me semble, disait-il à ceux qui
demeuraient après les autres, que ceux qui fuient les femmes pour
cette occasion et pour leurs autres imperfections, c'est comme si
quelqu'un laissait à un autre le raisin mûr, parce qu'il aurait
trouvé amer le verjus de grain. » »
Notez le point « ethnologie » de Guillaume Bouchet, avec
l'explication des coutumes des Moscovites, qui évoque des coutumes
que les ethnologues et anthropologues d'aujourd'hui constatent
effectivement en différentes régions du monde. Il se trompe
cependant sans doute en invoquant la « saleté » comme
raison, alors qu'il s'agit vraisemblablement de questions rituelles
de pureté et d'impureté. Enfin, on appréciera son talent de
conteur : on frissonne en voyant cette femme moscovite campée
sur le pas de sa porte, tenant d'une main une « bête »,
de l'autre un couteau, et interpellant le premier passant venu.
Mais ce que j'aime le plus, c'est cette « gaillarde femme »,
qui rappelle du tac ou tac à son mari ce qu'il faisait au lit lors
de la nuit de noces, puis qui explique sans fard comment ses
premières menstrues et son dépucelage ont guéri diverses maladies
qui l'affectaient auparavant. Ces remarques sont très intéressantes.
Depuis l'Antiquité, les médecins débattent pour savoir si les
menstrues sont favorables ou nuisibles à la santé des femmes :
Hippocrate, le célèbre médecin grec du Ve siècle av. JC, pensait
qu'elles étaient utiles pour rééquilibrer les humeurs du corps des
femmes ; au contraire Soranus d'Ephèse, auteur du IIe siècle
ap. JC d'un traité de gynécologie, pensait que les menstrues, les
relations sexuelles, et la grossesse nuisaient à la santé des
femmes. Les médecins médiévaux seront partagés entre les deux
opinions. Mais il est très rare d'avoir le point de vue d'une femme,
qui, de plus, n'exprime pas simplement une opinion, mais relate son
expérience personnelle. Tempérons toutefois, car on ne peut pas
savoir si Guillaume Bouchet rapporte fidèlement des propos qu'il
aurait bien entendus de la bouche d'une femme ou si cette « gaillarde
femme » est un personnage de fiction.
Avez-vous compris la métaphore du renard, « il
n'y a si bon cœur qui ne tire au renard, et qui ne l'écorche faute
de pelletier » ? Guillaume
Bouchet parle de ces chasseurs du dimanche, bien contents et fiers
d'abattre un renard, mais qui seraient dégoûtés d'avoir à
l'écorcher eux-mêmes. Je suppose qu'il faut y voir ces hommes bien
contents de faire l'amour à leur compagne, mais qui ne veulent
surtout rien savoir et rien voir de ce qui se passe quand elles ont
leurs règles. Bon : on en trouve encore aujourd'hui !
Ma métaphore préférée reste toutefois celle
de la sauce : « Qui aime bien la chair aime bien la
sauce ! » Le premier sens est culinaire ; mais la
chair désigne aussi la sexualité, et la sauce le sang menstruel !
C'est presque un slogan ! Ou un hashtag :
#quiaimebienlachairaimebienlasauce ! Cela vaut bien le
#boismesregles, non ?
Quant à la
dernière comparaison, elle
n'est pas explicite, mais j'y comprends que si le « verjus »
représente la vue des menstrues pas forcément réjouissante pour un
mari ou un amant, le « raisin... » représente tout le
plaisir que ce mari ou cet amant peut tirer du lieu même d'où
sortent ces menstrues…
Pour conclure, je
trouve la situation qui est racontée ici très « moderne »
(même si tous les historiens vous diront que ce mot ne veut pas dire
grand-chose) quand on pense que ce texte date des années 1580. Bien
sûr, cette situation est sans doute imaginaire, cette conversation
entre amis n'a sans doute jamais eu lieu, mais un homme du XVIe
siècle a pu l'imaginer, et au moins cela est réjouissant.
Je vois assez peu une telle conversation entre amis dans l'Antiquité
ou au Moyen Âge. On pourrait m'objecter Plutarque (cf.
mon article sur un passage de ses Propos
de table :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/10/attention-femme-inflammable-plutarque.html).
Certes, mais chez Plutarque, ce genre de conversation n'est jamais
mixte. Ce sont uniquement des discussions entre hommes. Les
discussions entre femmes de l'Antiquité et du Moyen Âge, hélas, on
n'en saura jamais rien, puisqu'on ne leur a pas donné l'occasion
d'en retranscrire par écrit. Dans les siècles suivants (du XVIIe au
milieu du XXe siècle), c'est l'inverse : on voit plus de
conversations mixtes, du moins dans certains milieux (les Salons et
autres lieux de réunions artistiques mixtes tenus par des femmes),
mais il n'est plus question d'aborder ouvertement et légèrement un
sujet comme les menstrues.
En revanche, aujourd'hui, en 2020, on imagine tout à fait ce genre
de conversation, avec ses points positifs : conversations
mixtes, sujet des menstrues abordé sans tabou, la femme qui rembarre
gentiment son mari en révélant une facette de leur intimité devant
leurs amis ; mais aussi ses points négatifs : un homme
prétend que tout cela est dégoûtant, et plusieurs à la fin
préfèrent s'en aller que poursuivre la conversation… Aujourd'hui,
même si ce genre de conversation peut avoir lieu sans scandale ni
auto-censure, certains hommes et même certaines femmes pinceront les
lèvres si vous abordez le sujet, s'écrieront que quand même tout
cela est dégoûtant et qu'on n'a pas besoin de savoir les détails
de ce qui se passe dans la culotte des femmes, et parfois comme les
amis de Guillaume, se lèveront de leur siège et s'en iront. Nous en
sommes sur ce sujet au même point qu'en 1584 : ni plus ni moins
avancés. Et il reste donc encore un progrès à accomplir par notre
société : qu'on puisse aborder ce sujet dans une conversation
entre amis sans que personne ne quitte son siège !
Quant à Guillaume, un grand merci à lui. Je pense volontiers que
c'est lui-même qui se cache derrière le participant à la Soirée
désigné par « quelqu'un voulant soutenir ce que disait cette
femme », puis « ce Franc-à-Tripe ». Lui qui
revendique que les hommes s'intéressent un peu à la sauce s'ils
veulent goûter à la chair ! Je ne connais pas la femme de
Guillaume, mais je pense qu'elle avait de la chance…
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