Le 25 septembre dernier, la réplique de Léonore Porchet, une parlementaire suisse, a fait sensation. À un collègue masculin, Paolo Pamini, qui lui demandait « Est-ce que vous croyez qu’il y a aussi une précarité du rasage pour les hommes ? », elle a répondu : « Je suis ravie qu’on me pose cette question, parce que moi, j’ai mes règles aujourd’hui, cher collègue ! Si je ne portais pas de protection menstruelle, je peux vous dire que les conséquences ici seraient bien différentes que pour vous, si vous ne vous rasez pas. La différence entre nos deux situations, c’est que je devrais me préoccuper de ne pas tacher le mobilier, de ne pas tacher mes habits. Je devrais aussi me préoccuper que tous les messieurs de ce côté-là de l’hémicycle, qui ont rigolé parce que je parle de ce sujet, ne rigolent pas de moi. Alors que si vous ne vous rasez pas demain matin, je ne viendrai pas rire de votre situation »
Cette anecdote en rappelle une autre, il y a neuf ans, en France. Alors que l’Assemblée discutait d’une proposition de loi visant à réduire la TVA sur les produits de protection menstruelle de 20 % à 5,5 %, comme un produit de première nécessité, Christian Eckert, secrétaire d’État au budget, avait alors déclaré : « Il y a beaucoup de produits d’hygiène qui concernent plutôt les hommes et dont le taux de TVA est à 20 %, comme les mousses à raser spéciales hommes ».
Je ne reviens pas sur l’absurdité de ces comparaisons, de la part d’hommes qui n’ont pas vraiment réfléchi à ce qu’ils disaient. La réponse de Léonore Porchet est suffisamment éloquente. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est le choix qui a été fait par ces deux hommes de comparer l’hygiène menstruelle au rasage. Certes il y a assez peu de situations corporelles strictement masculines entraînant un surcoût, mais ils auraient pu invoquer le prix des préservatifs ou du viagra (ce qui aurait été encore plus déplacé, cela dit) ou celui de certains vêtements notamment de sport où les tailles homme sont plus chères que les tailles femme parce que plus larges. Alors, pourquoi spécialement la barbe ? Peut-être, me direz-vous, parce qu’on ne peut empêcher la barbe de pousser, on peut juste la couper, de même qu’on ne peut empêcher les menstrues de couler, on peut juste les éponger ou les recueillir. Peut-être. Mais peut-être aussi qu’inconsciemment ces hommes véhiculent des croyances depuis longtemps ancrées dans notre société. Et évidemment, j’ai en tête le Moyen Âge. Je vous y emmène. Vous me suivez ?
D’une manière générale, dans les textes du Moyen Âge qui parlent du corps, les poils sont vus comme une sorte d’équivalent des menstrues. Tous deux sont des excrétions, mais les poils sont des excrétions sèches (qui sèchent et durcissent vite en raison de la chaleur et de la sécheresse du corps masculin), tandis que les menstrues sont des excrétions humides (qui restent liquides en raison de la froideur et de l’humidité du corps féminin). Les auteurs du Moyen Âge s’inspirent en cela d’Aristote (auteur grec antique) qui explique dans De la génération des animaux (V, 3) que les poils sont issus de la peau, par un processus d’évaporation et d’exhalaison de l’humidité. Dans les parties du corps où il y a peu d’humidité, les poils se dessèchent et se durcissent vite : il y en a peu et ils restent courts. Sur la tête des humains, en revanche, la grande quantité d’humidité dans le cerveau et la nature visqueuse de cette humidité provoquent la production d’une grande quantité de cheveux : ceux-ci se dessèchent moins vite que les autres poils, ne durcissent pas, et au contraire s’allongent. Les cheveux n’ont donc pas le même statut que les poils : ils sont vus comme plus humides, sans doute parce que plus souples, plus fins, et ondulant comme un liquide. Et ce, surtout quand ils sont longs ; or, dans la société médiévale occidentale (comme dans beaucoup d’autres), ce sont plus souvent les femmes qui laissent pousser leurs cheveux : cet élément culturel a pu être pris comme un élément naturel par certains qui en font un attribut physiologiquement féminin… Mais je m’égare dans la chevelure, qui mériterait un long développement à elle seule : vous verrez cela quand ma thèse sera achevée ! En attendant, revenons à la barbe !
On l’a compris, depuis Aristote, on explique la plus grande quantité de poils à certains endroits du corps masculin par une excrétion parallèle à l’excrétion menstruelle dans le corps féminin. C’est à partir du XIIIe siècle que certains auteurs font explicitement le parallélisme entre barbe et menstruation.
L’un des premiers à le faire, c’est à rebours pour parler des cas exceptionnels de poils de barbe chez certaines femmes. C’est ce qu’explique Albert le Grand :
Amplius autem non oriuntur mulieribus pili in loco barbae, nisi parum in quibusdam valde calidis non multum menstruantibus
De plus, chez les femmes, les poils ne poussent pas à l’emplacement de la barbe, si ce n’est un petit peu chez certaines femmes plutôt chaudes et qui ne menstruent pas beaucoup.
Albert le Grand, De animalibus, lib. III, tr. 2, cap. 1 (traduction Nadia Pla)
Albert ne précise pas qui sont ces femmes qui ne menstruent pas beaucoup, mais on est tenté d’y inclure les femmes ménopausées. C’est un fait que plusieurs d’entre nous, à la ménopause, avons quelques petits poils drus qui poussent au menton. On le sait depuis toujours, et la littérature enfantine est pleine de « vieilles tantes au menton qui pique ». On sait maintenant que cela s’explique par un changement de proportion entre les hormones mâles et les hormones femelles. En l’absence de connaissance du système hormonal, l’explication par les tempéraments était très cohérente : moins de menstrues, donc moins d’humidité, donc plus de sécheresse, donc plus de poils.
Un autre texte du XIIIe siècle, l’encyclopédie en ancien français Placides et Timeo, met directement en parallèle l’apparition des premiers poils de barbe et l’apparition des premières menstrues, au moment de la puberté (définie comme l’âge d’avoir des relations sexuelles) :
Et tout aussi comme femme n’a celui marristre par droite nature, devant ce que elle vient en aage de souffrir homme, aussi li homs n’a barbe, devant ce qu’il vient en aage de habiter a femme.
Et de même que la femme n’a pas de menstrue par une règle naturelle, avant qu’elle ne soit en âge de souffrir un homme, de même l’homme n’a pas de barbe, avant qu’il soit en âge de coucher avec une femme.
Placides et Timéo ou Li secrés as philosophes, Claude Alexandre Thomasset (éd.), Genève/Paris, Droz, 1980, p. 138-139 (traduction Nadia Pla)
C’est un autre texte encyclopédique du début du XIVe siècle, les Problemata varia anatomica, qui fournit l’exposé le plus clair de la question. Il s’agit d’une sorte de manuel sur le corps humain, sans doute destiné à des étudiants, qui fonctionne par questions et réponses. Il comporte environ 400 questions. Les 23 premières sont consacrées à des sujets en lien avec la pilosité, en faisant une sorte de « traité du poil », avec des questions aussi variées que « Pourquoi les cheveux sont-ils sur la tête ? », « Pourquoi les animaux ont-ils plus de poils sur la peau que les humains ? », « Pourquoi certaines personnes ont-elles les cheveux frisés et d’autres lisses ? », « Pourquoi les femmes n’ont-elles des poils qu’au niveau du pubis ? », « Pourquoi les poils de barbe sont-ils plus durs que les autres ? », « Pourquoi les humains, contrairement à la plupart des autres animaux, ont-ils les cheveux qui blanchissent en vieillissant ? », « Pourquoi les loups ont-ils aussi les poils qui blanchissent ? », « Pourquoi les hommes deviennent-ils chauves ? », « Pourquoi les femmes ne deviennent-elles pas chauves ? », « Pourquoi a-t-on les cheveux qui se dressent quand on a peur ? », etc. Parmi toutes ces questions, j’en ai retenu une, qui résume tout ce que je vous ai dit sur le lien entre barbe et menstruation :
Quare mulieres sunt ualde plane et formose respectu uirorum ?
Respondetur per Aristotelem secundo de generatione animalium quia in mulieribus tota humiditas est superfluitas corporum quae est materia pilorum cum materia menstruali omni mense expellitur, quae in uiris manet euaporabilis transiens in materia pilorum.
[…]
Item aliud signum est quia uidemus antiquas uetulas barbescere in senectute ut post quadragesimum uel 50 annum quia tunc in eis cessat menstrua.
Pourquoi les femmes sont-elles plutôt lisses et belles par rapport aux hommes ?
On répond d’après Aristote, au second livre de la génération des animaux que c’est parce que, chez les femmes, la superfluité du corps qui constitue la matière pileuse est totalement humide, comme la matière menstruelle est éjectée chaque mois, alors que chez les hommes, cela reste une matière qui s’évapore et qui se transforme en matière pileuse.
[…]
Un autre signe est que nous voyons chez les petites vieilles âgées que la barbe leur pousse dans la vieillesse, vers la quarantième ou la cinquantième année, parce qu’alors les menstrues cessent en elles.
Problemata varia anatomica : the University of Bologna, MS. 1165, L. R. Lind (éd.), Lawrence, University of Kansas Publications, 1968, p. 13-14 (traduction Nadia Pla).
Donc, oui, ces vieux hommes
politiques mâles n’ont pas tout à fait tort de comparer leurs
excrétions pileuses aux excrétions menstruelles des femmes. Les
auteurs du Moyen Âge y songeaient aussi. Mais ces phénomènes
intimes n’étaient alors pas mis sur la scène politique,
pensez-vous. Eh bien, pas si sûr ! Olivier le Daim, le barbier
du roi Louis XI, au XVe siècle, était aussi son principal
conseiller, mêlant intimement rasage et politique. Et trois siècles
plus tôt, Thomas Becket, archevêque de Canterbury assassiné dans
sa cathédrale au XIIe s., devenu saint et dont la procédure de
canonisation est un événement éminemment politique, compte parmi
les miracles qu’il a accomplis de nombreux miracles gynécologiques,
dont plusieurs concernent des problèmes de flux menstruel (voir : https://cheminsantiques.blogspot.com/2024/07/canonise-pour-un-miracle-menstruel.html)
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