Je vous parle aujourd’hui d’un de mes textes favoris, puisqu’il fait partie du corpus de base de ma thèse. Ce corpus est composé de plusieurs traités qui appartiennent à un genre bien particulier, le genre « secrets des femmes ». Les ouvrages portant ce titre sont variés : certains sont d’authentiques traités gynécologiques auparavant appelés plus justement « maladies des femmes » et rebaptisés après coup pour attirer les lecteurs, d’autres sont des ouvrages complètement fantaisistes, qui se donnent à tort comme des ouvrages médicaux, mais ne font que rassembler les plus célèbres croyances farfelues sur le corps féminin. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez lire l’incontournable article de Monica Green :
Green Monica Helen, « From “ Diseases of Women ” to “ Secrets of Women ” : The Transformation of Gynecological Literature in the Later Middle Age », in Journal of Medieval and Early Modern Studies, vol. 30, n° 1, hiver 2000, p. 5-39.
Mon corpus resserré est essentiellement composé de trois textes : un ouvrage latin intitulé De secretis mulierum (Les secrets des femmes), datant de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle, et deux versions françaises de ce traité latin, Secrets des femmes et Secrets des dames, datant probablement du XIVe siècle. Dans cet article, je ne parlerai pas du contenu des ouvrages, mais des petites annonces dans leurs prologues, qui évoquent les destinataires, et en particulier dans la version française Secrets des dames.
Déjà la version latine laissait présager au lecteur un contenu potentiellement sulfureux en annonçant dès le prologue que l’ouvrage devait être soigneusement rangé dans un endroit caché « afin qu’il ne se retrouve pas en présence de quelque jeune personne, que ce soit en âge ou en mœurs » (« ne alicui puero tam in etate quam in moribus ad presenciam veniat »).
Le prologue du Secrets des dames est plus étrange et en apparence paradoxal, puisque son auteur déclare (ce sont les premiers mots de l’ouvrage) : « Ce sont les secrets des femmes traduites du latin au français, mais ils sont défendus à révéler aux femmes par notre saint père le pape sous peine d’excommunication en vertu de la décrétale ad meam doctrinam » (j’ai traduit en français moderne). Je passe sur la question de la décrétale du pape qui est évidemment forgée de toutes pièces (je m’y attarderai plus longuement dans ma thèse). Le plus curieux reste cet ouvrage qui parle des secrets des femmes et qui ne doit surtout pas être lu par des femmes ! Il semble qu’on nage en pleine contradiction. Et la contradiction s’approfondit encore quand on tourne la page, et que l’on découvre que l’auteur dédie ce livre (qui parle de secrets de femmes et que l’on ne doit surtout pas mettre sous les yeux des femmes)… à une demoiselle !
Rappelons d’abord qu’une démonstration à l’époque médiévale fonctionne parfois par accumulation d’arguments, même si ces arguments se contredisent entre eux. Rappelons aussi que les ouvrages de type « secrets des femmes » sont loin d’être la fine fleur de la philosophie médiévale ! Toutes proportions gardées, on pourrait les comparer aux ouvrages que l’on vend aujourd’hui dans les librairies de gare et qui prétendent dans leur titre que les hommes et les femmes ne viennent pas de la même planète…
Tout cela n’empêche pas de se poser la question du choix de ces formules, qui ne sont évidemment pas là par hasard. Il faut avant tout comprendre que l’on se place sous l’angle de la fiction. L’expression « Secrets des femmes » vise simplement à attirer le lecteur en lui annonçant quelque chose d’inédit, mais il se doute bien qu’il ne va pas s’agir de graves secrets, sinon on n’en ferait pas un livre. Pensons aussi aujourd’hui à des ouvrages qui nous annoncent dans le titre des « secrets », sans que nous nous attendions pour autant à des révélations capitales. Quelques exemples de titres que je viens de glaner sur le site d’une librairie en ligne : « Le secret du poids », « Mes secrets et tours de main. 200 recettes de confitures », « Secrets de brasseur. Réussir sa bière à la maison », « La bible du tricot. Tous les points, techniques, astuces et secrets », « La bible Larousse des secrets de nos grands-mères. 2000 recettes et tours de main ». Le dernier titre mériterait d’ailleurs une analyse socio-culturelle à lui seul, entre le mot « secrets », le mot « bible » et le mot « grand-mère » !
C’est la même démarche avec l’interdiction de lire aux femmes, d’autant plus clairement fictionnelle qu’elle s’appuie sur une décrétale au titre tellement fantaisiste (« ad meam doctrinam » = « selon ma doctrine ») que les lecteurs contemporains comprenaient aisément qu’elle était imaginaire. L’interdiction concernant une catégorie de personnes, que ce soit les enfants (comme dans la version latine), les femmes, ou les personnes ignorantes de la médecine ou de la chirurgie (comme le proclame une des variantes de notre texte) n’a pas toujours comme but une véritable censure, mais peut être destiné à attirer le lecteur ou le spectateur. Des expressions comme « L’enfer de la Bibliothèque Nationale » ou « un film classé X » sont rarement des repoussoirs pour ceux qui les entendent, mais nous émoustillent plutôt, nous laissant supposer un contenu croustillant. Je pense donc que c’est la raison qui a poussé les auteurs de ces textes à énoncer ces interdits dès les premières phrases. Mais le choix de l’interdiction aux femmes pour un ouvrage qui parle de leur corps n’est pas anodin : il intrigue et attire encore plus le lecteur.
Quant à la demoiselle dédicataire du livre, il est là aussi très clair qu’il s’agit d’un artifice de fiction, car le texte de la dédicace est exactement dans le même ton que les dédicaces de poésies amoureuses contemporaines de cet ouvrage. Ce qui n’est évidemment pas sans brouiller les pistes, car l’ouvrage s’annonçait plutôt comme un traité de gynécologie. Je pense que ce brouillage de pistes est voulu aussi. Le lecteur comprend qu’on va parler de femmes, de gynécologie, d’amour, de choses interdites. La sexualité n’est pas loin, et cela attire le lecteur d’alors comme celui d’aujourd’hui.
Tout est donc fictionnel dans ces annonces contradictoires : ce livre ne révèle pas de véritables secrets sur les femmes, il n’était pas vraiment interdit aux femmes (et certainement pas en vertu d’une décrétale du pape), et enfin il n’était sans doute pas vraiment dédié à une demoiselle. Il n’en reste pas moins que ces trois annonces, toutes fictives et contradictoires qu’elles soient, révèlent une vision des femmes qui, elle, était bien réelle chez les hommes d’Europe occidentale au XIVe siècle : les femmes ont un corps inquiétant et mystérieux qui nécessite un mode d’emploi, les femmes sont des êtres dangereux devant les yeux de qui on ne doit pas laisser traîner n’importe quoi, les femmes sont des êtres à séduire par des paroles élogieuses. Je fais bien sûr là de larges raccourcis, que l’on pardonnera au style resserré de l’article de blog ; toutefois le corps de l’ouvrage Secrets des dames confirme bien cette vision.
Or, par un plaisant hasard, par lequel, comme on dit « la réalité rattrape la fiction », il se trouve que l’un des principaux témoignages contemporains que l’on ait de réception de cet ouvrage est de la main d’une lectrice ! Il s’agit de Christine de Pizan. Elle publie en 1405 Le livre de la cité des dames (aussi appelé La cité des dames). Dans un dialogue entre une narratrice à la première personne qu’elle présente comme elle-même et l’allégorie de la Raison, elle y fait allusion à un petit livre qu’elle a lu. Bien qu’elle en parle comme d’un livre en latin, plusieurs indices montrent qu’il ne peut s’agir que de notre Secrets des dames (pour l’analyse de ce passage et l’argumentation, je vous renvoie à un autre article de la brillante Monica Green : Green Monica Helen, « “Traittié tout de mençonges”: The Secrés des dames, “Trotula”, and Attitudes toward Women’s Medicine in Fourteenth- and Early-Fifteenth-Century France », in Christine de Pizan and the Categories of Difference, Marilynn Desmond (dir.), série Medieval culture, vol. 14, University of Minnesota Press, 1998, p. 146-178). Elle y parle d’un ton moqueur de la pseudo décrétale de « je ne sais quel pape ». Elle poursuit son indignation tout au long de la tirade de son personnage Raison, qui qualifie l’ouvrage de « traité tout de mensonges ». Elle relève elle-même la contradiction d’interdire aux femmes la lecture d’un traité qui les concerne, mais elle en donne une toute autre interprétation. D’après elle, l’auteur ne voulait pas que les femmes en prennent connaissance, car, comme elles auraient tout de suite vu que ce n’était que des fadaises, elles l’auraient très simplement réfuté ! De fait, c’est précisément ce qu’elle est en train de faire en l’énonçant.
Merci Christine !
Pour un autre article où je parle du genre « secrets des femmes », voir :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/02/les-transfusions-dangereuses-secrets.html
Pour d’autres articles où je parle de Christine de Pizan et de sa Cité des Dames, voir :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2017/01/christine-de-pizan-une-feministe-au.html
et
https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/11/vieilles-femmes-au-corps-en-feu-et-au.html
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