Je vais vous parler aujourd'hui d'un texte découvert dans le cadre
de ma thèse sur les menstrues au Moyen Âge. Ce texte me fascine,
car à lui seul il concentre un grand nombre des thèmes de ma
recherche. Il a été écrit par Bernard de Gordon, médecin de la
fin du XIIIe et du début du XIVe siècle, dans le Lilium
Medicinae (« Le lis de
médecine », oui les titres étaient plus poétiques
qu'aujourd'hui !), daté de 1305. Il y donne le conseil
ultime pour soigner une « maladie d'amour » pour laquelle
tous les autres remèdes auraient échoué :
Finaliter
autem cum aliud consilium non habemus : imploremus auxilium et
consilium vetularum, ut ipsam dehonestent et difament quantum
possunt. Ipsae enim habent artem sagacem ad hoc
plus quam viri. Cum dicit Auicenna aliqui sunt qui gaudent in
audiendo fetida et illicita. Quaeratur igitur vetula turpissima in
aspectu cum magnis dentibus et barba : et cum turpi et vili
habitu : et quod portet subtus gremium pannum menstruatum et
aduienens philocapta quod incipiat dehonestare camisiam suam
dicendo : quomodo est tignosa et ebriosa : et quod mingit
in lecto : et quod est empileptica et impudica : et quod in
corpore suo sunt excrescentiae enormes cum fetore anhelitus, et aliis
omnibus enormibus in quibus vetulae sunt edoctae. Si autem ex his
persuasionibus nolit dimettere : subito extrahat pannum
menstruatum coram facie : portando dicendo clamendo : talis
est amica tua talis. Et si ex his non dimiserit : iam non est
homo sed diabolus incarnatus.
Bernard
de Gordon,
Lilium
Medicinae,
édité
dans :
Lowes
John
Livigston, « The Loveres Maladye of Hereos », Modern
Philology,
11 (1914), p. 501.
Mais finalement, lorsque nous n'avons plus
d'autre conseil, nous devons implorer l'aide et le conseil des
vieilles femmes, qui doivent déshonorer et diffamer celle-ci [la
femme objet de l'amour du « malade »]
autant que possible. Elles ont en effet plus que les hommes la
technique subtile appropriée. Comme le dit Avicenne, il y a des gens
qui adorent entendre des choses dégoûtantes et défendues. On doit
donc chercher la petite vieille la plus immonde d'apparence, avec de
grandes dents et de la barbe ; et avec un vêtement immonde et
vulgaire ; et elle doit porter caché en son giron un linge
menstruel ; et venant à celui qui est pris d'amour, elle doit
se mettre à toucher sa chemise de manière déshonorante, en
disant : « Comme elle est teigneuse et soûle ! Elle
pisse au lit ! Elle est épileptique et impudique ; et dans
son corps il y a des excroissances énormes exhalant une puanteur »
et toutes les autres choses monstrueuses dans lesquelles les petites
vieilles sont expertes. Si cependant, en dépit de tous ces efforts
de persuasion, il ne veut pas la quitter, elle doit d'un seul coup
sortir le linge menstruel et le mettre devant sa figure : en le
tenant, en criant et en disant : « Elle est comme ça, ton
amie, comme ça ! » Et si avec tout cela il n'y renonce
pas, alors ce n'est pas un humain, mais un diable incarné !
Traduction : Nadia Pla
1) Le motif de jeter
sa protection menstruelle à la face de quelqu'un
pour le guérir de la passion amoureuse
Mes
fidèles lecteurs auront reconnu le fameux geste d'Hypatie, raconté
ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/09/dhypatie-dalexandrie-au-hashtag.html.
J'avais affirmé dans cet article précédent que ce geste d'Hypatie
était absolument unique jusqu'au XXIe siècle et au hashtag « bois
mes règles ». Je me rends compte que j'avais tort. Certes, le
texte de Bernard de Gordon présente quelque chose de moins fort,
puisque c'est une situation qu'il imagine ou recommande, et non une
situation réelle comme c'était le cas avec Hypatie ; d'autre
part l'objectif d'Hypatie était de guérir un homme de la passion
amoureuse précise qu'il éprouvait pour elle, tandis que Bernard de
Gordon propose
qu'une
femme qui n'inspire pas l'amour elle-même guérisse
un homme de toute passion amoureuse pour quelque femme que ce soit.
Malgré tout, on retrouve dans les deux cas l'idée que mettre devant
les yeux d'un homme une protection menstruelle le guérirait de la
passion amoureuse.
2) Le questionnement
sur les protections menstruelles chez
les femmes du Moyen Âge.
C'est une des
questions qui me passionnent le plus, et que je n'ai pas encore
abordée sur ce blog. Je n'ai pour l'instant que quelques pistes,
quelques bribes, par exemple le texte de Béatrice de Planissoles
cité ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/05/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel.html [autre article sur le même sujet publié plus tard : https://cheminsantiques.blogspot.com/2020/09/enquete-sur-une-serviette-hygienique-du.html],
qui nous informe que des tissus en lin étaient utilisés pour
absorber le sang menstruel, mais sans que l'on sache si ce tissu
était celui d'une robe de dessous ou de quelque chose que l'on se
mettait entre les jambes. Il y a aussi une lettre d'Héloïse à
Abélard (oui, les célèbres amoureux du XIIe siècle)
dans laquelle elle réclame des règles spécifiques aux religieuses
distinctes de celles des religieux : elle se plaint notamment
que les robes de laine que les moines portent à même la peau ne
sont pas du tout adaptées aux purgations menstruelles des femmes ;
Abélard répond en proposant une chemise de dessous en lin.
Le terme latin
de « pannus menstruatus » que l'on pourrait traduire par
« chiffon menstruel », « tissu
menstruel » ou « linge menstruel » (variantes :
« pannus menstrualis », ou « pannus menstruatae »,
« linge de femme menstruée » ou encore « pannus
muliebris », « linge de femme ») et son équivalent
français « drapeau menstruel » ou « drap
menstruel »,
apparaît
dans de très nombreux textes
du Moyen
Âge
(et avant eux dans la traduction latine de la Bible faite par saint
Jérôme),
mais la manière dont on utilisait ce pannus
n'est jamais mentionnée. C'est pourquoi le texte
de Bernard de Gordon m'a
ravie, car pour la 1e fois, je lis explicitement « subtus
gremium », c'est-à-dire « en-dessous de son giron ».
Le
terme de « gremium » en latin est aussi vague que celui
de « giron » en français, il est plus poétique
qu'anatomique, mais il désigne clairement une région correspondant
au ventre de la femme.
Il est donc prouvé par ce texte
que les femmes du Moyen
Âge
(peut-être pas toutes,
mais au moins certaines, au moins à l'époque
de Bernard
de Gordon)
se plaçait entre les jambes une protection menstruelle. J'insiste
là-dessus, car on lit partout sur internet que les femmes du Moyen
Âge « laissaient couler » le sang le long de leurs
jambes. Je ne sais pas d'où vient cette affirmation qui n'est jamais
étayée par aucune source, et qui a sans doute été naïvement
déduite du fait que les culottes n'existaient pas ; mais il y a
d'autres moyens de se coincer quelque chose entre les jambes qu'une
culotte. Voyez
par exemple cet article sur
les sous-vêtements au Moyen Âge :
https://www.medievalists.net/2018/06/underwear-in-the-middle-ages/,
qui montre notamment une sorte de bande de tissu nouée entre les
jambes pour un homme ; il est possible que le même type de
sous-vêtements ait été utilisé par les femmes au
moment de leur flux menstruel.
3) Le statut ambigu du sang menstruel par rapport à la
passion amoureuse.
Caché, mélangé secrètement à d'autres ingrédients, ingéré à
son insu par l'homme de qui on veut se faire aimer, le sang menstruel
a un pouvoir aphrodisiaque, ou plus précisément le pouvoir de
susciter l'amour envers celle dont on consomme le sang. J'en avais
parlé déjà un peu ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/05/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel.html
et ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/09/dhypatie-dalexandrie-au-hashtag.html ;
et d'autres articles sur le sujet suivront sans doute...
Montré, exhibé en pleine vue, c'est au contraire un répulsif à
l'amour !
Le Moyen Âge n'est pas à un paradoxe près...
4) La vieille femme
Sujet intarissable, qui mériterait une thèse à lui tout seul, et
que j'ai déjà traité naguère dans un article ici :
https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/11/vieilles-femmes-au-corps-en-feu-et-au.html [autre article sur le même sujet publié plus tard : https://cheminsantiques.blogspot.com/2022/01/de-la-hyene-la-sorciere-portrait-de-la.html].
Rien d'étonnant à ce que la vieille femme soit choisie comme le
parangon de ce qui peut dégoûter un homme de l'amour de toutes les
femmes. Il s'agit même plus précisément de la « petite
vieille », traduction imparfaite du mot latin « vetula »,
qui n'a pas d'équivalent masculin, alors qu'en français on parle
aussi bien d'un « p'tit vieux » que d'une « p'tite
vieille ». D'autre part, tandis que ces expressions françaises
sont légèrement méprisantes, mais plutôt condescendantes, voire
un peu attendrissantes, le mot « vetula » peut aussi se
traduire par « sage-femme », « herboriste »,
voire « sorcière ». Il exprime l'idée d'une vieille
femme expérimentée, mais de ce fait inquiétante.
En revanche, il y a une incohérence flagrante : tous les textes
du Moyen Âge qui parlent des dangers de la vieille femme la
présentent comme une femme ménopausée, et la plupart expliquent
« scientifiquement » le danger, comme je l'ai déjà
expliqué dans l'article cité ci-dessus, par le fait que les
impuretés du corps féminin ne pouvant plus être évacuées par le
sang menstruel, elles sont évacuées par le regard, d'où la légende
du regard maléfique, du « mauvais œil » des sorcières.
Or le texte de Bernard de Gordon présente bien l'archétype médiéval
de la vieille femme ménopausée dégoûtante, effrayante et
dangereuse, mais… elle est pourtant menstruée ! Je ne pense
pas qu'il faille chercher une explication logique, du moins pas selon
notre logique rationnelle du XXIe siècle. Les hommes et les femmes
du Moyen Âge raisonnaient volontiers par accumulation, et ce n'était
pas un problème que les idées accumulées soient contradictoires.
Quand je travaillais sur le dragon de sainte Marguerite, j'avais
constaté que le dragon dans cette histoire symbolisait à la fois le
corps violent et agresseur de l'homme et le corps blessé et agressé
de la femme. On peut bien sûr imaginer aussi que le linge menstruel
brandi par la petite vieille n'était pas le sien et qu'elle l'avait
emprunté à sa fille ou à une voisine. Toutefois, je pense que le
raisonnement de Bernard de Gordon était d'atteindre le summum du
dégoûtant. Or, il n'y a pas d'objet plus dégoûtant qu'un linge
menstruel et pas d'être plus dégoûtant qu'une petite vieille, donc
la chose la plus dégoûtante qui soit sera un linge menstruel de
vieille femme, et tant pis si cela n'existe pas !
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