Dans
un article écrit en octobre dernier :
http://cheminsantiques.blogspot.fr/2016/10/voyeurisme-et-femme-poisson-stoskopff.html,
à propos d'une enluminure représentant Bethsabée au bain, je vous
avais dit de bien retenir le nom de son auteur, Jean Bourdichon. En
effet, en explorant les manuscrits médiévaux, j'ai fait la
connaissance de ce peintre d'enluminures célèbre dans son domaine,
mais malheureusement pas dans le grand public, les enluminures étant
moins facilement visibles que les tableaux. C'est lui que je voudrais
vous faire découvrir aujourd'hui. Il a vécu en France dans la
deuxième moitié du XVe siècle. Je vous laisse faire quelques
explorations sur internet pour découvrir la grâce de ses portraits
de personnages comme de ses décors entourant les miniatures. Pour ma
part, je ne vous parlerai que d'une seule de ses œuvres : une
miniature représentant – cela ne vous étonnera pas ! –
Marguerite émergeant du corps du dragon. Il a en réalité peint ce
sujet à deux reprises :
- dans les « Heures de Frédéric d'Aragon », exécutées entre 1501 et 1504 ; référence du manuscrit : Paris, BNF, Latin 10532 ; la miniature représentant sainte Marguerite émergeant du dragon est au folio 380r ; vous pouvez la voir ici :
- dans les « Grandes Heures d'Anne de Bretagne », exécutées entre 1503 et 1508 ; référence du manuscrit : Paris, BNF, Latin 9474 ; la miniature représentant sainte Marguerite émergeant du dragon est au folio 205v ; vous pouvez la voir ici :et je vous la reproduis, car c'est le sujet du présent article :
Je ne peux regarder
cette peinture sans avoir des frissons. Tout y est travaillé avec
une sorte de perfection dans la plus petite minutie (et de fait, on
sait que les enlumineurs de cette époque suivaient généralement
une formation d'orfèvre), pour exprimer une douceur infinie d'où
toute passion, toute violence semble avoir été gommée. L'émotion
que je ressens à la regarder est très proche de celle que j'ai à
écouter certains morceaux de Jean-Sébastien Bach (comme la Passion
selon saint Matthieu, dont j'ai déjà parlé ici ; voir :
http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/04/les-larmes-de-pierre.html):
chez Bach aussi, on a cette sensation de perfection, de pureté,
d'harmonie. Mais la passion, la violence sont bien là, sinon, ce
serait fade ! Elles sont juste admirablement contenues et
maîtrisées. Il en va de même dans cette miniature de Bourdichon,
que je vous invite à explorer du haut vers le bas.
Regardez l'auréole.
Elle est tracée du même mouvement de pinceau, et avec les mêmes
couleurs, que la splendide chevelure blonde de la sainte, comme une
continuation de cette chevelure, tout aussi bien peignée, ou comme
les bords d'un élégant chapeau de fourrure porté en arrière.
Certes, les traits de pinceau qui évoquent des cheveux ou des poils
peuvent aussi signifier des rayons, mais, alors que les auréoles
rayonnent habituellement du centre vers la périphérie, il s'agit là
d'un rayonnement circulaire, qui épouse la forme circulaire de
l'auréole, conférant à ce rayonnement un mouvement infini. Quant à
la lumière de l'auréole, au lieu de venir du centre, elle a son
plus grand éclat sur le tour : ce détail lui donne un effet de
volume, rappelant là encore l'intérieur d'un chapeau et semblant
lui donner une matérialité. Pourtant, tandis que la chevelure est
opaque, l'auréole est très légèrement translucide, laissant voir
les lignes de ciment séparant les pierres de la prison : à cet
indice, on voit qu'elle n'est pas d'une nature matérielle. Mais les
deux sont tellement proches que l'on pourrait aussi croire, au
contraire, que c'est Marguerite qui devient immatérielle.
D'ailleurs, ses yeux exagérément tournés vers le haut sont déjà
au Ciel. La sortie du corps du dragon, telle une nouvelle naissance
dans un état de pureté absolue (de nombreux textes insistent sur le
fait qu'elle est sortie « sans tache », « sans
blessure »), telle une résurrection christique, l'ont déjà
transformée en un être d'une autre nature, avant même sa véritable
mort en martyre.
Voyez plus bas comme sa
chevelure est vaporeuse et comme les vaguelettes en sont régulières.
Cet effet se répète sur un mode différent avec les plis du
vêtement : les plis du haut et du bas de la manche sont
parfaitement alternés, là encore comme dans certains morceaux de
Bach où une longue série de croches aiguës et graves se suivent
sur le même rythme dans un accord parfait qui pourrait durer
infiniment. Cependant, un creux plus sombre au niveau du coude
apporte une note inquiétante. On s'est déjà bien éloigné de
l'auréole rayonnante et translucide.
Descendons encore, et
l'horreur apparaît, avec les hideuses écailles du dragon, et son
affreux sang coagulé. Toute cette horreur fait ressortir par
contraste la pureté de la sainte. Regardez sa robe, non seulement
sans la moindre tache de sang, mais aux plis bien droits, sans le
moindre froissement, comme si elle sortait de chez le teinturier !
Elle ressort bien vierge, dans tous les sens du terme, de cette
épreuve d'engloutissement, qui peut signifier selon les lectures la
mort, le viol, ou même notre vie terrestre impure. Voyez aussi comme
son chapelet tombe à la verticale de l’œil du dragon, triste œil
vitreux, tourné lui aussi vers le haut, mais pas vers le Ciel :
pas la moindre violence apparente, mais une terrible violence
symbolique, par laquelle Bourdichon nous montre le dragon terrassé
par la sainte chrétienne !
Et pourquoi le dragon
tournait-il son œil humide vers Marguerite ? Dans un mouvement
de supplication ? Ou ne serait-ce pas plutôt dans un ultime
mouvement de désir, qui le tend encore dans ce dernier soubresaut de
son agonie. Regardez en effet cette langue rouge et palpitante qui se
dresse telle un phallus vers le genou de Marguerite dont la rondeur
cachée sous l'étoffe évoque toutes les courbes désirables du
corps féminin...
Mais attention à ne pas
se laisser enfermer dans une lecture unique. Bourdichon nous entraîne
dans un entrelacs de significations pareil à l'entrelacs du corps du
dragon dans sa peinture. Comme j'ai pu l'évoquer dans d'autres
articles
(http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/mon-dragon-damour.html
et
http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/07/le-dragon-cest-la-princesse.html),
le dragon peut représenter le principe féminin tout autant que le
principe masculin. Voyez le petit pied de Marguerite qui dépasse
proprement de sa robe : ne croirait-on pas y voir aussi un
phallus, mais bien différent de l'autre : puissant, maîtrisé,
sans couleur flamboyante, tourné vers le bas, il arrête, d'un geste
calme, mais fort, le mouvement du dragon qui voudrait continuer à
s'enrouler autour d'elle et à tendre vers elle sa gueule haletante.
Il rappelle aussi au Chrétien qui contemple cette image et qui
connaît par cœur les psaumes : « Tu
marcheras sur l'aspic et le basilic et tu fouleras au pied le lion et
le dragon. » (Psaume 90 ou 91, verset 13).
Dans cette dernière
image, tout en bas de la miniature, apparaît toute la violence du
dragon. Dans de nombreuses enluminures et dans de nombreux textes, le
dragon est multicolore. De fait, ce n'est pas une couleur en
particulier, mais le mélange – des couleurs, des formes, des
textures, des matières, qui était considéré comme négatif au
Moyen Age (voyez là-dessus les nombreux et excellents ouvrages de
Michel Pastoureau). Mais dans la plupart des enluminures, ces
couleurs variées du dragon apparaissaient comme des aplats
juxtaposés (comme un vêtement composé de plusieurs pièces
d'étoffes cousues entre elles). Jean Bourdichon est un des rares
peintres à donner à ses dragons un dégradé subtil, et le seul à
leur donner cette teinte qui va du bleu au jaune en passant par le
vert. Tout dragon que vous voyez ainsi est signé Bourdichon (outre
les deux sainte Marguerite signalées, il y a aussi un saint Lifard
assez célèbre dans les mêmes Heures d'Anne de Bretagne) !
Mais ce n'est pas tout : regardez le repli de sa queue. Une
troisième couleur, grise, apparaît, renforçant le contraste des
couleurs. Le dragon s'enroule sur son propre corps, évoquant cette
violence infinie de son désir inassouvi, mais aussi sa défaite :
si la queue porte, elle aussi, souvent une valeur phallique, c'est
ici un signe d'échec, l'extrémité en est pendante et plongée dans
l'ombre. En parlant d'ombre, avez-vous remarqué cette ombre étrange
de la queue sur la flanc du dragon ? Une ombre étonnamment
nette, rien à voir avec l'ombre douce de l'auréole, ni même avec
celle du pli du coude de Marguerite. D'où vient la source de lumière
qui projette cette ombre ? Peut-être légèrement de côté (de
notre côté à nous, un peu à notre gauche)... ou bien carrément
du bas ? Oui, car l'ombre est encore plus nette vers le bas !
Et précisément, cette couleur jaune du dessous du ventre du dragon,
ne vous semble-t-il pas qu'elle résulte d'une forte lumière
projetée d'en-bas ? Dans certains textes racontant la vie de
sainte Marguerite, le dragon surgit du sol, dans un grand tremblement
de terre, jaillissant du monde souterrain, c'est-à-dire de l'Enfer.
Pas de trou ni de fissure au sol qui en porterait la trace, sur cette
enluminure, mais des traces de sang éparses : sang du dragon ou
sang des damnés torturés, qu'il a apporté sous ses pattes ?
Quelle lumière pourrait venir d'en-bas, si ce n'est celle des
flammes de l'Enfer ?
*
* *
J'ai choisi de vous faire voyager dans cette œuvre du haut vers le bas. J'aurais pu, cela aurait été plus logique et plus exaltant, le faire du bas vers le haut ! Mais j'ai voulu vous montrer comment, derrière l'apparente douceur harmonieuse de cette peinture, sous le rayonnement éthéré de cette auréole trop bien peignée, régnait la violence du sang, du sexe, de la mort, du feu et de l'Enfer... Seulement, toute cette violence est parfaitement maîtrisée, dans le contenu du tableau par la sainteté pure et absolue de Marguerite, et dans sa forme par le tracé doux et fort à la fois du pinceau de Bourdichon. Ne pouvons-nous pas y lire que la peinture, que l'art, ont, tout autant que la sainteté, le pouvoir de maîtriser et de canaliser la violence?
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