Puisque
les deux derniers articles nous ont conduit à traiter de dragons et
de démons souvent associés, voire assimilés, il est temps que je
vous parle d'un tableau surprenant, qui là encore relie plusieurs de
mes centres d'intérêt puisqu'il est exposé... à Cologne !
L'été
dernier, en effet, je me suis rendue à Cologne, notamment pour y
chercher de quoi alimenter et enrichir mon roman en cours (cf.
http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/01/chemins-antiques-sentiers-fleuris-et.html).
J'étais alors tout à fait persuadée que j'allais démarrer mon
année de master en me plongeant dans la Mésopotamie et les Grecs,
et à mille lieues de penser qu'une certaine sainte Marguerite
constituerait pour moi un quelconque centre d'intérêt (cf. le même
article). Toutefois, j'ai toujours aimé les représentations de
dragons : j'en ai donc photographié quelques uns qui me
plaisaient sur des tableaux du merveilleux Wallraf Richartz-Museum.
Puis, j'ai oublié mes photos...
Or,
quelques mois plus tard, voulant par hasard montrer mes photos de
Cologne à une amie, j'ouvre le dossier consacré aux tableaux du
Musée, et voici la première image qui s'affiche sur l'écran de
l'ordinateur :
Maître
de la Sainte Parenté, XVe-XVIe s., Sainte Parenté, Cologne,
Wallraf-Richartz Museum, n°SDC10619, détail
J'ai failli en tomber de ma chaise de stupéfaction : le
personnage féminin de droite sort du corps d'un dragon, un pan de sa
robe dépasse de la gueule du dragon, elle est à genoux, les mains
jointes, et tient une croix... Bref, tous les attributs sont réunis !
J'avais photographié sainte Marguerite !!!
Mais un nouveau sujet de stupéfaction, lui irrésolu, s'y ajouta :
vous voyez le personnage féminin qui se tient derrière la
balustrade et dont les vêtements rappellent par leurs couleurs ceux
de sainte Marguerite ? Elle est en train de transpercer la gorge
de ce qui semble être aussi un dragon, plus petit et d'une autre
apparence, qu'elle tient attaché par une fine chaînette. De qui
pouvait-il bien s'agir ? Marguerite tient parfois en laisse le
dragon, j'en ai parlé ici (cf.
http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/mon-dragon-damour.html,
les deux derniers tableaux), et un personnage peut être représenté
deux fois dans un tableau, mais la sainte et le dragon seraient en ce
cas représentés exactement pareil, comme dans une bande dessinée ;
quant à l'épée, nulle trace, ni dans aucun texte ni dans aucune
image évoquant sainte Marguerite. Il fallait donc aller voir du côté
d'autres saintes au dragon : il n'y en a guère ! La plus
célèbre, Marthe, et quelques autres moins connues, sont parfois
représentées tenant le dragon en laisse avec leur ceinture, mais là
encore, jamais d'épée ; d'autre part, Marthe, bien
qu'universellement célèbre dans la chrétienté (c'est l'une des
deux sœurs, Marthe et Marie, qui accueillent Jésus, sœurs aussi de
Lazare), n'est liée à un dragon que dans le cadre géographique de
la Provence (son dragon est en fait la fameuse Tarasque de
Tarascon) : on est bien loin des pays rhénans ! Les autres
saintes sauroctones (tueuses de dragons) sont aussi des saintes
locales, et aucune dans la région de Cologne. J'étais donc
confrontée à un véritable mystère.
Tentant
le tout pour le tout, j'ai donc écrit un courriel au Wallraf
Richartz-Museum, en français, car je ne risquais pas de me faire
comprendre avec le peu d'allemand que je commence à maîtriser, ni
même en anglais. Une bouteille à la mer... Or, à ma grande
surprise et à ma grande joie, j'ai reçu une réponse dès le
lendemain, du directeur du département des peintures médiévales en
personne (Roland Krischel),
dans un français parfait, et avec la réponse à mon énigme :
« Pour la sainte en question notre catalogue de 1969 a proposé
l’identification avec Dymphne de Geel. Cette proposition a été
acceptée et confirmée par le directeur du Musée de Sainte Dymphne
à Geel, Monsieur van Broeckhoven, vers 1972 – selon une lettre de
Dr. Hans J. Domsta du 23 mars 1972 dans nos archives (Geel était
parmi les domaines de Jean VII de Mérode, représenté sur le volet
gauche du retable). » Il n'y a rien à redire à cela.
L'explication est d'une précision absolue, et tout concorde, mais...
vous aviez déjà entendu parler de sainte Dymphné, vous ?
Moi, jamais ! Évidemment, j'ai fait comme toute le monde dans
ce cas, j'ai tapé son nom sur internet. Et je suis tombée sur une
histoire étonnante ! Cette jeune fille (une vierge adolescente,
comme Marguerite et comme nombre de saintes des premiers temps du
Christianisme) était la fille d'un roi de Bretagne (Grande Bretagne)
ou d'Irlande, qui venait de perdre sa femme et qui avait décidé de
prendre sa propre fille en mariage (tiens, tiens, ça ne vous
rappelle pas quelque chose?). La pauvrette a fui au-delà des mers,
et s'est retrouvée en Flandres, à Geel (en Belgique actuelle, non
loin d'Anvers), où son père, l'ayant retrouvée, l'a fait
décapiter. Les anges ont recollé sa tête et un fou qui passait par
là (ou selon d'autres versions, le père lui-même, qui aurait agi
sous l'emprise de la folie) a recouvré la raison. Elle est donc
depuis la sainte protectrice des malades mentaux, et d'ailleurs
encore aujourd'hui, la commune de Geel accueille un important hôpital
psychiatrique !
Au
fait, vous avez trouvé à quoi fait penser l'histoire
de la princesse que son père veut épouser ? Peau d'âne, bien
sûr ! Soit l'histoire de Peau d'âne vient de celle de Dymphné,
soit les deux puisent à un motif plus ancien.
Je
retiens encore deux choses de cette légende : Geel est proche
de Cologne, où a été exécuté le tableau, et, comme dit Monsieur
Krischel, parmi les domaines du commanditaire du tableau : rien
d'étonnant, donc, à ce que cette sainte locale figure sur ce
tableau, un peu en retrait toutefois par rapport à sainte
Marguerite, bien plus universelle ; d'autre part, j'ai lu que
sainte Dymphné était
parfois représentée avec un démon enchaîné, les maladies
mentales étant - croyait-on - le fait d'une possession démoniaque :
c'est exactement le motif iconographique de notre tableau. Je n'ai
donc plus le moindre doute quant à l'identification de la sainte du
tableau.
Cependant, une question demeure : la présence de
l'une ou l'autre de ces deux saintes est somme toute banale sur un
tableau de ce sujet (saints entourant la Sainte Famille), de cette
époque et de cette aire géographique ; toutefois l'association
des deux est unique à ma connaissance et elle n'est pas anodine, le
peintre l'a d'ailleurs bien souligné en leur donnant des vêtements
de couleurs proches, presque inversées. Pourquoi le peintre ou son
commanditaire Jean VII de Mérode a-t-il voulu insister sur cette
double victoire d'une jeune fille pure sur un être monstrueux ?
Nous ne le saurons probablement jamais, mais nous pouvons lâcher
notre imagination...
*
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