samedi 11 décembre 2021

Les trois couleurs de la Vierge, à la croisée de la théologie et de la physique

 

Je vous avais parlé dans un précédent article du lien entre la couleur rouge de la robe de la Vierge dans de nombreux tableaux représentant l’Annonciation, et le sang menstruel de celle-ci, qui aurait été purifié au moment de l’Annonciation, permettant à Jésus de ne pas être conçu comme tous les humains au contact du sang menstruel, mais par le pouvoir du saint Esprit.

https://cheminsantiques.blogspot.com/2020/09/du-sang-menstruel-plein-les-musees.html

Je vous citais alors les articles sur lesquels je m’appuyais. J’ai également une petite collection de textes qui évoquent cette conception de Jésus à l’écart du sang menstruel (par exemple Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, IIIª q. 31 a. 5 ad 3, qui explique que Jésus a évité à la fois l’impureté du contact avec le sang menstruel, car il a été formé d’un autre sang, plus pur, et l’impureté de la relation sexuelle entre ses parents, car il a été conçu par l’opération du saint Esprit). Mais il me manquait un texte qui aurait pu inspirer les peintres, et qui aurait traité notamment de cette couleur rouge de la robe de la Vierge.

J’ai trouvé un tel texte dans un ouvrage de Jacques de Voragine (XIIIe siècle, comme Thomas d’Aquin), le Mariale Aureum. Le chapitre IX de cet ouvrage s’intitule « Pulchritudo Beatae Mariae », « La beauté de sainte Marie »). Jacques y explique que cette beauté consiste en trois couleurs, le blanc, le noir et le rouge. Il n’est pas traduit en français, mais on peut le trouver en latin ici :

Jacques de Voragine, Sermones aurei, éd. Figarol, Toulouse, 1874, vol. 2, p. 323-326.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11733395/f326.item.texteImage


Ces trois couleurs ne sont bien sûr pas anodines. Outre qu’on les retrouve dans l’alchimie (l’œuvre au blanc, l’œuvre au noir, l’œuvre au rouge), ce sont les trois couleurs primordiales de nombreuses sociétés, notamment dans l’Occident antique et médiéval. Je vous renvoie pour cela aux nombreux ouvrages et interviews du grand spécialiste de l’histoire des couleurs, Michel Pastoureau. Plutôt que de multiplier les exemples, je me contente de vous citer le sublime début de la version des frères Grimm (Traduction par Félix Frank, E. Alsleben, Didier et Cie, 1869) de Blanche-Neige :

C’était au milieu de l’hiver, et les flocons de neige tombaient comme des plumes ; une reine était assise près de sa fenêtre au cadre d’ébène et cousait. Et comme elle cousait et regardait la neige, elle se piqua les doigts avec son épingle et trois gouttes de sang en tombèrent. Et voyant ce rouge si beau sur la neige blanche, elle se dit : « Oh ! si j’avais un enfant blanc comme la neige, rouge comme le sang et noir comme l’ébène ! » Bientôt elle eut une petite fille qui était aussi blanche que la neige, avec des joues rouges comme du sang et des cheveux noirs comme l’ébène.


Jacques de Voragine passe donc en revue chacune de ces trois couleurs, et explique en quoi elle est constitutive de la beauté de Marie. C’est un très curieux catalogue, où l’on oscille entre la théologie et la physique. Je vous en propose la liste, assortie de quelques citations et commentaires pour les passages qui m’ont le plus intéressée.


Le blanc signifie la pureté et la virginité de Marie, parce que :

    - C’est la couleur la plus chargée de lumière, sa clarté est assimilée à celles du soleil, de la lune et des étoiles.

    - C’est une couleur si intense qu’elle « désagrège notre vision », qu’elle nous aveugle. Jacques évoque ici une amusante anecdote selon laquelle, tant que Marie était enceinte de Jésus (tant qu’elle « avait dans son utérus le soleil de la justice »), un éclat si lumineux émanait de son visage que son mari Joseph ne pouvait la reconnaître ni la distinguer, car il était ébloui quand il voulait la regarder en face !

    - La pureté est le soutien de la vertu comme la couleur blanche est le soutien d’une couleur plus vive. Jacques donne l’exemple de la laine blanche et pure que l’on peut teindre de diverses couleurs, et tout particulièrement de la pourpre, seule couleur digne de la majesté impériale.


Le noir est la couleur de l’humilité de Marie, parce que :

    - Souvent une chose brillante produit un effet noir. Il en donne comme exemples les charbons produits par le feu, les traces noires apparaissant sur l’argent brillant, et les taches répandues par l’huile éclatante. Il cite le fameux verset du Cantique des cantiques, « Nigra sum, sed formosa », « Je suis noire, mais belle ».

    - Le noir « agrège notre vision », de même que l’humilité agrège les autres vertus.

    - Le noir fait plus ressortir le blanc qui est à côté, de même que l’humilité fait plus ressortir la virginité.

    - Le noir produit sa propre lumière, comme la pupille qui est plus lumineuse quand elle est noire que si elle était blanche ; de même l’humilité est flamboyante.


Le rouge est la couleur de la charité de Marie, parce que :

    - Elle fut enflammée par le feu de l’Esprit saint. « Dans le Christ, donc, fut l’extrêmement grande cheminée du saint Esprit ; dans la Vierge fut un feu immense ; mais en nous, il y a à peine un petit feu, c’est-à-dire un amour extrêmement limité. »

    - Elle fut enveloppée de lumière solaire : elle n’en fut pas touchée en surface, mais immergée.

    - Elle fut amenée dans le cellier à vin. Jacques compare le vin à la grâce de Dieu, que l’on verse et dont on s’enivre.

    - Elle fut rougie dans le sang du Christ. Là, Jacques explique que quand elle s’est trouvée à côté de la croix, Marie a eu « le visage teint par l’effusion du sang du Christ » : autrement dit, le visage tout éclaboussé par le sang de son fils ! Il ajoute que le Christ pouvait alors dire : « Tu es mon épouse sanglante. La Lune (c’est-à-dire la sainte Vierge) est faite toute entière comme du sang. » Même si ce n’est pas dit explicitement, je me demande s’il n’y a pas ici déjà une allusion aux menstrues, qui ne sont jamais bien loin quand on parle à la fois de sang et de lune (le cycle menstruel semblant suivre le cycle lunaire)

    - « Un vêtement de pourpre fut confectionné ». L’explication symbolique qui suit est assez complexe. On comprend finalement que la Vierge est comparée à un vêtement que l’on a teint de pourpre (on retrouve la métaphore de la laine pure qui figurait dans la partie sur la couleur blanche). Les processus très concrets de la teinture sont ensuite évoqués. D’abord, « la toison est imprégnée d’un ignoble suc » : cette première étape est comparée à la conception de la Vierge elle-même dans le péché originel. On voit clairement là que Jacques de Voragine n’était pas partisan de la théorie de l’Immaculée Conception, débat qui a agité les théologiens du XIII au XIXe siècle, où elle a fini par être adoptée comme dogme par l’Église ; mais au XIIIe siècle, la théorie contraire l’emportait. Je suppose que l’ « ignoble suc » doit être le mordant utilisé pour fixer la teinture, pour lequel on utilisait parfois de l’urine ou d’autres substances malodorantes ; il symbolise le sang menstruel de la mère de la Vierge, dans lequel elle fut conçue « dans le péché originel », reprenant donc la tradition habituelle de comparer le sang menstruel à quelque chose de dégoûtant, mais ici quelque chose de dégoûtant nécessaire pour aboutir à quelque chose de beau ! Deuxième étape : la teinture elle-même symbolise la variété de vertus dont fut ornée la Vierge. Troisième et dernière étape : le trempage de l’étoffe teinte, qui permet de la purifier, symbolise « le bain du saint Esprit », dans lequel la Vierge fut totalement purifiée.


La dernière partie est donc particulièrement intéressante par rapport aux tableaux des artistes de la même époque représentant l’Annonciation. Jacques de Voragine ne dit pas que la Vierge est vêtue de rouge, ni que cette couleur rouge représente le sang menstruel dans lequel elle a été conçue ; mais il la compare elle-même à un vêtement teint de rouge et compare le mordant qui a servi pour la teinture au sang menstruel de sa conception. On est donc dans une symbolique très proche, et il est tout à fait probable que ce type de représentations s’inspirait du texte de Jacques de Voragine, ou peut-être d’autres textes du même genre que je ne connais pas encore.

*

 

Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d’anciens, c’est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques

samedi 27 novembre 2021

L’étrange miroir du père de la nicotine, ou « Nous sommes tous des femmes menstruées »


Travaillant ces jours-ci pour mes recherches sur le regard toxique de la femme menstruée, je me suis retrouvée face à un court énoncé de Pline l’Ancien perdu dans un de mes documents, sans référence. Il s’agit de « speculorum fulgor aspectu ipso hebetatur », « l’éclat des miroirs se ternit à leur simple regard ». J'en ai finalement vite retrouvé l'origine, puisque cet énoncé figure dans la longue et célèbre litanie de Pline énumérant les méfaits du sang menstruel. La référence en est donc le livre VII, chapitre 15 (ou 13, selon les éditions) de l’Histoire Naturelle de Pline.

Si vous avez la curiosité de découvrir ce texte, vous pouvez jeter un œil ici :

http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/pline_hist_nat_07/lecture/5.htm

(La traduction française est celle d’Émile Littré de 1877, que je trouve assez discutable sur certains passages, mais convenable pour vous donner une idée ; j’en ai fait une traduction personnelle qui figurera dans ma thèse, mais que je ne publie pas encore maintenant.)


Mais auparavant, la paresse m’avait poussée à tout simplement recopier dans un moteur de recherche l’énoncé latin « speculorum fulgor aspectu ipso hebetatur ». Bienheureuse paresse qui m’a fait faire une étonnante découverte ! Je vois en effet : « La lueur des miroirs se gaste par soy y mirer, Aspectu ipso hebetatur fulgor speculorum. » La même phrase latine, donc, malgré quelques permutations de mots, et une traduction française plutôt étonnante, que l’on pourrait rendre en français du XXIe siècle par « La lueur des miroirs se ternit quand on s’y regarde » ou « à force de s’y regarder ». En cliquant sur le lien, je constate que cela vient d’un dictionnaire de la langue française de 1606, par Jean Nicot, le Thresor de la langue francoyse, dont on peut lire la phrase où figure cet énoncé ici : https://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?p.4:79./var/artfla/dicos/TLF_NICOT/IMAGE/.

Ayant cherché à en savoir plus, j’ai découvert que cet ouvrage est souvent considéré comme le premier vrai dictionnaire de langue française (je l’ignorais, toute professeuse de français que je suis !), et que ce monsieur Jean Nicot n’est autre que l’introducteur en France du tabac, nommé aussi « nicotine », d’après son propre nom !

https://www.dicopathe.com/livre/thresor-de-la-langue-francoise-tant-ancienne-que-moderne/

Cela étant établi, revenons à la phrase et à la page du dictionnaire où elle figure. Il s’agit de la définition du mot « miroirs », présenté au pluriel et que voici dans son intégralité :

miroirs

Les miroirs d’un senglier,

La lueur des miroirs se gaste par soy y mirer, Aspectu ipso hebetatur fulgor speculorum.

Un miroir, Speculum.

Le premier point aborde un sens particulier que j'ignorais. Les « miroirs » ou « mires » d'un sanglier désignent en effet ses défenses, soit parce qu'elles sont retournées en-dedans comme pour se mirer, soit parce que leur surface est luisante. Voir : https://www.cnrtl.fr/definition/mires//3. Le troisième point donne simplement la traduction du mot en latin, « speculum ». Quant au deuxième point, c’est une phrase d’exemple, et c’est notre phrase. Or elle est complètement sortie du contexte du texte de Pline qui la contenait et qui parlait des femmes menstruées. Pline reprenait là un étonnant texte d’Aristote qui expliquait selon les lois de la physique pourquoi et comment le regard d’une femme menstruée ternit la surface d’un miroir (vous pouvez le lire ici : http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/aristote_reves/lecture/2.htm ; paragraphes 7 à 9 ; traduction là aussi ancienne et discutable de J. Barthélémy Saint Hilaire datant de 1847, mais suffisante à la compréhension générale).

La traduction française proposée dans le dictionnaire de Nicot gomme complètement ce contexte. Le mot « ipso » qui signifie ou « ce… même » ou « ce… lui-même », appliqué à « aspectu » (« regard ») indiquait dans le texte de Pline que l’on parlait de « ce regard même [des femmes menstruées] » (que j’ai traduit par « leur simple regard », Littré – qui est passé sans raison de « les femmes menstruées » à « la femme menstruée » – traduisait par « son regard »). Mais on peut aussi comprendre que « ipso » renvoie à « soi-même », d’où la traduction dans le dictionnaire de Nicot par « par soy y mirer ». Cependant, le sens est radicalement différent. Dans le premier cas, le regard des femmes menstruées peut ternir un miroir ; dans le second cas, c’est le regard de quiconque se mire en un miroir qui a cette inquiétante faculté ! Est-ce Nicot qui est l’auteur de ce curieux glissement de sens ? Ou un autre auteur qu’il aurait repris sans vérifier la source ? Et, qui que ce soit, ce glissement de sens est-il volontaire (la phrase l’arrangeait bien et il l’a sortie de son contexte pour plus de commodité?) ou involontaire (la phrase s’est retrouvée quelque part isolée de son contexte et il l’a reprise en ignorant d’où elle sortait) ? Je me prends à penser que les vapeurs de sa chère nicotine ont peut-être légèrement embrouillé les idées du brave sieur Nicot !

Et finalement, que signifie la phrase dans cette traduction ? Que veut-on dire par « La lueur des miroirs se ternit à force de s’y regarder » ? Difficile de croire à l’affirmation d’une réalité physique, comme on le prétendait pour les femmes menstruées Je pense qu’il s’agit peut-être plutôt d’une métaphore morale, avertissant ceux qui seraient tentés de trop contempler leur propre image, un rappel du mythe de Narcisse, en somme…

Quoi qu’il en soit, c’est bien une phrase qui ne concernait au départ que les femmes menstruées, qui se retrouve énoncée comme une généralité, et même comme unique phrase d’exemple du mot « miroir » dans le premier dictionnaire d’histoire de la langue française ! Eh oui, grâce à Jean Nicot, devant un miroir, nous sommes toutes et tous des femmes menstruées !

*

 

Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d’anciens, c’est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques


vendredi 8 octobre 2021

Le Touareg de Nogent-sur-Marne

 

 

Journal des voyages, 1907

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34446531j/date1907

19 mai 1907 : Les Touaregs du Sahara

 

Habitante de Nogent-sur-Marne, j’aime me promener dans le Jardin d’Agronomie Tropicale du Bois de Vincennes, situé dans la partie du Bois de Vincennes attenante à Nogent. Ce jardin comporte encore de nombreux vestiges, plus ou moins bien restaurés, d’une exposition coloniale de 1907. Ayant récemment découvert avec émerveillement le site de la BNF « RetroNews », qui permet de se plonger dans la presse française de 1631 à 1950, j’ai eu la curiosité de voir ce qui se disait à propos de cette exposition coloniale. Au milieu d’articles évoquant sur un même ton lyrique et banal les quelques curiosités exotiques à voir absolument, apparaissent quelques anecdotes : la visite officielle du président de la République, celle – plus haute en couleurs – de la reine de Madagascar, la fuite de quelques éléphants en plein Bois de Vincennes, et enfin des vols à la tire dont s’est rendu coupable l’un des Touaregs figurant dans l’exposition.

C’est cette histoire que je veux vous raconter aujourd’hui, et j’espère redonner sa juste place à cet homme – dont le nom, vous le verrez, n’est même pas certain. Il a commis une erreur, certes. Un petit vol à la tire comme il s’en commet des centaines tous les jours en 1907 comme en 2021. Il a eu un procès équitable, a écopé de six mois de prison avec sursis, et on n’a plus entendu parler de lui. Les choses auraient pu en rester là. Il ne méritait pas le déferlement de racisme dont il a été victime dans la presse française.



Des Touaregs à Nogent

Mais commençons par évoquer le contexte. Les touaregs et les éléphants de l’Inde étaient les deux clous de l’Exposition. Celle-ci n’ouvre officiellement qu’en juin, mais dès le mois de mars, on annonce l’arrivée des Touaregs :

 

Le Gaulois, 14 mars 1907

https://www.retronews.fr/journal/le-gaulois/14-mars-1907/37/204169/1


Le début de l’article ne trompe pas : malgré les nombreuses négations, ce sont les mots « en marche », « terreur », « hostile » et « pillage » qui ressortent. Le groupe est ensuite qualifié de « horde », terme appliqué habituellement aux animaux sauvages, ou à des troupes militaires désordonnées. La suite de l’article, qui part dans des explications ethnologiques et physiques sur le litham, ne peut faire oublier la fracassante entrée en matière.



 Le Petit Parisien, 16 mai 1907

https://www.retronews.fr/journal/le-petit-parisien/16-mai-1907/2/82846/1

 


 Carte postale de 1907


 


La pelouse où était établi le campement touareg, telle qu’on peut la voir de nos jours.

Photographie prise par moi-même le 2 mai 2021.

Au premier plan, une œuvre de l’artiste Nathalie Tirot qui mêle des photographies d’archives du Jardin d’agronomie Tropicale avec des photographies prises par elle des lieux actuels.



Le chameau mangé

Un premier événement déchaîne la stupeur des journalistes et du public. Suite à un accident lors d’une course de chameaux, on doit abattre un animal. Les Touaregs ont alors une réaction inattendue pour les visiteurs. De nombreux journaux relatent l’événement. En voici le récit le plus détaillé :

 

 
Le Radical, 13 juillet 1907

https://www.retronews.fr/journal/le-radical-1881-1931/13-juillet-1907/795/2544919/4

 

Je pense que la stupeur des visiteurs et des journalistes vient du fait que le chameau était pour eux un animal destiné à être exposé ou à être utilisé pour des courses, et qu’ils n’imaginaient pas qu’il puisse être consommé. N’oublions pas aussi que ces visiteurs et journalistes sont des urbains. J’imagine qu’un paysan français aurait été beaucoup moins étonné de l’attitude des Touaregs et n’aurait lui-même pas laissé perdre la viande d’une vache accidentée (il y aurait peut-être plus de débat – encore aujourd’hui – sur la viande de cheval, qui justement a un statut plus proche du chameau, ce qui explique sans doute en partie les réticences des Parisiens). D’ailleurs, la réaction du vétérinaire et celle finale du commissaire montrent bien qu’il n’y avait aucune incohérence ni aucun interdit à consommer cette viande de chameau. Ce qui n’empêche pas le journaliste de déverser son ironie : « ces messieurs », « ces gens à demi-sauvages n’étaient pas initiés aux beautés de la législation nationale », « des vociférations qu’on prit pour ds manifestations d’enthousiasme », « des ménagères », « une cuisine de haut goût »…



Le vol de Mahamadi ben Djehella

Et soudain, les 15, 16 et 17 septembre, des dizaines et des dizaines de journaux se font l’écho de ce qui n’est au fond qu’un banal vol à la tire, mais qui met en scène l’un de ces Touaregs si étrange aux yeux des visiteurs parisiens – et désormais des commerçants nogentais.

 


 Le Petit Parisien, 15 septembre 1907

https://www.retronews.fr/journal/le-petit-parisien/15-septembre-1907/2/82606/2

(le même texte est reproduit dans le numéro du 22 septembre!)

 

Je passe sur le premier titre, « le nègre voleur », somme toute assez factuel malgré la connotation péjorative du mot « nègre ». En revanche, le deuxième titre « L’amour des petites Parisiennes perdit le géant soudanais » est clairement une mise en scène. Le journaliste a envie de nous raconter une histoire, et tant mieux si le cliché sur les « petites Parisiennes » s’ajoute à celui sur les Noirs. Le journaliste attribue à notre homme toute une biographie le faisant naviguer jusqu’au Japon et se battre vaillamment comme mercenaire. Biographie sans doute largement fantaisiste, d’après ce qui sera dit dans d’autres articles.

Après une première mention de son nom complet (« Mahamadi ben Djehella » ; mais on verra que ce nom variera beaucoup sous la plume des journalistes), l’homme est appelé par son prénom (ce que le journaliste n’aurait pas fait pour un Français), et désigné par diverses expressions : « le géant soudanais », « le bon nègre », « le colosse », « le nègre », « le grand nègre », qui n’ont aucun rapport avec le sujet de l’article. Dans un dialogue probablement inventé, il est montré s’exprimant naturellement dans le langage « petit nègre » dont on sait que c’est une pure construction coloniale destinée à discriminer linguistiquement les colonisés (voir à ce sujet, par exemple : https://www.franceculture.fr/sciences-du-langage/le-francais-petit-negre-une-construction-de-larmee-coloniale )

Outre l’attrait d’une anecdote sur l’Exposition, on voit que ce qui a cristallisé l’intérêt des journalistes, c’est la rencontre fortuite entre deux faits.

D’une part, Mahamadi est décrit comme beau et grand. Ce qui n’est au début de l’article qu’un simple constat (« pas moins de deux mètres de haut », « superbe et majestueux ») tourne différemment à partir du 5e paragraphe où entre en scène l’attrait particulier qu’il provoque sur les femmes. Le fantasme de l’homme noir qui serait puissant sexuellement, et d’autant plus si c’est un « géant de deux mètres » existe encore en plein XXIe siècle, et c’est ce qu’il faut entendre ici implicitement, particulièrement quand le journaliste évoque le désir de plusieurs femmes d’en faire leur domestique.

D’autre part, il se trouve que l’objet de ses larcins était des sous-vêtements féminins. Ces « pantalons de femme » étaient en effet de larges et longs caleçons en coton blanc que les femmes de 1907 portaient sous leurs jupes.

Il était évidemment tentant pour le journaliste de chercher un lien rationnel entre ces deux faits.


Un nouvel article apparaît dans une dizaine de journaux les 16 et 17 septembre avec quelques variantes. En voici deux versions :

 

 
L’Événement, 16 septembre 1907

https://www.retronews.fr/journal/l-evenement-1872-1956/16-septembre-1907/1787/3604121/3



 L’Aurore, 16 septembre 1907

https://www.retronews.fr/journal/l-aurore-1897-1914/16-septembre-1907/1/870361/3

 

Le ton est assez différent du premier article. Il n’est plus du tout question de « vouloir faire plaisir petites femmes ». Ici, le vol est présenté comme purement motivé par l’appât du gain, dû à un salaire de figurant qu’il jugeait trop peu rémunéré. Cette trop faible rémunération était d’ailleurs probablement réelle, mais aucun des journalistes ne s’y attarde. Quant au choix des sous-vêtements féminins, il est présenté comme une erreur comique qu’aurait faite Mahamadi : l’un des articles le montre par les points de suspension avant « de femmes », l’autre par un « devinez quoi ? » entre tirets qui établit une connivence avec le lecteur.

On ne parle plus de la beauté de l’homme en tant que personne, mais de la beauté de la couleur de sa peau, « un noir du plus bel ébène », comme si c’était un objet. C’est encore pire avec l’article suivant, « D’un noir admirable et la conscience du même ton que sa peau », qui se livre à une comparaison scandaleuse entre la noirceur du corps et la noirceur de l’âme ou de la conscience.



Le procès de Hamadi ben Djilalli

Deux semaines plus tard a lieu le procès, qui est à son tour abondamment relaté dans les journaux. Première surprise : Mahamadi ben Djehella s’appelle maintenant Hamadi ben Djilali, quand ce n’est pas « bel Djillali », « ben Djilelli ». Ou ne serait-ce pas plutôt… Dans Le Rappel, du 6 octobre, le journaliste l’appelle d’abord « Hamadi-ben-Djebbi », puis quelques lignes plus loin à peine « Hamadi-ben-Djelli » (https://www.retronews.fr/journal/le-rappel/6-octobre-1907/144/308085/4). Incompétence du journaliste et de ses collègues, même pas fichus de relire correctement un article de quelques lignes ? Ou erreur délibérée de ce journaliste, laissant entendre plus ou moins consciemment que ces gens-là (les Touaregs / les Noirs / les Musulmans / les colonisés) ont des noms impossibles à retenir ? Dans les deux cas, c’est honteux ! (Notons que le journaliste lui-même se nomme « Blondeau », mais bon, je m’abstiendrai de toute plaisanterie mal placée…)

Là encore, ce sont des dizaines de journaux qui font un compte-rendu de ce procès. Je me limiterai à trois, assez représentatifs.

 

 
Le Matin, 5 octobre 1907

https://www.retronews.fr/journal/le-matin/5-octobre-1907/66/175429/5

 

On retrouve le pseudo-ton didactique qu’on avait avec l’explication du « litham » : ici, le journaliste nous explique que « Targui » est le singulier de « Touareg ». J’aurais d’ailleurs sans doute dû moi-même employer ce terme dans ses emplois au singulier au long de mon article. J’ai gardé « Touareg » comme étant le plus courant en français encore aujourd’hui.

On retrouve également les « formes athlétiques », même s’il n’est ici pas fait mention de sa haute taille ni de la couleur de sa peau.

Première surprise : il n’est plus question de ses aventures dans la guerre russo-japonaise ! On apprend en revanche qu’il a servi durant quatre années dans les tirailleurs soudanais, ce qui, à vrai dire, est un peu plus vraisemblable.

Deuxième surprise : Hamadi n’a pas du tout « avoué tous ses larcins », comme le disait le journaliste du premier article, mais a protesté de son innoncence. Par gestes.

Eh oui, car troisième surprise – et de taille ! « Hamadi ne sait pas un mot de français ». Difficile en ce cas de l’imaginer prononcer « Moi vouloir faire plaisir petites femmes, mais Allah punir », comme le prétendait le journaliste du premier article.


 

La Petite République, 5 octobre 1907

https://www.retronews.fr/journal/la-petite-republique/5-octobre-1907/667/1884889/4

 

Cet article-là commence très fort avec sa description d’ « un nègre de haute taille, trapu, les cheveux crépus, les lèvres épaisses. » C’est-à-dire exactement l’apparence physique que les lecteurs de La Petite République s’attendent à ce qu’ait un « nègre ». On en apprend ici un peu plus sur sa biographie : avant de rentrer chez les tirailleurs, il aurait été ouvrier monteur sur bronze à Saint-Louis et à Dakar. Est-ce aussi fantaisiste que son engagement dans la guerre russo-japonaise ?

Quant à l’objet du vol, on est toujours dans la lingerie (également évoquée dans l’article précédent), mais les objets trouvés lors du flagrant délit ne sont plus des pantalons de femmes, mais des chemises – dont il n’est pas précisé si elles sont pour femmes ou pour hommes. L’allusion implicite à un fétichisme plus ou moins sexuel a disparu. On ne saura jamais si les témoins ont jugé plus convenable au moment du procès de parler de chemises plutôt que de pantalons pour femmes ; ou si ces pantalons pour femmes avaient été inventés par le premier journaliste, émoustillé par le sous-entendu sexuel.


 

Le Journal, 5 octobre 1907

https://www.retronews.fr/journal/le-journal/5-octobre-1907/129/244299/2

 

L’auteur de cet article insiste lui aussi sur le fait que l’inculpé ignore totalement la langue française. Et cette fois-ci, on apprend que les chemises volées seraient roses… Serait-ce à nouveau un discret indice du genre des personnes à qui étaient destinées ces chemises ? J’avoue ne pas savoir si en 1907, un sous-vêtement rose était considéré comme féminin ou non. Je saurais gré à mes lecteurs qui en savent plus de me le dire. J’ai vu des sous-vêtements (chemises, pantalons pour femmes, caleçons pour hommes) qui avaient été portés par mes arrière-grand-parents au début du XXe siècle, mais ils étaient tous blancs.



Alors, Hamadi ben Djilalli (je tends à penser que le nom employé pour le procès était le plus proche de la vérité), devenu bien malgré toi héros d’un vrai roman d’aventures pour lecteurs de journaux français en mal d’exotisme, on ne saura jamais vraiment qui tu étais, comment tu prononçais ton nom, quelle a été ta vie avant et après ton voyage à Paris, ni ce que tu as vraiment fait dans ces boutiques de Nogent-sur-Marne. Si je pouvais venir te chercher dans le passé, j’aimerais te montrer le Nogent-sur-Marne de 2021. Tu y croiserais plein de Noirs, des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, se promenant avec d’autres Noirs, avec des Blancs, avec des gens de toutes sortes de nuances de peau et de toutes origines. Le racisme n’a pas disparu, non, mais on ne te regarderait plus comme un objet exotique au même titre que les éléphants et les chameaux.

 

*

 

Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d’anciens, c’est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques


vendredi 24 septembre 2021

Des miettes et du sang dans une ceinture de grossesse médiévale

L’article d’aujourd’hui sera un résumé (assorti de mes propres réflexions) d’un article de recherche scientifique publié le 10 mars 2021 en anglais et que vous pouvez lire directement à cette page :

https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rsos.202055

Cela concerne un objet désigné en anglais par l’expression « birthing girdle », que l’on pourrait traduire par « ceinture de grossesse », mais il s’agit de quelque chose de bien plus spécifique. Les femmes du Moyen Âge qui voulaient protéger leur santé et la santé de l’enfant à naître, et garantir que la grossesse et l’accouchement se dérouleraient bien utilisaient fréquemment une pratique magique tolérée, mais assez mal vue tant des hommes d’Église que des médecins, qui consistait à apposer sur leur ventre pendant la grossesse ou au moment de l’accouchement un parchemin d’une certaine forme. Il en existait de trois types : soit un livre miniature, soit une large feuille pliée souvent en seize, avec les coins coupés pour faciliter la pliure, ce qui en faisait une feuille ajourée composée de petits octogones, soit une longue feuille enroulée.

Si je les connais aussi bien, c’est que presque toujours, en plus de crucifix, de figures kabbalistiques, de carrés magiques, de prières à la Vierge, etc., le parchemin comportait un texte relatant la Vie de sainte Marguerite, la sainte sortie indemne du corps du dragon qui l’avait dévorée, thème de ma recherche de master. L’explication qu’en donnaient les médiévaux eux-mêmes, c’est que Marguerite dit à la fin de plusieurs textes de sa Vie qu’elle protégera toutes les femmes qui l’invoqueront pour faciliter leur grossesse ou leur accouchement. En réalité, il est probable que cette mention dans les textes (qui apparaît à partir du XIIe siècle) n’est venue qu’entériner une pratique qui existait déjà. Et la raison pour laquelle les femmes invoquaient spontanément sainte Marguerite à cette occasion est certainement à aller chercher du côté du dragon : soit à cause du pouvoir protecteur que cet animal avait dans les sociétés païennes et que le Christianisme a essayé tant bien que mal d’étouffer en en faisant un animal diabolique, soit à cause du parallèle entre Marguerite sortant indemne du corps du dragon et l’enfant que l’on souhaite voir sortir indemne du ventre de sa mère.

Quelle que soit la forme, l’objet pouvait être conservé dans un étui ou une bourse, en cuir ou en tissu, que la femme pouvait porter en permanence sur elle. De tels sachets, contenant parfois toutes sortes d’autres amulettes, ont pu traverser les siècles de façon surprenante. Pour en voir un exemple fascinant, il faut lire l’article d’Alphonse Aymar de 1926 sur « Le sachet accoucheur et ses mystères » (en ligne : https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1926_num_38_149_8320) : Alphonse Aymar y raconte comment il a eu entre les mains un sachet rempli d’amulettes conservé de génération en génération dans une famille d’Auvergne. Il en a fait un inventaire minutieux. Le sachet comportait entre autres plusieurs manuscrits anciens pliés, dont il a pu dater les plus anciens du début du XIVe siècle ! Après son examen, le savant a soigneusement remis tous les objets dans le sachet et l’a rendu à la famille qui en était propriétaire. Je me plais à croire qu’il sert encore aujourd’hui à soulager les grossesses et les accouchements !

Quant au parchemin lui-même, il pouvait être posé à même le ventre notamment pendant l’accouchement ; et ceux en forme de rouleau s’y prêtaient bien, formant, une fois déroulés, ce fameux type de ceinture dont il va être question ici.


Il s’agit d’un manuscrit conservé à la Wellcome Library à Londres, et portant la référence Ms. 632. L’objet fait trois mètres de long. Il a été produit à la fin du XVe siècle en Angleterre. Il ne contient pas de Vie de sainte Marguerite – pour une fois ! – mais diverses prières et des illustrations, notamment une représentation de la blessure ouverte de Jésus d’où s’échappe un flot de gouttes de sang, qui, à mon avis, devait signifier tout autre chose pour une femme qui s’apprêtait à voir sa vulve béante et sanguinolente au moment de l’accouchement ! Vous pouvez en voir l’image dans l’article (au premier lien que je vous ai donné).

Or, ce manuscrit conserve des traces visibles d’usure, et donc d’usage. Ainsi, un crucifix vert presque à moitié effacé (voir l’image) a probablement été frotté ou embrassé à de maintes reprises. J’avais déjà abordé la question de ces manuscrits amulettes touchés ou frottés, et du rôle spécifique que semble avoir joué en cela l’image du dragon dans cet article précédent de mon blog : https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/11/toucher-limage-du-dragon.html .

Les chercheurs auteurs de l’article ont analysé la texture du manuscrit et ont trouvé des traces de bien d’autres choses que de l’encre et du parchemin.

Des traces de miel, de lait, d’œufs, de céréales et de légumes, montrent que les parturientes ont porté la ceinture pendant leur grossesse et ont suivi scrupuleusement des conseils donnés dans des recueils médicaux, qui recommandent par exemple des pessaires (compositions pharmaceutiques que l’on introduit dans le vagin) composés précisément de ces ingrédients. La ceinture était portée autour du ventre, mais pouvait aussi passer entre les jambes (les chercheurs proposent trois hypothèses sur la manière de la porter : vous en retrouverez le schéma dans leur article), ce qui explique qu’il puisse y avoir des traces des ingrédients d’un pessaire. Certains de ces ingrédients pouvaient aussi être utilisés dans des onguents.

Des traces de protéines humaines ont également été trouvées. Or ces protéines sont précisément celles que l’on trouve dans le fluide cervico-vaginal. Cela montre donc que les femmes utilisant cette ceinture l’ont aussi portée au moment de l’accouchement lui-même. C’est bien sûr une découverte capitale, qui permet de confirmer les hypothèses sur l’usage matériel de ce genre d’objets.

Enfin, petit détail amusant : quelques traces de protéines de souris prouvent que le parchemin a dû être entreposé entre deux grossesses dans un placard ou autre lieu fréquenté par des souris…


Et n’oubliez pas, si cet article vous a plu, allez lire « Toucher l’image du dragon » : https://cheminsantiques.blogspot.com/2018/11/toucher-limage-du-dragon.html


*

Ajout en novembre 2024 :

On peut admirer des photos d'une autre ceinture de grossesse, aussi conservée en Angleterre, à cette page :

https://blogs.bl.uk/digitisedmanuscripts/2024/09/medieval-women-1-month-to-go.html

(sous-partie "Birth girdle") 


*


Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d’anciens, c’est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/


Les nouveaux articles sont aussi partagés sur twitter : https://twitter.com/CheminsAntiques