Pour ce troisième et dernier épisode sur les pouvoirs magiques du
sang menstruel, je pars d'un texte d'Aristote, fondamental, car il me
semble (en l'état de mes recherches) que c'est historiquement le
premier texte qui attribue au sang menstruel un pouvoir de type
magique. Je dis « de type magique » et non « magique »,
car vous allez voir qu'Aristote tente de l'expliquer d'une manière
très scientifique. Cette tentative d'explication scientifique reste
toutefois bien confuse et incompréhensible pour nous et nous sommes
tentés d'en rire. Rions, mais restons humbles : Aristote avait
une culture et une intelligence phénoménales, et si nous avions
vécu au IVe siècle av. JC, sans pouvoir accéder à un article de
Wikipédia en trente secondes, nous ne lui serions certainement pas arrivés à la
cheville !
« Ἐν
γὰρ τοῖς ἐνόπτροις τοῖς σφόδρα
καθαροῖς͵ ὅταν τῶν καταμηνίων ταῖς
γυναιξὶ γινομένων ἐμβλέψωσιν εἰς τὸ
κάτοπτρον͵ γίνεται τὸ ἐπιπολῆς τοῦ
ἐνόπτρου οἷον νεφέλη αἱματώδης· κἂν
μὲν καινὸν ᾖ τὸ κάτοπτρον͵ οὐ ῥᾴδιον
ἐκμάξαι τὴν τοιαύτην κηλίδα͵ ἐὰν
δὲ παλαιόν͵ ῥᾷον. Αἴτιον δέ͵ ὥσπερ
εἴπομεν͵ ὅτι οὐ μόνον πάσχει ἡ ὄψις
ὑπὸ τοῦ ἀέρος͵ ἀλλὰ καὶ ποιεῖ τι
καὶ κινεῖ͵ ὥσπερ καὶ τὰ λαμπρά· καὶ
γὰρ ἡ ὄψις τῶν λαμπρῶν καὶ ἐχόντων
χρῶμα. Τὰ μὲν οὖν ὄμματα εὐλόγως͵
ὅταν ᾖ τὰ καταμήνια͵ διακεῖται ὥσπερ
καὶ ἕτερον μέρος ὁτιοῦν· καὶ γὰρ
φύσει τυγχάνουσι φλεβώδεις ὄντες.
Διὸ γινομένων τῶν καταμηνίων διὰ
ταραχὴν καὶ φλεγμασίαν αἱματικὴν
ἡμῖν μὲν ἡ ἐν τοῖς ὄμμασι διαφορὰ
ἄδηλος. »
« Quand
les miroirs sont parfaitement nets, il est certain que si des femmes
qui ont leurs règles s'y regardent, il s'étend sur la surface du
miroir comme un nuage de vapeur sanguine. Si le miroir est neuf, il
n'est pas facile de faire disparaître cette tache ; au contraire, il
est facile de l'enlever si le miroir est vieux. La cause de ce fait,
comme nous l'avons déjà dit, c'est que non seulement la vue éprouve
quelque chose de l'air, mais aussi qu'elle agit elle-même sur lui et
le déplace, tout comme le font les objets brillants. La vue, en
effet, peut être classée parmi les objets brillants et qui ont une
couleur. Il est donc tout simple que les yeux quand il y a les
règles, se comportent comme toute autre partie de leur corps,
puisqu'ils sont aussi remplis de veines. À l'époque des règles, le
changement qui survient dans les yeux, par suite du trouble général
de l'organisation, et de l'inflammation sanguine, peut très bien
échapper à notre observation, mais il n'en existe pas moins. »
Aristote,
Opuscules. Des rêves, II, 7-9 (459b-460a),
traduction
d'après J. Barthélémy Saint Hilaire,
La
Psychologie d'Aristote. Opuscules,
Paris, Dumont, 1847 (j'y ai fait quelques modifications)
Je trouve que ce texte pseudo-scientifique fait écho à des motifs
psychologiques et littéraires profondément ancrés dans nos
cultures, des archétypes. Et notamment deux : le miroir magique
et la tache de sang indélébile.
Le miroir magique qui apparaît dans le conte de Blanche Neige aurait-il un rapport avec ceux
décrits par Aristote ? Que se passe-t-il au moment où la
méchante reine n'est plus la plus belle du monde et se trouve
dépassée par Blanche Neige ? Ne peut-on pas imaginer qu'elle a
été rattrapée par la ménopause, signe tangible de la vieillesse ?
Tandis que Blanche Neige a peut-être au même moment eu ses
premières règles, signe qu'elle est devenue une femme féconde et
donc désirable ? La reine fait ensuite demander le cœur et le sang de Blanche Neige, qu'elle consomme. Ce n'est pas une simple cruauté, boire du sang n'est pas anodin, dans quelque culture que ce soit. Et plus précisément le sang menstruel : on a vu dans l'article précédent qu'un homme qui boit du sang menstruel peut se retrouver attiré par la femme à qui appartient ce sang ; et une femme ménopausée qui boit le sang menstruel d'une autre femme, ne pourrait-elle pas retrouver la jeunesse de cette femme ? Je n'en ai pas encore trouvé de traces (je vous tiens au courant, car je lis beaucoup de recettes magiques du Moyen Âge...), mais cela me semble cohérent.
Quant à Blanche Neige, n'oublions pas que sa naissance elle-même est liée au sang de sa mère, qui s'est « piqué le doigt avec une aiguille » : il faut évidemment y voir le symbole d'un autre sang, soit le sang de la défloration, signe qu'elle a eu son premier rapport sexuel avec son époux, ou sang des menstrues, signe de sa fertilité en puissance (si ce sont ses premières pertes) ou avérée (on a longtemps cru que le sang menstruel ne disparaissait pas lors de la grossesse, mais servait à la conception de l'embryon, puis à sa nourriture).
La tache de sang indélébile, elle, me fait penser
naturellement à celle qu'a faite la femme de Barbe Bleue (autre conte popularisé par Perrault) sur la clé interdite, motif
fascinant entre tous et que j'ai déjà évoqué sur ce blog (http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/09/la-cl-interdite.html). Je me rends d'ailleurs compte en relisant ce que j'écrivais en 2008 que c'était un petit peu inexact : les Romains (comme d'ailleurs les Grecs et les gens du Moyen Âge) ne pensaient pas que le sang des deux parents se mélangeaient, mais que le liquide séminal du père se mélangeait au sang menstruel de la mère (qui, selon les uns était une sorte de liquide séminal, mais c'est un grand débat que j'ai déjà évoqué : http://cheminsantiques.blogspot.com/2019/03/le-corps-feminin-et-le-fromage-une.html). En relisant donc cet article ancien, je me dis que, finalement, tout dans l'histoire de Barbe Bleue parle de sang menstruel : les femmes, le sang, le secret, l'interdit, la tache indélébile...
C'est aussi la tache de sang indélébile sur les mains criminelles
de Lady MacBeth dans la pièce éponyme de Shakespeare… Une femme,
encore !
Le motif est enfin décliné, mais avec un recul parodique, dans Le
Fantôme de Canterville d'Oscar Wilde, où une tache présumée
indélébile finit par être effacée sans peine par des personnages
intelligents et éclairés qui ne croient pas aux superstitions. Puisse-t-il en être ainsi des tabous liés aux menstrues !
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