samedi 6 janvier 2018

La mystérieuse petite sirène


Je vous parle aujourd'hui d'une mystérieuse petite sirène que j'ai rencontrée avant-hier.
Elle m'a fait signe depuis une vitrine de l'exposition sur le verre au Moyen Âge au Musée de Cluny. Il fallait vraiment faire attention, car elle ne mesure que quelques centimètres. Il s'agit d'une petite enseigne en plomb trouvée lors d'un dragage de la Seine.


Cette enseigne ornait sans doute un petit miroir de poche. Elle représente en tout cas une sirène tenant elle-même un miroir (un de ces miroirs ronds et bombés des XVe et XVIe siècles) de la main droite et un peigne de la main gauche.
Plus mystérieuse pour moi est l'épée qui lui traverse le ventre. C'est un motif que je n'ai jamais rencontré. Le miroir et le peigne sont courants comme symboles de vanité ou de coquetterie au Moyen Âge. La sirène représente a priori le paganisme, mais a des résonances bien plus profondes si l'on tente de creuser l'inconscient collectif médiéval. Ainsi une sirène représentée sur un bas-relief roman en compagnie d'un dragon et d'un griffon pourrait être la métaphore des démons intérieurs de notre âme (cf. Leclerq-Marx Jacqueline, « Le dragon comme métaphore des démons intérieurs. Mots et images, in Le dragon dans la culture médiévale, colloque du Mont Saint-Michel, 31 octobre - 1er novembre 1993, Danielle Buschinger, Wolfgang Spiewok (dir.), Greifswald, Reineke-Verlag, 1994, p. 46-47, ill. p. 54). Quant à la célèbre figure de Mélusine, sirène ou femme-dragon en cachette de son mari à certains moments réguliers, elle symbolise tous les mystères, inquiétants pour les hommes, du corps féminin et de ses secrets. Mais l'épée ne correspond à rien que je connaisse.
On peut cependant faire des hypothèses. Cette épée qui traverse le ventre de la sirène sans visiblement la tuer ni la faire souffrir pourrait symboliser une domination, une maîtrise de ce que représente cette sirène. Peu probable qu'il s'agisse d'une maîtrise du paganisme, car l'objet – même si, on va le voir, son contexte est difficile à interpréter – ne pouvait être, vu sa taille, que d'un usage individuel. Plus séduisantes seraient les hypothèses (cumulatives et non contradictoires) selon lesquelles le possesseur de l'objet veut dire qu'il maîtrise ses démons intérieurs, qu'il maîtrise les pulsions de son corps, qu'il maîtrise des élans de vanités et de coquetterie, peut-être les désirs de la luxure. Le ventre comme lieu où est fichée l'épée corrobore ces hypothèses : c'est le lieu de tous les péchés (luxure, gourmandise...).
J'en viens à me poser la question de savoir si le possesseur de l'objet était un homme ou une femme : il me semble que la signification n'en serait pas la même pour l'un ou pour l'autre. Pour une femme, la sirène et les attributs féminins que sont le miroir et le peigne représentent son propre corps ; pour un homme, ils représentent le corps de l'autre.
Et c'est là que j'aimerais en savoir plus sur le contexte de cet objet. Il est nommé « enseigne ». A ma connaissance, ce mot au Moyen Âge pour un objet de cette taille ne désigne que les « enseignes de pèlerinage », qui étaient des petites plaques en plomb en relief, souvenirs rapportés d'un pèlerinage, que l'on pouvait au retour coudre à un vêtement ou glisser entre les pages d'un livre d'Heures familial. D'ailleurs, dans la même vitrine se trouve une petite enseigne de pèlerinage (retrouvée aussi dans la Seine) à l'effigie des Rois Mages et supposée provenir d'un pèlerinage à Cologne (cf. les différents articles de ce blog sur Cologne et notamment sur les Rois Mages). Problème : de quel lieu chrétien de pèlerinage la sirène pourrait-elle bien être le symbole ? Aucun, puisqu'elle symbolisait au contraire le paganisme !
La même vitrine expose également des petits miroirs de poche bombés, ornés eux-mêmes de décors de plomb. Même si le cartel de l'exposition laisse entendre que ces miroirs sont aussi des souvenirs de pèlerinage (le reflet du miroir aurait permis de capter le rayonnement des reliques représentées sur le décor), il faut peut-être supposer que cette petite sirène ornait un miroir sans rapport avec un pèlerinage.
Allez, je lance mon hypothèse : le petit miroir d'une pieuse jeune fille déterminée à vaincre ses propres démons de la chair. Vous me direz peut-être que cette épée plantée dans le ventre est une image bien violente pour une jeune fille vierge (outre le fait que c'est aussi un symbole phallique avec une toute autre signification dans le ventre de cette sirène ! On rentre là dans le terrain passionnant, mais incertain, de l'inconscient des hommes et des femmes du Moyen Âge). Hélas, il était courant de proposer aux jeunes filles du XVe siècle ce genre de modèle d'une violence extrême, car on leur mettait devant les yeux les Vies des saintes vierges martyres comme des modèles : Marguerite dévorée par le dragon, Catherine écartelée sur sa roue, Barbara les seins arrachés, Apolline les dents, Lucile les yeux, Julienne, Dorothée torturées aussi... Le message subliminal était qu'elles devaient subir les violences de leur père ou de leur époux avec la même patience que ces saintes martyres...
J'allais m'arrêter là, mais je crois que vous vous posez une autre question, depuis le début : que diable fait-elle dans ce bocal ? Pas la moindre idée ! Soit c'est une raison technique liée à la conservation du plomb, soit c'est un clin d’œil au thème de l'exposition (le verre). En tout cas, cette petite sirène pêchée dans la Seine me fait ainsi penser à un petit animal aquatique enfermé dans un flacon par un savant pour l'étudier ! Même la petite épée qui traverse son ventre fait penser à l'aiguille que l'entomologiste passe dans le corps des insectes qu'il a recueillis...
Mais elle résiste à l'étude, cette petite sirène, vaillamment, et elle garde ses mystères. Peut-être la vérité se trouve-t-elle dans le reflet du minuscule miroir qu'elle tend vers nous ?


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MODIFICATION, le 11 janvier 2018
La semaine dernière, en suivant les sentiers fleuris de ma rêverie, je n'ai même pas pensé à aller jeter un œil du côté des autoroutes de Google ! En suivant les conseils avisés d'une amie lectrice dont la curiosité a été piquée par la lecture de cet article, je suis tombée assez facilement sur une photographie bien plus nette de ma petite sirène (certes, je l'ai vue en vrai, mais je rappelle qu'elle est minuscule et qu'elle était dans un bocal lui-même dans une vitrine !) et même d'une photographie vue de derrière :
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Jean-Gilles Berizzi
 
À la vue de ces photographies, il apparaît clairement que ce n'est pas une épée qui traverse son ventre, mais tout bonnement l'aiguille d'une broche, qui n'apparaîtrait plus une fois l'enseigne fixée sur un vêtement ! Voilà donc l'un des mystères élucidés ! Bien qu'un peu honteuse de n'avoir pas fait un gros effort d'investigation, je ne le regrette pas, car mon ignorance m'a jetée dans une belle rêverie...
Quant à la photo plus nette, elle ne casse pas la rêverie, mais la prolonge en révélant de nouveaux détails comme la grâce de ses cheveux torsadés ou le décor en croisillons de sa queue...
 
 
MODIFICATION, le 15 août 2024
Je relis cet article six ans et demi plus tard, et je constate qu'il contenait beaucoup de bêtises. Je passe sur celle que j'avais corrigée heureusement quelques jours après et qui m'avait fait prendre pour une épée l'épingle servant à accrocher l'enseigne !
La plus grosse qui le saute aux yeux aujourd'hui est que je disais être surprise du miroir et du peigne dans les mains de la sirène. Or, non seulement, cela n'a rien d'exceptionnel, mais c'est au contraire le duo d'attributs typique des sirènes sur de nombreuses représentations médiévales, notamment dans les manuscrits.
Quelques exemples :
 
London, British Library, Yates Thompson 27 (Heures de Yolande de Flandres, c. 1353-1363), f. 52v

 

 
London, British Library, Add. Ms 42130 (Luttrell Psalter, c. 1325-1335), f. 70v
 
 
 
Arras, Médiathèque de l'Abbaye Saint-Vaast, ms 707 (CGM 696) (Ami et Amile, XVesiècle), f. 142v

 

Vouvant (Vendée), priorale Notre-Dame, portail nord. Voussure. (XIIe siècle)

 

Louvain (Brabant flamand). Sint-Pieterskerk. Miséricorde de stalle (1438-1442)

Les deux dernières images viennent de : Leclercq-Marx Jacqueline, La sirène dans la pensée et dans l’art de l’Antiquité et du moyen âge. Du mythe païen au symbole chrétien, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1997 [en ligne : https://koregos.org/fr/jacqueline-leclercq-marx-la-sirene-dans-la-pensee-et-dans-l-art-de-l-antiquite-et-du-moyen-age/5836/#chapitre_5836]

 
J'ajoute aussi qu'il n'est pas impossible que ces deux attributs soient en lien avec l'idée de purification lors d'un bain post-menstruel. On trouve de nombreuses occurrences dans le folklore de différentes sociétés du monde et d'époque différentes où une femme (ou une fée ou une sirène ou une autre créature hybride) est en train de se baigner, tout en se peignant et en se regardant dans un miroir, on en trouve des traces aussi dans des rituels attestés par des enquêtes ethnologiques. Il serait trop long que je vous mette ici toutes les explications et les références. Vous pourrez lire cela dans ma thèse quand elle sera terminée, je l'espère.
 
Dernière chose : ce bocal en verre qui m'intriguait alors était certainement une idée amusante des organisateurs de l'exposition. J'ai depuis revu ma petite sirène dans la collection permanente du Musée de Cluny, dans une vitrine, mais sortie de son bocal ! 


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