Je poursuis ma série d'articles sur les tableaux de Stoskopff, avec
un tableau tout à fait étrange, qui ne ressemble à rien dans l'art
de la peinture !
Trompe-l’œil
aux poissons, 65 x 36. Vienne, Kunsthistorisches Museum, vers
1650-57.
Un saumon et une tanche sont représentés verticalement, dos à dos,
sur un fond noir. Et c'est tout. Cette fois-ci, pas de table, pas de
baquet en bois dans lequel flotterait le poisson (comme dans d'autres
tableaux), pas de plat où il reposerait, pas même une de ces
mystérieuses boîtes en copeaux ; pas non plus de mur, pas de
reflet d'une fenêtre, pas de ficelle ou de crochet même si les
poissons semblent bien suspendus. Absolument aucun repère spatial ou
contextuel. On est dans un non-lieu. Cette absence de décor associée
à la précision extrême et au réalisme de la représentation
évoque le style de la planche naturaliste qui commençait à être à
la mode au XVIIe s. Mais contrairement à celle-ci, il n'y a pas de
légende ou de texte explicatif. Quant au fond, blanc sur celle-là,
il est noir ici, accentuant le mystère, suggérant une ombre,
faisant d'autant plus ressortir les lumineux poissons qui semblent
jaillir de ce trou noir, d'où d'ailleurs le titre de
« trompe-l’œil ».
Mais c'est bien plus qu'un trompe-l’œil. C'est une image qui
brouille tous les repères. Les ombres des nageoires sur le corps de
la tanche semblent des trous. Le spectateur est fasciné en premier
lieu par ces taches, ces contrastes tranchés sur le corps de la
tanche, plus doux sur celui du saumon, par les ombres, les lumières,
les couleurs, les formes, la disposition. Le tableau confine à
l'abstraction. Je sais bien que la notion même d'art abstrait
n'avait aucun sens pour un artiste du XVIIe s., mais je trouve
intéressant de s'y référer comme piste de réflexion :
Stoskopff n'aurait eu qu'à supprimer quelques zones de son tableau
pour en faire un tableau abstrait, or rares sont les tableaux
antérieurs au XXe s. dans ce cas.
Là où Stoskopff déploie tout son génie, c'est que les seuls
éléments vraiment figuratifs, bien que très limités, sont
également d'une grand force symbolique. Deux êtres vivants dos à
dos se regardent et se jaugent en un duel sans pitié. Des jumeaux,
des alter ego, aux deux corps semblables, comme en miroir, et
pourtant si différents par la couleur et la texture apparente. Le
saumon, vainqueur brillant et étincelant de ce duel, plus grand, est
légèrement en avant, teintant d'ombre le dos de la tanche, dont la
queue est noyée dans l'ombre et dont les larges taches rouges
évoquent le sang versé du vaincu. Pourtant, vainqueur et vaincu
sont bel et bien morts ou agonisants, suspendus dérisoirement à un
crochet invisible : leur sort est désormais lié, comme
semblent l'indiquer leurs yeux noirs parfaitement identiques et
alignés.
Le spectateur bascule alors dans une autre image : ces deux yeux
identiques et alignés pourraient être ceux d'un même être, un
monstrueux hybride, dont l'ouïe de l'un ou de l'autre formerait le
rictus effrayant et ridicule.
Et moi, spectateur, qui suis-je, qui regarde ce tableau ? Alter
ego du peintre qui l'a peint pour moi, pour que je le regarde ?
Suis-je aussi un poisson qui tourne le dos au dos de l'artiste ?
Suis-je le reflet que me renvoie le miroir de ce tableau, qui me dit
que ce couple de poissons est un miroir de nous, humains ? Nous
dont les rapports conflictuels finissent toujours par la défaite des
deux ennemis, qui ne comprennent que trop tard à quel point ils sont
semblables dans leurs différences, à quel point à eux deux ils
forment un même être ? Un être d'ombre et de lumière, dont
les plaies sanglantes et les écailles scintillantes doivent s'unir
pour donner naissance à la beauté.
Oui, finalement, c'est aussi et surtout cela, ce tableau. Des
poissons dégoûtants, des cadavres, des conflits... et pourtant, ce
qui en sort, c'est la beauté par excellence, la beauté pure et
abstraite. Et le magicien à l'origine de cette transformation, c'est
l'artiste.
Tout est dit dans ce tableau sublime et unique, tableau de la fin de
la vie de Stoskopff, dont j'aime à croire qu'il ait été son
dernier, une sorte de testament...
*
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