Hérodote, un de mes auteurs grecs préférés, raconte une anecdote savoureuse à propos du roi égyptien Psammétique. Ce dernier ayant voulu savoir quelle langue était la première de l'humanité, fit élever deux nouveaux-nés sans la moindre communication, et un beau jour, ils s'exclamèrent « bécos », qui veut dire « pain » en phrygien!
Le texte complet est ici :
Les Égyptiens se croyaient, avant le règne de Psammitichus, le plus ancien peuple de la terre. Ce prince ayant voulu savoir, à son avènement à la couronne, quelle nation avait le plus de droit à ce titre, ils ont pensé, depuis ce temps-là, que les Phrygiens étaient non seulement plus anciens qu'eux, mais qu'ils l'étaient plus que toutes les autres nations. Les recherches de ce prince ayant été jusqu'alors infructueuses, voici les moyens qu'il imagina : il prit deux enfants de basse extraction nouveau-nés , les remit à un berger pour les élever parmi ses troupeaux, lui ordonna d'empêcher qui que ce fût de prononcer un seul mot en leur présence, de les tenir enfermés dans une cabane dont l'entrée fût interdite à tout le monde, de leur amener, à des temps fixes, des chèvres pour les nourrir, et, lorsqu'ils auraient pris leur repas, de vaquer à ses autres occupations. En donnant ces ordres, ce prince voulait savoir quel serait le premier mot que prononceraient ces enfants quand ils auraient cessé de rendre des sons inarticulés. Ce moyen lui réussit. Deux ans après que le berger eut commencé à en prendre soin, comme il ouvrait la porte et qu'il entrait dans la cabane, ces deux enfants, se traînant vers lui, se mirent à crier : Bécos, en lui tendant les mains. La première fois que le berger les entendit prononcer cette parole, il resta tranquille ; mais ayant remarqué que, lorsqu'il entrait pour en prendre soin, ils répétaient souvent le même mot, il en avertit le roi, qui lui ordonna de les lui amener. Psammitichus les ayant entendu parler lui-même, et s'étant informé chez quels peuples on se servait du mot bécos, et ce qu'il signifiait, il apprit que les Phrygiens appelaient ainsi le pain. Les Égyptiens, ayant pesé ces choses, cédèrent aux Phrygiens l'antériorité, et les reconnurent pour plus anciens qu'eux.
Hérodote, L'Enquête, II 2, traduction Larcher
Évidemment, aujourd'hui, cette expérience nous paraît complètement idiote, et nous savons hélas que les enfants privés de communication humaine deviennent des enfants sauvages, comme le célèbre Victor de l'Aveyron.
Cependant, le questionnement sur l'origine du langage est toujours là. A la fois, comme dans l'expérience de Psammétique, de l'origine du langage dans l'histoire de l'humanité, et de l'origine du langage chez chaque individu humain. J'imagine qu'il doit y avoir des recherches activement menées dans ce domaine par les spécialistes des neurosciences, dans le genre de celle, édifiante, menée sur l'origine de la lecture et dont je vous avais parlé il y a deux ans :
et
A ma modeste échelle, j'ai observé mes propres enfants. Non, c'est promis, je ne les ai pas enfermés dans une cabane seuls avec du lait de chèvre, mais j'ai simplement notés leurs premiers mots, dans l'ordre d'apparition.
Dans les dix ou douze premiers mots, on trouve beaucoup de points communs : « Papa », « Maman », + le nom de la grande sœur pour le cadet, « Non », « Caca », « Coucou », « Au revoir » et « Ham » (= « manger »). Ces mots semblent donc d'une importance capitale! Et de même pour quelques autres arrivés peu après, comme « Encore », « Doudou » ou « Pain ».
Leur propre nom (prononcé à leur façon, mais reconnaissable) est arrivé au même stade pour chacun d'entre eux, autour du vingtième mot.
Mais il est intéressant (même si je suis consciente que cela a peu de signification en ne comparant que deux enfants) et amusant de repérer les différences.
Rien d'étonnant à ce que le garçon compte « Zizi » parmi ses premiers mots et pas la fille! Rien d'étonnant non plus à ce que l'un ait très tôt parlé du « Feu » (de cheminée) et l'autre des « Myrtilles » (tout dépend de la saison à laquelle a eu lieu l'explosion du langage!), que celle qui a eu la chance d'aller à la campagne en été à cette époque ait désigné comme premiers animaux « Poule » et « Escargot », tandis que celui qui a passé son hiver en appartement parle plus de « Crabe » et de « Girafe »... en plastique, bien sûr! Ou encore que celle pour qui la sortie du dimanche consistait souvent à aller voir passer les RER dans le Parc Montsouris ait parlé de « Train », tandis que celui qui voit avec envie sa grande sœur jouer aux sept familles avec les grands préfère « Carte »...
Mais pourquoi la grande compte-t-elle « Là » et « Voilà » comme troisième et septième mots alors que le petit ne les disait pas encore à un stade bien plus avancé? On pourra dire que la première est plus active et le second plus contemplatif, mais cette explication est sans doute tirée par les cheveux... Et pourquoi le cinquième mot du petit est-il « Nez » et qu'il adore montrer son nez et celui de tous ceux qui l'entourent? Pour le coup, voilà qui est plus actif que contemplatif!
Vous l'aurez compris, je l'espère, loin de moi l'idée de partir dans un délire interprétatif. Je suis juste émerveillée de voir à quel point les êtres humains sont à la fois semblables et différents, et, cette vérité que je retrouve tous les jours en côtoyant les Grecs et les Romains d'autrefois – si semblables et si différents de nous – , de la retrouver chez mes propres enfants.
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