J'ai
lu récemment avec intérêt l'ouvrage de Thomas Laqueur, La
fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident,
publié en 1990 (titre original : Making
Sex: Body and Gender From the Greeks to Freud).
C'est un ouvrage incontournable dans l'histoire du genre. Il est
aujourd'hui partiellement contesté, comme beaucoup d'ouvrages
incontournables, mais la démarche de Thomas
Laqueur et son regard sur l'histoire du genre restent valables. Je ne
vais pas ici vous en faire un compte-rendu détaillé ; vous en
trouverez facilement sur internet. En quelques mots, sa thèse est
qu'il existe deux modèles chez les auteurs « scientifiques »
de l'Antiquité à aujourd'hui qui ont écrit sur l'anatomie de
l'appareil génital : l'un selon lequel
il y aurait un sexe unique, et
l'appareil
génital féminin ne se définirait que comme une variante de
l'appareil génital masculin ; l'autre selon lequel
il y aurait deux sexes biens définis et bien différents. D'après
lui, les deux modèles ont toujours coexisté, mais celui du sexe
unique a dominé l'histoire occidentale de l'Antiquité au XVIIIe
siècle, et celui des deux sexes la domine depuis le XVIIIe siècle
jusqu'à aujourd'hui.
Cette
thèse est donc actuellement contestée, mais peu importe, car ce que
j'ai trouvé vraiment capital dans son ouvrage n'est pas là :
c'est l'idée que, quel que soit le modèle scientifique auquel
adhère une personne, cette personne pourra en tirer parti pour
plaquer dessus l'interprétation sociale et culturelle de son choix.
Thomas
Laqueur montre bien que, quelle
que
soit la théorie, un auteur misogyne va toujours l'interpréter d'une
manière qui abaisse les femmes, un auteur ou
une
autrice favorable
aux femmes
va toujours l'interpréter d'une manière qui les met en valeur.
C'est une idée extrêmement saine, qui ne vaut pas que pour le cas
précis de l'anatomie de l'appareil génital, mais pour toute théorie
scientifique. On a beau dire que la science doit être objective,
elle est produite, écrite, décrite, par des êtres humains façonnés
par une société et une culture, qui sont toujours susceptibles,
plus ou moins consciemment d'interpréter les données scientifiques
en fonction
de ce qu'ils ont en tête et qui est subjectif. Je dis « ils »,
mais cela nous concerne tous, bien sûr. Nous n'y pouvons rien, mais
le fait d'en être conscients et de présenter nos thèses avec
prudence devrait nous permettre de relativiser un petit peu cette
fausse objectivité.
Mais
revenons au contenu de l'ouvrage de Thomas Laqueur. Pas de
compte-rendu détaillé, donc, mais comme je le fais toujours ici, un
petit bouquet cueillis dans les sentiers fleuris des pages de ce
livre…
D'abord,
un passage
qui m'a vraiment amusée (et qui concerne mon domaine favori, celui
des menstrues!) Un auteur du XVIIe siècle, Nicolo Serpetro, pensait
- comme tout le monde depuis l'Antiquité -
que
l'évacuation du sang menstruel est une purgation des humeurs du
corps et que ce sang peut aussi bien sortir par un autre endroit (de
très nombreux textes antiques et médiévaux font le parallèle avec
les saignements de nez). Il
dresse alors la liste de toutes
les parties du corps par où ce sang pouvait être évacué :
« chez une Saxonne, il lui sortit par les yeux ; chez une
nonne, par les oreilles ; une femme de Stuttgart le vomit ;
une esclave s'en défit par crachat ; une femme de Trente
l'évacua par le nombril ; et enfin (même si la chose lui
paraît des « plus stupéfiantes »), une certaine Monica
l'évacua par l'index et les petits doigts. » (p. 173, n. 90 p.
453 pour la référence)
Autre
chose qui
m'a impressionnée,
parce que je l'ignorais, alors que c'est bien plus proche de nous que
le Moyen Âge : au
XIXe siècle, on découvre enfin le processus de l'ovulation. Seulement, on
a alors cru que la menstruation était la conséquence et le signe de
l'ovulation. Mais…, me direz-vous, les femmes devaient bien se
rendre compte que ça ne correspondait pas du tout, que c'est deux
semaines après le
début de la menstruation qu'elles
avaient plus de chances de tomber enceintes ! Eh bien, ce n'est
pas si évident : déjà, toutes ces théories sont échafaudées
par des hommes et, si certains semblent trouver intéressant de
solliciter le témoignage des femmes, il n'y en a pas trop ;
d'autre part, les femmes elles-mêmes confirmaient généralement
cette idée, parce qu'elles intégraient comme tout le monde (comme
nous l'aurions tous fait) les croyances de leur époque et de leur
société, et
parce
qu'une fois qu'elles se trouvaient enceintes il n'était pas toujours
évident de se souvenir du jour de la conception (d'autant plus si
elles avaient eu des relations sexuelles à plusieurs moments du
cycle).
Cela ne s'arrête pas là. Alors que depuis l'Antiquité, on avait
toujours pensé (comme on le pense à nouveau aujourd'hui) que
les femmes n'ont pas de périodes de « chaleur » en
fonction du cycle, voilà qu'en ce XIXe siècle, certains
se mettent aussi à croire que
les femmes fonctionnent comme d'autres femelles mammifères. Cette
croyance semble corroborée par le fait que certaines d'entre elles,
les chiennes notamment, perdent du sang en période de chaleur, et
qu'il pouvait sembler évident (mais c'est inexact, on le sait
aujourd'hui) que cette perte de sang était de même nature que les
menstruations des humaines.
Là
se placent les expériences impitoyables d'un certain Theodor von
Bischoff sur sa chienne : il l'a approchée d'un mâle alors
qu'elle était en chaleur sans les laisser entrer en contact,
plusieurs jours de suite, au milieu desquels il lui a tranché un
ovaire et au terme desquels il l'a tuée et disséquée pour observer
l'état de son appareil génital (p. 341). Et d'en déduire sa
théorie sur les femmes en chaleur. Je me demande s'il n'a pas
secrètement rêvé de pratiquer les mêmes expériences douteuses
sur une dame, pour l'amour de la science…
Mais
ce que je trouve extraordinaire, là encore, c'est que d'une théorie,
qu'elle soit juste ou fausse (en l'occurrence elle était fausse), on
tire des interprétations sociales et culturelles complètement
différentes.
Ainsi,
certains, constatant quand même que dans la vie courante, ces dames
parisiennes n'avaient pas trop l'air d'être « en chaleur »
à période fixe du mois, en ont déduit que cette
rythmicité avait simplement disparu avec la « civilisation »
et ont prétendu confirmer cela en s'appuyant sur des récits
d'ethnologues qui croyaient déceler des périodes de chaleurs chez
les femmes des « peuples primitifs » ! (p.
366)
À
l'inverse, une féministe, Elizabeth Wolstenholme, s'empare de cette
théorie pour en faire une interprétation qui témoigne de
l'oppression immémoriale des femmes par les hommes. Selon elle, les
femmes au départ n'avaient pas de pertes de sang menstruelles et
(suppose-t-on, même si elle ne le dit pas explicitement) faisaient
l'amour à périodes fixes, au moment de leurs chaleurs. Mais le
rythme sexuel effréné que les hommes ont imposé aux femmes a fini
par les blesser dans leur chair et ce saignement, un caractère
d'abord acquis, serait devenu héréditaire ! « La
menstruation disparaîtra lorsque les femmes seront maîtresses de
leur corps. » (p.
367)
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