Comme mon sujet de recherche sur les menstrues au Moyen Âge m'amène
à m'intéresser aussi à l'actualité, j'ai suivi avec intérêt
il y a quelques mois le succès de hashtag « #boismesregles ».
L'expression « Bois mes règles ! » est en fait
apparue il y a quelques années, avant de se populariser récemment
avec le hashtag sur Twitter et sur Instagram. Le contexte en est le
suivant : une femme qui se fait importuner par un homme, lui
lance cette phrase provocatrice, que ce soit oralement ou par
messagerie interposée, et le fâcheux cesse aussitôt toute manœuvre
d'approche ! Efficace et humoristique ! Mais aussi très
fort… Très fort parce que, même si la femme et l'homme qui sont
en jeu dans cet échange l'ignorent consciemment, cette expression
plonge ses racines très profondément dans l'histoire de la société
occidentale (et certainement pas qu'occidentale, mais je ne parle que de ce que je connais le mieux).
Nous avons tous conscience de bribes symboliques qui se rejoignent de
façon inextricable dans cette petite phrase de trois mots, « bois mes règles » :
tabou des règles, boire pour s'approprier, équivalence du vin et du
sang, buvez, ceci est mon sang, le Graal, etc. Mais
ce n'est pas tout, et la phrase a des échos bien plus précis
historiquement.
Le sang menstruel, boisson aphrodisiaque par excellence
Nous
l'avons totalement oublié (enfin, moi, personnellement, je n'en
avais jamais entendu parler!), mais le sang menstruel a été pendant
des millénaires un ingrédient évident de boissons ou de mets
aphrodisiaques. J'ai
déjà évoqué ici cet usage mentionné dans les interrogatoires de
Béatrice de Planissoles en 1320 et de Gratiosa en 1482
(https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/05/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel.html).
Depuis cet article du mois de mai, j'ai fait de nombreuses
trouvailles dans des sources allant du VIIe au XIXe s, et aussi
variées que des procès, des manuels de confesseur ou de
prédication, des recueils de recettes magiques, des poèmes
satiriques : les manuels religieux rappellent l'interdit de
boire du sang menstruel (en précisant ou non l'usage aphrodisiaque),
les procès accusent des femmes d'en avoir secrètement fait ingérer
à des hommes dans un but aphrodisiaque (ou d'avoir eu l'intention de
le faire), les recueils de recettes expliquent précisément comment
s'y prendre ; quant aux poèmes satiriques (ceux que j'ai
trouvés datent du XVIe s), ils évoquent comme un fait établi un
breuvage à base de sang menstruel. J'imagine que vous êtes très
curieux de lire les textes dont je parle. Je vous demanderai de
patienter quelques mois encore, car
la quantité et la variété des sources que j'ai trouvées me laisse
supposer que c'est un énorme filon que je suis loin d'avoir
complètement exploité ! À suivre, donc…
Le chiffon menstruel de la sage Hypatie
Vous
pourriez m'objecter que dans tous les cas que j'ai cités, on
boit
du sang menstruel pour
un usage
aphrodisiaque, ou un usage
non précisé (un
usage médical est peut-être suggéré dans un des poèmes
satiriques, et cela serait confirmé par des textes antiques grecs et
latins),
mais en tout cas, ce n'est jamais pour
se débarrasser d'un prétendant importun, comme dans le fameux
hashtag. Eh
bien cet usage a existé aussi. Nous en avons un témoignage unique
et précieux.
Il concerne une des femmes les plus admirables de
l'Antiquité : la grecque Hypatie, qui a vécu à la fin du IVe
s. ap. JC à Alexandrie en Égypte, alors partie de l'Empire romain
en pleine christianisation (pour le malheur de notre héroïne, qui a
payé de sa vie son refus de se convertir). Philosophe,
mathématicienne, astronome, elle a fait des découvertes
scientifiques importantes ; longtemps étouffée par l'histoire
patriarcale, elle commence à sortir de l'ombre depuis un peu plus
d'un quart de siècle : de plus en plus de livres, y compris
pour la jeunesse, lui sont consacrés, ainsi qu'un film magnifique,
Agora,
de Alejandro Amenabar, sorti en 2009. Hypatie
ne s'est pas mariée et est restée vierge toute sa vie (c'est du
moins ce qu'affirment ses biographes), or elle enseignait à des
étudiants essentiellement mâles ; on peut donc imaginer
qu'elle a dû subir de nombreuses avances. Dans une scène du film
d'Amenabar, agacée par l'un de ces prétendants trop insistants,
elle jette devant lui, en plein cours, un chiffon qu'elle tenait
serré dans sa main et qui est taché de sang menstruel. Sidération
de l'auditoire, et désormais plus personne ne l'embête ! J'ai
pensé en voyant le film que c'était une audace du réalisateur, que
j'ai appréciée, car c'est très fort et cela sonne juste dans
l'histoire. Mais ces derniers temps, en creusant un peu les sources,
j'ai découvert que cet incroyable épisode figure déjà dans la
principale source ancienne sur Hypatie !
Quelques
explications : cette source est une gigantesque encyclopédie
byzantine du Xe siècle comportant
entre autres des centaines de notices biographiques. On l'a longtemps
attribuée à un auteur qui se serait nommé Suidas ; on pense
plutôt aujourd'hui que c'est un ouvrage collectif et que ce nom, qui
serait plutôt la Souda, est son titre. Vous me direz
qu'un texte du Xe siècle pour retracer la vie d'une femme qui a vécu
aux IVe et Ve siècles, ce n'est pas très sûr ! Certes.
Toutefois, la Souda s'appuie sur des textes plus anciens qu'elle a
recopiés et dont nous avons souvent perdu la trace. D'autre part, je
pense que cette anecdote a de fortes chances d'être exacte, tout
simplement parce qu'elle sort totalement
de l'ordinaire : un réalisateur espagnol du XXIe siècle aurait
pu l'inventer ; mais pas un biographe grec du Ve ou du Xe s. Ce
qu'on pouvait alors inventer dans une biographie se référait à des
motifs courants ; si par exemple on avait dit qu'Hypatie avait
fait boire du sang menstruel à un amant, j'aurais pu avoir des
doutes, justement parce que c'est un motif fréquent. Mais jeter son
chiffon menstruel à la face d'un prétendant, je n'ai jamais rien
entendu ou lu qui s'en rapproche ni dans l'Antiquité ni au Moyen Âge
ni depuis, à part justement le très récent hashtag #boismesregles. Et
d'ailleurs l'auteur du texte lui-même insiste sur le côté
totalement incroyable
et sidérant de ce geste.
S'il faut de l'audace à un réalisateur du XXIe siècle pour
intégrer une telle scène dans son film, s'il faut de l'audace à
une fille du XXIe siècle pour crier « Bois mes règles ! »
à quelqu'un qui la siffle dans la rue, imaginez l'audace cent fois
plus grande qu'il a fallu à cette femme du IVe siècle pour faire
quelque chose de bien plus provocateur (imaginez encore aujourd'hui,
une vénérable professeure à la Sorbonne ou au Collège de France,
qui balancerait soudain sa serviette hygiénique devant un étudiant
en plein amphi!!!). La
chose est tellement inouïe que l'on comprend dès lors qu'elle ait
figuré dans sa biographie.
Vous souhaitez lire le texte ? Cette fois-ci, je ne vous fais
pas languir. Le voici.
La Souda,
extrait de l'article « Hypatia » (n° upsilon 166 de
l'édition Adler) :
[…]
οὕτω σφόδρα καλή τε οὖσα καὶ εὐειδής,
ὥστε καὶ ἐρασθῆναί τινα αὐτῆς τῶν
προσφοιτώντων. ὁ δὲ οὐχ οἷός τε ἦν
κρατεῖν τοῦ ἔρωτος, ἀλλ' αἴσθησιν ἠδὴ
παρείχετο καὶ αὐτῇ τοῦ παθήματος.
οἱ μὲν οὖν ἀπαίδευτοι λόγοι φασί,
διὰ μουσικῆς αὐτὸν ἀπαλλάξαι τῆς
νόσου τὴν Ὑπατίαν : ἡ δὲ ἀλήθεια
διαγγέλλει πάλαι μὲν διεφθορέναι τὰ
μουσικῆς, αὐτὴν δὲ προενεγκαμένην
τι τῶν γυναικείων ῥακῶν αὐτοῦ
βαλλομένην καὶ τὸ σύμβολον ἐπιδείξασαν
τῆς ἀκαθάρτου γενέσεως, τούτου μέντοι,
φάναι, ἐρᾷς, ὦ νεανίσκε, καλοῦ δὲ
οὐδενός, τὸν δὲ ὑπ' αἰσχύνης καὶ
θάμβους τῆς ἀσχήμονος ἐπιδείξεως
διατραπῆναί τε τὴν ψυχὴν καὶ διατεθῆναι
σωφρονέστερον. […]
[…]
Elle
était si belle et gracieuse que l’un de ceux qui fréquentaient
ses cours tomba amoureux d’elle. Celui-ci n'était pas capable de
maîtriser sa passion amoureuse, mais laissait déjà percevoir, même
à elle, le mal dont il était atteint. Certains écrits
mal informés prétendent qu’Hypatie le
guérit
de sa
maladie
par la musique ; mais
la
vérité, c'est
qu'il y a bien longtemps qu'il était blasé par la pratique
musicale,
et
c'est qu'elle, ayant
auparavant enveloppé l'un de ses chiffons menstruels, le lui jeta,
lui montrant
ce signe de sa naissance impure, et dit :
« Voilà
ce dont tu es amoureux,
jeune homme, et de
rien
de beau ». Celui-ci, sous le coup de la honte et de
la stupeur
face
à cette conduite indécente,
détourna
son âme avec confusion et
se disposa à plus de modération.
[…]
(traduction personnelle)
*
Ajout en août 2024
Le texte de la Souda qui relate cet épisode est une citation du philosophe Damascius, qui a vécu de 458 à 550 et qui a été l'élève de philosophes qui ont vécu à Alexandrie et qui ont pu connaître de manière indirecte mais proche des anecdotes sur Hypatie, née vers 355 et morte en 415.
Je tiens ces précisions de la précieuse lecture du livre petit, mais érudit de Maria Dzielska intitulé "Hypatie d'Alexandrie", publié en anglais en 1995, et traduit en français en 2010, profitant de l'engouement du film d'Amenabar (lequel, je pense, a dû lire ce livre, car on y retrouve de nombreux éléments).
Maria Dzielska évoque l'anecdote de la serviette menstruelle aux pages 82-83. Selon elle, l'anecdote s'inscrit parfaitement dans la philosophie platonicienne professée par Hypatie selon laquelle on ne doit pas révérer la beauté à travers un objet particulier comme le corps d'un individu, mais révérer la Beauté en soi.
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