Une nouvelle grenouille me fournira la transition avec l'article
précédent (https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/04/crapaud-grenouille-et-sexe-feminin.html).
Vous avez vu que
j'ai eu du mal à le clore, et qu'on ne s'arrête visiblement jamais
quand on commence à explorer le lien entre crapaud ou grenouille et
corps féminin… J'ai trouvé cette nouvelle
grenouille
chez Pline l'Ancien (auteur latin du Ier s. ap. JC, qu'on ne se lasse pas de feuilleter à l’affût
de recettes toutes plus loufoques les unes que les autres).
Voici ce qu'il nous dit :
« Addunt
etiamnum alia Magi, quae si uera sint, multo utiliores uitae
existumentur ranae quam leges ; namque harundine transfixis a natura
per os si surculus in menstruis defigatur a marito, adulterorum
taedium fieri. »
« Les mages disent encore d'autres choses
qui, si elles étaient vraies, feraient estimer les grenouilles comme
beaucoup plus utiles à la vie que les lois ; et en effet, ils
disent que quand on les transperce avec un roseau des parties
naturelles à la bouche, si la baguette est fichée dans les
menstrues par le mari, un dégoût des adultères se fait. »
(Histoire Naturelle, XXXII 18)
Je suis assez perplexe quant à la signification de « in
menstruis defigatur » (que j'ai traduit par « est fichée
dans les menstrues »). Cela veut-il dire que le mari doit se
procurer discrètement du sang menstruel de sa femme et en remplir
comme une paille le roseau déjà imbibé du sang et des autres
secrétions de la pauvre grenouille ? Ou bien qu'il doit
introduire le roseau dans le vagin de sa femme pendant qu'elle a ses
menstrues ? Si c'est le cas, on comprend aisément que cela la
dégoûte de tout ce qui touche au sexe, licite ou illicite !
À propos de cette pauvre femme, je suis fascinée par l'exploit
stylistique de cette phrase dans laquelle la femme est omniprésente,
mais n'est absolument jamais nommée (les seuls personnages nommés
sont « ranae », « les grenouilles » et
« maritus », « le mari ») : on parle des
menstrues, sans dire qui les a ; d'un mari, sans dire à qui il
est marié ; de dégoût et d'adultère, sans dire qui sera
dégoûté et qui est susceptible d'être adultère. Comme quoi il
faut vraiment se méfier des traductions : voyez celle d'Emile
Littré de 1850, qui a été reprise par Itinera Electronica :
http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/pline_hist_nat_32/lecture/9.htm :
« le mari fiche le roseau dans le sang menstruel de la femme,
et celle-ci se dégoûte de ses amants. » Il est beaucoup plus
explicite quand au sang, quant à la femme, mais c'est une
interprétation, ce n'est pas ce que disait Pline.
Le sang menstruel comme tue-l'amour, donc. C'est ce que nous disent
des voix d'hommes, celle de Pline l'Ancien, celle des « mages »
dont il dit rapporter les paroles. Je prends la liberté de sauter
plus d'un millénaire pour aller écouter des voix de femmes. Et là,
la fonction magique du sang menstruel est inverse : il ne sert
plus à dégoûter la femme des amants, mais à les attirer !
Nous sommes à Venise, en 1482. Gratiosa, une femme d'origine
grecque, est accusée d'avoir pratiqué la magie pour attirer dans
son lit un jeune noble de la grande famille Contarini. Elle reconnaît
(je n'ai malheureusement pas encore réussi à trouver la source du
procès, car j'aurais aimé citer ses paroles exactes) avoir concocté
une potion aphrodisiaque contenant un cœur de coq, du vin, de l'eau
et du sang menstruel mélangés avec de la farine, le tout
cuit et réduit en poudre. Cela nous est raconté par Didier Lett
dans son ouvrage Hommes et femmes au Moyen Âge : histoire du
genre, XIIe-XVe siècle (Armand Colin, 2013), p. 181.
Je recule d'un siècle et demi. Nous sommes en 1320, à Montaillou,
dans le sud de la France. Ce n'est pas vraiment un procès, mais une
série d'interrogatoires menés par un évêque qui traque toutes les
formes d'hérésie. Georges Duby a très bien raconté tous les
détails véritablement romanesques de cette « affaire de
Montaillou » dans un article sobrement intitulé « Dépositions,
témoignages, aveux », contenu dans le tome II « Le Moyen
Âge » du colossal ouvrage Histoire des femmes en Occident (1e édition : Plon, 1991). Je ne m'attarde pas sur cette affaire
haute en couleurs et en rebondissements (rendue célèbre surtout par l'ouvrage d'Emmanuel Le Roy Ladurie publié en 1975, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, que je n'ai pas encore lu). Georges Duby cite de longs
passages de dépositions de femmes (dans la traduction de Jean
Duvernoy dans Le Registre d'inquisition de Jacques Fournier,
évêque de Pamiers (1965)), et notamment (p. 609-610) ce passage
de la déposition de Béatrice de Planissoles, que je trouve
bouleversant, car il est tellement précis et détaillé que pour une
fois – ce qui est très rare en histoire ancienne et médiévale –
je pense qu'on peut être sûr d'avoir la transcription non remaniée
d'une parole brute ; d'autre part, ce passage constitue une
source capitale pour notre connaissance des pratiques liées au sang
menstruel :
« Ces linges tachés de sang le sont du
sang menstruel de ma fille Philippa. Cette Juive baptisée m'avait
dit que si je gardais du premier
sang qui sortît de cette fille et que si je donnais à boire de ces
menstrues à son mari ou à un autre homme, cet homme ne se
soucierait plus jamais d'une autre femme. Aussi, quand ma fille
Philippa, il y a déjà longtemps, eut ses premières règles, je la
regardai au visage ; elle était congestionnée ; je lui
demandai ce qu'elle avait. Elle me dit qu'elle perdait du sang par la
vulve. Me rappelant ce que m'avait dit cette Juive baptisée, je
coupai un morceau de la chemise de ma fille Philippa, qui était
tachée de ce sang, et comme il me semblait qu'il n'y en avait pas
assez, je donnai à ma fille un autre morceau d'étoffe de lin très
fin pour que, quand elle aurait ses règles, elle en teignît et
mouillât cette étoffe. Elle le fit. Je séchai ces étoffes dans
l'intention, quand elle aurait un mari, de lui donner à boire de ces
menstrues, en les exprimant de ces étoffes préalablement mouillées.
Philippa fut fiancée cette année, et je me proposais d'en donner à
boire à son promis. Mais je pensais qu'il valait mieux le faire
quand le mari aurait connu charnellement Philippa. Elle lui en
donnerait elle-même à boire. Quand je fus arrêtée, le mariage
n'était pas encore consommé et on n'avait pas fait les noces ;
je n'en fis donc pas boire au mari. »
*
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