mercredi 19 décembre 2018

De la grenouille de Néron au sang menstruel bleu : secrets de femmes !



L'étonnante aventure arrivée au devin Tirésias, dans la mythologie grecque, est assez connue. Je la résume toutefois pour ceux qui ne la connaîtraient pas : Tirésias, qui était un homme, a obtenu des dieux le privilège momentané de vivre dans un corps de femme. Au terme de cette expérience, on lui a évidemment posé la question qui obsédait tout le monde : qui éprouve le plus de plaisir physique au cours du coït, de l'homme ou de la femme ? Il a répondu que c'était la femme, et largement !

J'ai découvert récemment une histoire qui n'est pas sans rapport avec celle-là ; elle concerne aussi l'Antiquité puisque le personnage principal en est l'empereur Néron (qui n'en est pas à une folie près !), mais elle est racontée par des auteurs médiévaux et on n'en trouve pas de trace antique. Elle est citée notamment par Filippo da Ferrara (XIVe s.) :
[cf. d'autres versions à la fin de cet article]
La cruauté de Néron, et comment il tomba enceint. Néron brûla la cité de Rome et regarda ce spectacle en se réjouissant. Il faisait empaler ceux qui tentaient de fuir. Néron commit ensuite d’autres atrocités : il fit tuer Sénèque, son maître puis sa mère. Voulant éprouver les douleurs de l’accouchement, il ordonna à ses conseillers de le rendre enceint. Ceux-ci lui firent boire en cachette une grenouille et lui donnèrent un régime spécial permettant de nourrir la grenouille dans son estomac. Néron, ne supportant plus les douleurs, leur demanda qu’ils le fassent accoucher plus vite, ainsi on lui administra une potion pour lui faire expulser la grenouille. Néron en voyant la grenouille s’étonna. Les sages lui répondirent que c'était un avortement parce qu’il n’avait pas attendu assez. Ainsi le « Latran » a pour étymologie « rana latente », « grenouille larvaire ». (traduit de l'italien sur le site du Thesaurus Exemplorum Medii Aevi : http://gahom.huma-num.fr/thema//index.php?id=12641&lg=fr)

Ce que j'aime, dans le choc de ces deux histoires, c'est que dans les deux cas, un homme fantasme et désire savoir ce que ressentent les femmes ; mais Tirésias recherche le plaisir, tandis que Néron recherche la douleur. C'est un désir malsain et pervers. Normal, avec Néron, me direz-vous. Sauf que, je le rappelle, il ne s'agit en aucun cas du véritable Néron, mais d'un Néron lui-même fantasmé par des auteurs médiévaux. Des auteurs hommes, bien entendu. Et c'est bien d'eux que vient ce désir malsain et pervers ! Désir qui peut aussi – ne jetons pas la pierre à tous les hommes du Moyen Âge – s'exprimer avec plus de retenue et d'empathie comme dans la lettre du pape Grégoire VII adressée à deux femmes dans lesquelles il déclare lors de sa récente maladie avoir éprouvé les douleurs d'une femme en couches (cf. http://cheminsantiques.blogspot.com/2018/10/les-douleurs-de-laccouchement-dans-la.html)

La grenouille m'intéresse aussi dans cette histoire, car il me semble qu'elle (ou le crapaud) est souvent associée au sexe féminin au Moyen Âge ; mais ce n'est encore qu'une hypothèse, car les cas que j'ai relevés jusqu'ici sont très différents, ne sont peut-être pas tous médiévaux, et ne concernent pas forcément que les femmes. Je suis en pleine enquête à ce sujet, et ce sera peut-être l'objet d'un nouvel article de blog.

Dernière question, qui rassemble à nouveau l'histoire de Tirésias et celle de Néron. Pourquoi trouve-t-on toujours des hommes qui voudraient éprouver des sensations féminines et non des femmes qui voudraient éprouver des sensations masculines ? Il existe au Moyen Âge des recueils intitulés précisément « Secrets des femmes » (c'est un des sujets principaux de ma thèse en préparation) : ces ouvrages, écrits par des hommes, prétendent dévoiler tous les petits et grands secrets du corps féminin, les « trucs de filles » comme on dit de nos jours. Pourquoi les femmes n'éprouvent-elles pas le besoin d'écrire des « Secrets des hommes » ? Parce que les hommes ne cachent rien. Dans la plupart des sociétés, les rôles ont été répartis ainsi (par les hommes eux-mêmes) : les hommes pratiquent des activités ouvertes et publiques, et les femmes des activités intérieures et privées. L'idée était pour les hommes de contrôler leurs propres femmes, mais du coup, les affaires féminines ne se sont pas étalées sur la place publique. D'autre part, les hommes ont pu être très mal à l'aise avec le fait que ce sont les femmes qui donnent la vie, avec le fait qu'ils ne pouvaient pas contrôler ce qui se passe pendant la grossesse et l'accouchement ; certains étaient même terrorisés à l'idée que les femmes pourraient concevoir sans l'aide d'un homme (l'ovulation n'est pas connue avant la fin du XVIe siècle et le grand débat du Moyen Âge était de savoir s'il existait ou non un sperme féminin).
On a peut-être envie de se moquer de Néron et de sa grenouille, mais de nos jours, nous vivons encore dans cette relégation des « trucs de fille » dans une sphère secrète et taboue. On en a un exemple très drôle, mais aussi très finement analysé dans cette vidéo du youtubeur Cyprien, « Quand j'étais petit », entre 1'10 et 1'30 : https://www.youtube.com/watch?v=X9nJHPZCLys et dont voici la transcription :
Quand j'étais petit, je regardais les publicités pour les serviettes hygiéniques à la télé, et je ne comprenais pas à quoi ça servait. Et quand je demandais à ma mère, elle me répondait : « C'est un truc de filles. Tu comprendras quand tu seras plus grand. » Alors du coup, je croyais que…
[on voit sa mère dans la cuisine en train de verser un liquide bleu sur une serviette hygiénique]
– Mais Maman, qu'est-ce que tu fais ?
– Non Cyprien, ne regarde pas !
… les filles versaient du liquide bleu sur les serviettes hygiéniques en secret.
– Ah ! Il m'a vue verser le liquide bleu ! Sors de là ! Sors de là !
Et en effet, on peut se demander pourquoi encore au XXIe siècle on n'ose pas montrer le sang menstruel dans une publicité pour des serviettes hygiéniques. Peut-être pas du vrai sang, mais au moins un liquide ROUGE ! Imaginez si dans les films d'aventures, on voyait les personnages blessés saigner du sang bleu !!!
Les « secrets des femmes » et « trucs de filles » ont encore de beaux jours devant eux...
 

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Ajout en mars 2023  
 
Je précise d'abord pour mes lecteurs intermittents qui ne suivent pas forcément tous les épisodes de mon blog que mon hypothèse concernant le lien entre crapaud ou grenouille et sexe féminin a été très largement confirmée, comme on peut le voir dans cet article écrit un an plus tard en 2019, puis encore complété récemment en février 2023 : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/04/crapaud-grenouille-et-sexe-feminin.html

Mais revenons à la grenouille de Néron ...

Je découvre que la légende de Néron enceint était extrêmement répandue au Moyen Âge. Le passage de Filippo da Ferrara que je rapporte plus haut n'est ni le plus célèbre, ni le plus ancien. 

La plus ancienne version est un texte latin appartenant à l'Historia Apocrypha, un ouvrage racontant la vie des apôtres (quelques turpitudes exemplaires de Néron sont évoquées à la fin de la vie de l'apôtre Pierre) et datant du XIIe ou début du XIIIe siècle. Et l'une des versions les plus célèbres est sans doute celle de Jacques de Voragine, dans la Legenda aurea (Légende dorée), un célèbre recueil latin de vies de saints de la fin du XIIIe siècle, où notre anecdote figure également à la fin de la vie de l'apôtre Pierre.
 
Vous pouvez trouver le texte latin issu de l'Historia Apocrypha, celui de la Legenda Aurea, ainsi que la plus ancienne version en ancien français (roman) dans :
 
MAULU Marco, "La plus ancienne version en langue romane de la légende apocryphe néronienne : Si comme Nero, uns empereres, fist decoler saint Piere et saint Pol et fist ovrir se mere", in Carte Romanze. Rivista di Filologia e Linguistica Romanze dalle Origini al Rinascimento, 2022, [en ligne : https://www.researchgate.net/publication/366555407_La_plus_ancienne_version_en_langue_romane_de_la_legende_apocryphe_neronienne_Si_comme_Nero_uns_empereres_fist_decoler_saint_Piere_et_saint_Pol_et_fist_ovrir_se_mere, consulté le 3 mars 2023]

Pour le plaisir, voici la traduction en français moderne (traduction Jean-Baptiste Roze, 1902) du texte de Jacque de Voragine, plus complet et détaillé que celui de Filippo da Ferrara) :
 
On voit, dans la même histoire apocryphe, que Néron, poussé par un transport infâme; fit tuer sa mère et la fit partager en deux pour voir comment il était entretenu dans son sein. Les médecins lui adressaient des remontrances par rapport au meurtre de sa mère et lui disaient : « Les lois s'opposent et l’équité défend qu'un fils tue sa mère : elle l'a enfanté avec douleur et elle t'a élevé avec tant de labeur et de sollicitude. » Néron leur dit : « Faites-moi concevoir un enfant et accoucher ensuite, afin que je puisse savoir quelle a été la douleur de ma mère. » Il avait encore conçu cette volonté d'accoucher parce que, en passant dans la ville, il avait entendu les cris d'une femme en couches. Les médecins lui répondirent « Cela n'est pas possible ; c'est contre les lois de la nature; il n'y a pas moyen de faire ce qui n'est pas d'accord avec la raison. » Néron leur dit donc: « Si vous ne me faites pas concevoir et enfanter, je vous ferai mourir tous d'une manière cruelle. » Alors les médecins, dans des potions qu'ils lui administrèrent, lui firent avaler une grenouille sans qu'il s'en aperçût, et, par artifice, ils la firent croître dans son ventre : bientôt son ventre, qui ne pouvait souffrir cet état contre nature, se gonfla, de sorte que Néron se croyait gros d'un enfant ; et les médecins lui faisaient observer un régime qu'ils savaient être propre à nourrir la grenouille, sous prétexte qu'il devait en user ainsi en raison de la conception. Enfin tourmenté par une douleur intolérable, il dit aux médecins : « Hâtez le moment des couches, car c'est à peine si la langueur où me met l’accouchement futur me donne le pouvoir de respirer. » Alors ils lui firent prendre une potion pour le faire vomir et il rendit une grenouille affreuse à voir, imprégnée d'humeurs et couverte de sang. Et Néron, regardant son fruit, en eut horreur lui-même et admira une pareille monstruosité : mais les médecins lui dirent qu'il n'avait produit un foetus aussi difforme que parce qu'il n'avait pas voulu attendre le temps nécessaire. Et il dit : « Ai-je été comme cela en sortant des flancs de ma mère ? » « Oui, lui répondirent-ils. » Il recommanda donc de nourrir son foetus et qu'on l’enfermât dans une pièce voûtée pour l’y soigner. [...] A leur retour, les Romains trouvèrent la grenouille cachée sous la voûte ; ils la poussèrent hors de la ville et la brûlèrent : et cette partie de la ville où avait été cachée la grenouille reçut, au dire de quelques personnes, le nom de Latran ["Lateranus" = "Latran" ; "latrens rana" = "grenouille cachée"].


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