Les douleurs de l'accouchement appartiennent au domaine intime, au
Moyen Âge comme de nos jours. Si les femmes en parlent, c'est avec
d'autres femmes, et nous n'en avons guère de témoignages, si ce
n'est quelques amulettes de protection parvenues jusqu'à nous et
dont je vous parlerai sans doute un autre jour.
Aujourd'hui,
j'ai écumé la formidable banque de données « Epistolae –
Medieval Women's Letters »
(https://epistolae.ctl.columbia.edu/), qui regroupe des lettres écrites en latin au Moyen Âge par des femmes ou adressées à des femmes ; et j'ai pu constater que, si le sujet n'était jamais évoqué
franchement entre hommes et femmes, il pouvait être effleuré au
détour d'une phrase, montrant que les hommes étaient parfaitement
conscients de l'intensité de ces douleurs, et que les femmes le
savaient. En voici quelques témoignages très ténus, mais qui m'ont
émue.
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Adèle (aussi appelée Alice ou Alix) de Champagne, mère du roi de
France Philippe Auguste, écrit en 1191 une lettre au pape Célestin
III. C'est une lettre à visée politique, mais elle commence en
évoquant de manière très intime sa douleur d'être séparée de
son fils alors en Croisade, elle compare cette douleur à celle
d'Abraham sacrifiant son fils Isaac, mais reconnaît qu'elle a moins
de courage que lui, car elle n'est qu'une faible femme. Et surtout
elle déclare éprouver « les douleurs d'un accouchement
recommencé et les angoisses renouvelées d'une ancienne mise au
monde » (« Inter
hos iterati partus dolores et antiqui puerperii renovatas
angustias... »), deux expressions qui signifient exactement la
même chose, c'est un effet de style que l'on trouve parfois en latin
médiéval (et dans d'autres langues, d'ailleurs) pour bien insister. Autrement dit, son fils a beau être
un adulte, roi de France et guerroyant au loin, elle revit
perpétuellement son accouchement et ne se remet pas des douleurs
qu'elle en a éprouvées.
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La lettre originale en latin avec sa traduction en anglais :
https://epistolae.ctl.columbia.edu/letter/249.html
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Vers la même époque
(fin du XIIe siècle), Gui de Bazoches écrit à sa sœur Aelis, enceinte, en lui
recommandant de prier la Vierge pour qu'elle atténue les douleurs de
son accouchement imminent (« dolor imminentis tibi leniatur
partus »).
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La lettre originale en latin avec sa traduction en anglais :
https://epistolae.ctl.columbia.edu/letter/1053.html
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Même époque également
ou peut-être un peu plus tard (fin du XIIe,
début du XIIIe
siècle) : Pierre de Blois écrit à une jeune nonne, Adelicia.
Il avait auparavant écrit à son père pour lui demander de ne pas
forcer sa fille à rentrer dans les ordres, alors qu'elle voulait
vivre dans le monde et se marier. Mais, ses efforts ayant été
vains, il tente maintenant au contraire de persuader la jeune fille
que son état de religieuse est
le meilleur et de la dégoûter du mariage et de la maternité. Pour
cela, il reprend une image que l'on retrouve fréquemment dans les
bestiaires du Moyen Âge, mais qui remonte à l'Antiquité :
celle des enfants de la vipère déchiquetant le ventre de leur mère
de l'intérieur pour venir au monde. Cette image m'avait frappée à
l'époque où je travaillais sur sainte Marguerite émergeant du
dragon en lui déchiquetant le ventre. J'avais émis l'hypothèse que
les hommes et les femmes du Moyen Âge lisaient dans ces
images fortes une représentation de l'accouchement et de ses
douleurs sanglantes : en voici une preuve avec cette lettre
écrite par un homme du XIIe siècle. Enfin, Pierre de Blois assène à sa jeune lectrice un
slogan terrible : « Si vis parere, vis perire »,
« Si tu veux enfanter, tu veux mourir » ! La
paronomase (effet de sonorité proche entre deux mots)
est malheureusement impossible à rendre en français, mais même
sans connaître le latin, vous entendez la proximité de « parere »
et « perire ».
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La lettre originale en latin avec sa traduction en anglais :
https://epistolae.ctl.columbia.edu/letter/1287.html
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Je termine avec une
lettre plus ancienne : en 1074, le pape Grégoire VII écrit à
Béatrice de Lorraine et à sa fille Mathilde de Toscane. Avant
d'en venir au sujet principal, là aussi politique, il
évoque une maladie dont il est convalescent et assure qu'il a
éprouvé durant cette maladie des douleurs semblables à celle d'une
femme en train d'enfanter : « in singulas horas quasi
parturientis dolores et angustias patimur » (« d'heure
en heure, nous avons éprouvé des douleurs et des angoisses comme
celles d'une femme accouchant »). Les
passages des autres
lettres m'ont touchée,
parce qu'on y voyait la sensibilité d'un homme attendue (dans le cas
de la première lettre, adressée à un homme) ou déclarée (dans le
cas des autres, écrites par des hommes) envers les douleurs de
l'accouchement éprouvées
par les femmes ; mais ici, cela va plus loin : un homme
déclare avoir éprouvé
dans son propre corps une douleur qu'il pense être comparable à
celle d'une femme accouchant. Et ce ne sont pas des paroles en
l'air : il s'adresse à deux femmes, dont l'une au moins a déjà
été mère ; il ne peut donc se permettre de faire une telle
comparaison si ce n'est qu'un simple effet de style. Il se met
réellement à la place de la femme, mais peut-être aussi attend-il
en retour que ses destinataires femmes se mettent à sa place et
soient à leur tour sensibles à la douleur qu'il a éprouvée.
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La lettre originale en latin avec sa traduction en anglais :
https://epistolae.ctl.columbia.edu/letter/223.html
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