J'ai
assisté jeudi et vendredi dernier à un passionnant colloque sur le
thème « Corps hybrides aux frontières de l'humain au Moyen
Âge », qui se tenait à l'Université de Louvain-la-Neuve en
Belgique. Ce fut l'occasion pour moi de faire du tourisme et de
découvrir cette ville assez sidérante, créée ab nihilo en
pleine campagne dans les années 1970 par les universitaires
francophones chassés de l'autre « Louvain ». Se promener
dans ses rues (qui plus est ces deux jours où il faisait un temps
magnifique !) est une expérience en soi : plus de neuf
personnes sur dix que vous voyez dans la rue ont visiblement entre 18
et 25 ans ! Cela donne une vitalité et une dynamique
incroyable, à tel point que les rares vieilles personnes ont
elles-même l'air jeunes ! Le Musée Universitaire de la ville
est un régal et je consacrerai sans doute un ou plusieurs prochains
articles à certains des objets qui y sont exposés.
Mais
venons-en au colloque, dont vous avez le programme ici :
ou
ici :
J'avais
proposé une communication pour ce colloque, en lien bien sûr avec
sainte Marguerite et son dragon. Dans l'iconographie des manuscrits
médiévaux en effet, il n'est pas toujours évident de distinguer la
représentation de Marguerite émergeant du corps du dragon de
certaines représentations de véritables hybrides femmes-dragons ou
femmes-serpents ou poissons comme Mélusine, les sirènes, ou
certaines représentations du serpent de la Genèse avec un buste ou
une tête de femme. D'autre part, du côté de la réception
médiévale des textes et des images de cette légende, on se rend
compte que le dragon et Marguerite représentent chacun un aspect
différent du corps féminin, et ce de manière différente pour les
hommes et pour les femmes (cette malléabilité de l'interprétation
est selon moi à l'origine du succès de cette légende du VIIIe au
XVIe siècle) : pour les hommes, le dragon représente tout ce
qu'il y a de mystérieux, d'inquiétant et d'incontrôlable pour eux
dans le corps féminin, et Marguerite représente la femme pure,
docile et soumise à l'autorité patriarcale (incarnée par Dieu dans
la légende) ; pour les femmes, cette histoire parle de leurs
souffrances propres, souffrances qui s'incarnent autant dans la
figure de Marguerite, victime du viol symbolique du dragon qui la
dévore, que dans celle du dragon dont le corps souffre, saigne, et
finit déchiqueté dans d'atroces douleurs lorsque Marguerite en
émerge.
*
Ma communication n'a pas été retenue, car Marguerite, victime de son succès, était traitée dans le cadre d'une autre communication, celle de Miranda Griffin, dont les hypothèses se rapprochaient de certaines des miennes, puisqu'elle a comparé Marguerite et Mélusine. Elle nous a montré pour étayer son propos deux représentations de chacune de ces héroïnes, toutes deux issues du fonds de manuscrits de Cambridge où elle enseigne (mais de manuscrits différents) : ces deux représentations ont une ressemblance troublante et un effet miroir.
→
Marguerite émergeant du dragon (qui a ici une apparence de lion,
mais il est fréquemment représenté dans les enluminures sous
l'apparence de toutes sortes d'animaux!) tourne la tête vers la
gauche dans un face à face avec une mini-tête de dragon qui est au
bout de la queue du dragon proprement dit (vous pouvez voir cette
image ici :
https://cudl.lib.cam.ac.uk/view/MS-CHAYTOR-ADD-00010/11)
→
Mélusine dans son bain, tourne la tête vers la droite dans un face
à face avec une mini-tête de dragon qui est au bout de sa propre
queue reptilienne...
On
a vraiment l'impression que les enlumineurs disposaient d'un modèle
identique à adapter indifféremment à Mélusine, Marguerite, et
peut-être d'autres figures qu'il nous reste à découvrir...
*
Voici ensuite, un peu en vrac, quelques découvertes que j'ai faites lors de ce colloque :
- Quand un héros tue un être hybride, il sépare son corps en deux précisément à la jonction des deux parties différentes : ainsi, il met fin à l'hybridité et rétablit l'ordre de la nature. (remarque issue de plusieurs communications)
- Il n'y a pas que des hybrides de corps organiques, mais aussi un mélange organique / inorganique, comme ces chevaliers-poissons qui portaient des heaumes, épées et boucliers sous forme d'excroissances charnelles ; ou comme ces enfants-arbalètes qui sortaient tout armés du ventre de leur mère (non sans conséquences pour celle-ci, d'ailleurs ! Et on retrouve là le motif d'un être qui sort d'un ventre en le déchiquetant, comme Marguerite avec son dragon). (communication d'Antonella Sciancalepore)
- Saint Christophe était à l'origine un monstre cynocéphale (à tête de chien) ! (communication de Jacqueline Leclercq-Marx)
- Les filles d'Adam, après avoir mangé d'une certaine herbe interdite par leur père, ont engendré tous les monstres hybrides : cynocéphales (hommes à tête de chien), sciapodes (hommes munis d'un pied unique avec lequel ils se font de l'ombre), etc. (communication de Pierre-Olivier Dittmar)
- Des auteurs arabes musulmans (repris ensuite par des auteurs chrétiens occidentaux) ont établi une « scala naturae » (échelle de la nature) inspirée d'Aristote et visant à classifier toutes les créations de la nature. L'homme est en haut (certaines échelles incluent aussi Dieu et les anges, qui sont bien sûr au-dessus de l'homme), suivi par les animaux, les végétaux, puis les minéraux. Ce qui est amusant, ce sont certaines créations qui sont entre deux échelons : ainsi le corail est un minéral qui se rapproche du végétal ; le palmier un végétal qui se rapproche de l'animal ; le singe, le perroquet ou l'abeille des animaux qui se rapprochent de l'humain. (communication de Grégory Clesse)
- Il existe une théorie des climats selon laquelle si une femme enceinte se déplace dans un climat différent (quel que soit le climat où a eu lieu la conception), son enfant aura les caractéristiques des populations vivant dans ce climat : couleur de peau, taille, ou toute autre forme corporelle (incluant nos fameux cynocéphales et sciapodes...) (communication de Florence Ninitte)
- Il faut bien distinguer deux sortes d'hybrides :
- ceux que l'on devrait plutôt appeler « monstres », qui sont des créatures nommées, décrites, représentées selon une image standardisée reconnaissable (ex : cynocéphale, sciapode, licorne, griffon, centaure, sirène, etc.) ;
- les « hybrides » proprement dits qui n'ont ni nom particulier, ni forme récurrente, ni description, et qui sont inventées au coup par coup par les artistes : on les trouve notamment comme figures de soutènement des chapiteaux sculptés romans ou encore dans les marges des manuscrits. (communication de Pierre-Olivier Dittmar)Si vous n'avez jamais vu de ces « marginalia », je vous conseille mon manuscrit préféré, le « Luttrell Psalter », entièrement consultable en ligne à cette page : http://www.bl.uk/turning-the-pages/?id=a0f935d0-a678-11db-83e4-0050c2490048&type=book ; et si vous voulez voir directement plusieurs des images les plus amusantes des marges de ce manuscrit, vous pouvez aller par exemple ici : https://www.pinterest.co.uk/JEastwoodArt/luttrell-psalter/.
- Certains sceaux portent l'image d'un être hybride (par exemple une tête humaine d'où émergent une tête d'oiseau et une tête de cheval, un léopard pourvu d'ailes d'oiseau, une tête posée sur des jambes, sans parler de nombreux griffons et dragons), ce qui montre que ces êtres hybrides pouvaient être revendiqués comme marque d'identité. La raison de ce choix reste encore obscure, c'est l'une des nombreuses pistes restées ouvertes lors de ce colloque et qui donnent envie de poursuivre les recherches... (communication de Clémence Gauche)
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