J'ai
déjà écrit il y a presque deux ans un article sur le sang du
dragon, où j'évoquais notamment le sang du dragon de Marguerite
dans les enluminures qui les représentent. Je vous invite à le
relire en guise d'introduction :
http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/02/sang-de-dragon.html. Depuis
février 2015, j'ai progressé dans ma recherche et approfondi
certains points, notamment celui-ci, passionnant, du sang du dragon.
J'y reviens donc avec de nouvelles révélations !
Avant
tout, rappelons que le sang de dragon est un produit bien connu au
Moyen Âge. On en fait mention dans de nombreuses recettes qui
évoquent ses multiples propriétés : arrêt des hémorragies,
remède contre la stérilité, resserrement de la vulve d'une
prétendue vierge. Le produit réel vendu par les apothicaires était
vraisemblablement issu de végétaux ou de minéraux, de couleur
rouge bien sûr !
Photographie
que j'ai prise cet été au Musée de l'Apothicairerie à Heidelberg,
en Allemagne
Par
rapport aux enluminures représentant Marguerite émergeant du
dragon, on constate que le sang du dragon est très daté. Il
n'apparaît qu'à la fin du XIVe siècle, et se développe ensuite
tout au long du XVe siècle et un petit peu au début du XVIe siècle
(qui marque de toute façon la fin progressive de la production de
manuscrits et d'enluminures à grande échelle en Europe
occidentale). Quand on cherche l'origine de cette apparition du sang,
on est frappé d'une concordance chronologique, et qui n'est pas
anodine, puisqu'il s'agit du sang du Christ ! Émile Mâle (dans
L'Art religieux de la fin du Moyen Âge en France. Étude sur
l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d'inspiration,
Paris, Armand Colin, 1995 (1e éd. 1908), p. 108) rappelle que
« c'est au XIVe et au XVe siècles que le sang divin
ruisselle. » : il évoque d'abord les visions d'auteurs
mystiques de cette époque qui voyaient le sang divin couler comme un
fleuve ou Jésus couvert de sang, puis revient à l'iconographie avec
le sang coulant des plaies de Jésus.
La
fascination de cette époque pour le sang coulant d'une blessure est
sans doute à mettre en relation avec les nombreux « fléaux »
qui s'abattirent sur l'Europe du XIVe siècle : famines au début
ou au milieu du siècle, suivies de la fameuse grande peste qui
apparaît pour la première fois en Europe en 1348 et dont les
soubresauts se feront sentir encore plusieurs siècles après, sans
parler de nombreuses crises économiques et de guerres. Cela
suffirait déjà à expliquer l'attirance pour les représentations
de créatures effrayantes, de la douleur et du sang ; mais le
sang coulant de blessures est aussi devenu directement visible sur la
place publique avec les déambulation des flagellants, dont le
mouvement a pris des proportions considérables en 1349. Il
s'agissait de mouvements fanatiques dont les membres se flagellaient
en public avec des lanières hérissées de pointes métalliques,
pour se mortifier, en mémoire de la Passion du Christ. Tous ces
éléments expliquent l'apparition de ce sang coulant de la plaie du
dragon dans les enluminures. Son sang peut être celui des douleurs
et des cruautés de l'époque ; il peut plus précisément
représenter celui du Christ par le transfert de Marguerite, figure
christique, à son propre bourreau qu'est le dragon.
Transfert...
ou pas ? En effet, dans deux enluminures de la fin du XIVe
siècle, du sang apparaît également sur le pan de la robe de
Marguerite qui dépasse de la gueule du dragon ou coulant comme de la
bave de la gueule du dragon.
Toulouse, BM,
1272, f. 1r
Vesoul, BM,
27, f. 143v