Au
détour d'un article sur le dragon dans un dictionnaire des symboles
consulté dans une bibliothèque, je suis tombée sur cette
magnifique citation de Rainer Maria Rilke (dans Lettres à un
jeune poète) :
« Tous
les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent
de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne
sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous
les secourions. »
Supposer
que le dragon, c'est la princesse elle-même, voilà un beau
paradoxe ! Eh bien en fait, pas tant que cela... C'est un motif
présent dès le Moyen Age. Les Vouivres, dont la légende est
particulièrement active en Franche-Comté (l'autre versant de mes
racines, avec la Mésopotamie), mais se retrouve aussi avec des
variantes dans toute l'Europe, sont précisément des femmes-dragons,
qui peuvent prendre l'une ou l'autre forme, mais qui gardent - même
quand elles ont forme humaine - leur queue de dragon (qu'elles
dissimulent sous une longue robe) et leur escarboucle au front
(qu'elles dissimulent sous un capuchon rabattu). L'escarboucle est
une pierre précieuse rouge : le mot est parfois employé pour
désigner une pierre fantastique, celle qui ne pousse qu'au front des
Vouivres, parfois comme équivalent du rubis ou du grenat. Cette
escarboucle est par ailleurs au cœur du roman que je suis en train
d'écrire.
Rilke
suggère non seulement que le dragon pourrait être une princesse,
mais que ce dragon-princesse attendrait le secours d'un prince beau
et courageux. Là encore, ce motif existe depuis le Moyen Age :
c'est celui du « fier baiser », par lequel un prince ose
embrasser un dragon effrayant et répugnant qui n'est en fait autre
qu'une princesse transformée en dragon par un mauvais sort. J'ai
rencontré deux très beaux exemples de ce fier baiser dans mes
lectures récentes.
D'une
part, la légende de la fille d'Hippocrate (oui, le célèbre médecin
grec de l'île de Cos), rapportée par Jean de Mandeville, dans son
Voyage d'Outre-Mer (1356-57) : elle aurait été
transformée en dragon par la déesse Diane (sans doute en punition
de quelque vantardise, comme on le voit souvent dans les histoires de
la mythologie gréco-romaine). Seul « un chevalier suffisamment
courageux pour oser aller à sa rencontre et l'embrasser sur la
bouche » pourrait rompre l'enchantement. Mandeville raconte
l'aventure d'un jeune homme qui l'a d'abord vue sous sa forme de
demoiselle (car il n'avait pas encore été adoubé chevalier) :
elle lui propose de se faire adouber et de revenir le lendemain, sans
s'effrayer de son apparence de dragon ; une fois le charme
rompu, il deviendra son époux et le seigneur de l'île. Le jeune
homme suit ses conseils et revient le lendemain. Mais il avait beau
avoir été prévenu, il ne s'attendait pas à une telle horreur !
« Et lorsqu'il la vit sortir de la caverne sous la forme d'un
dragon si hideux et si horrible, il fut pris d'une telle frayeur
qu'il repartit en courant vers le bateau. »
(Les
citations, traduites en français moderne, sont issues du livre :
Des
animaux et des hommes,
de Marie-Françoise Alamichel et Josseline Bidard, Paris, Presses de
l'Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 133-134 ; commentaire p.
23 du même ouvrage. Un article plus ancien sur le sujet peut être
lu à cette page :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1918_num_79_1_448606 :
G.Huet,
« La légende de la fille d'Hippocrate à Cos », in:
Bibliothèque de l'école des chartes.
1918, tome 79. pp. 45-59).
D'autre
part, un très beau roman du Moyen Age, que j'ai découvert avec
grand plaisir (mais dont il n'existe malheureusement pas de
traduction en français moderne), Le Bel inconnu de
Renaut de Beaujeu (écrit au tout début du XIIIe siècle, donc bien
avant Jean de Mandeville, mais il est probable que ce dernier
rapportait une légende déjà attestée par oral ou par d'autres
écrits aujourd'hui perdus). Le bel inconnu est, comme son surnom
l'indique, un inconnu : même lui ne sait pas qui sont ses
parents ni comment il se nomme ; on comprendra plus tard que
c'est le fils de Gauvain, l'un des grands chevaliers de la Table
Ronde. Le roman raconte sa quête pour aller délivrer une princesse.
La jeune fille amie de la princesse qui est venue le chercher pour
cela parle vaguement d'un « fier baiser », mais
n'explique pas vraiment de quoi le chevalier devra délivrer sa dame.
Aussi ce dernier est-il assez surpris quand, arrivé au terme de sa
quête, dans un château abandonné, il se retrouve dans une pièce
plongée soudain dans l'obscurité totale, puis voit surgir dans une
lumière éblouissante un effrayant dragon, qui est d'ailleurs ici
appelé « vouivre », et qui a les yeux « gros et
luisants / Comme deux escarboucles grands » (je traduis mot à
mot pour garder le rythme et la rime). Notre bel inconnu ne s'enfuit
pas, comme le chevalier de la fille d'Hippocrate, mais il est
tétanisé, sans que l'on comprenne bien si c'est de peur ou de
fascination, notamment pour la bouche vermeille de la vouivre :
« Et il a moult grand merveille / De la bouche qu'a si
vermeille / Tant s'occupe à la regarder / Que d'autre part ne peut
regarder ». Il se laisse donc (il est courageux passivement!)
embrasser par la vouivre, qui se retransforme en princesse et lui
révèle du même coup ses origines et son nom. C'est un très beau
roman sur l'identité, et aussi sur l'amour, car deux femmes veulent
épouser Guinglain (c'est ainsi que se nomme finalement le bel
inconnu) : la princesse qu'il a délivrée, et une fée belle et
intelligente qu'il a rencontrée avant, qu'il aime aussi et à qui il
a juré qu'il l'épouserait. Le choix final n'est sans doute pas
celui que le lecteur aimerait : quand on est chevalier de la
Table Ronde, on n'a pas toujours le droit de suivre ses propres
sentiments...
(Renaut
de Beaujeu, Le Bel inconnu, roman d'aventures,
édité par G. Perrie Williams, Paris, Champion, 1983.)
J'ai
fait semblant jusque là de ne comprendre la citation de Rilke qu'au
premier degré, parce que cette histoire d'un dragon qui est lui-même
la princesse à délivrer me plaît, mais je n'oublie pas la fin de
sa citation, qui montre que princesse et dragon n'étaient qu'une
métaphore pour des sentiments très humains : « Toutes
les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans
secours qui attendent que nous les secourions. » Cette belle
phrase parle de tous ces meurtriers sanguinaires qui peuplent les
faits divers, et dont on découvre qu'ils ne sont pas guéris de
terribles traumatismes de leur enfance ; ou de ces adolescents
harcelés qui deviennent harceleurs ; il est rare en effet que
l'on fasse du mal aux autres si on n'en a pas été soi-même
victime. Et pour conclure, c'est à nouveau une fiction qui me vient
à l'esprit, celle qui raconte selon moi de la façon la plus simple
aux enfants cette origine de la méchanceté : c'est le dessin
animé de Michel Ocelot, Kirikou et la Sorcière
(1998), à la fin duquel on découvre que si Karaba la sorcière est
méchante, c'est parce que des hommes lui ont planté un clou dans le
dos qui la fait perpétuellement souffrir. Reste maintenant au petit
héros à avoir le courage de l'approcher et de lui arracher le clou.
Je vous souhaite beaucoup de courage pour arracher les clous des
sorcières de votre vie, pour embrasser les dragons de votre vie, et
les transformer ainsi en bonnes princesses...
*
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