En
orientant finalement ma recherche cette année sur sainte Marguerite,
et donc sur l'Occident médiéval, je croyais avoir laissé loin
derrière moi ma première passion, le thème de la Mésopotamie vue
par les Grecs. Or, voilà qu'il me revient en pleine figure, et par
le biais de Sémiramis, l'héroïne la plus emblématique de ce
thème !
Pour
un rappel sur Sémiramis, de la réalité assyrienne à la légende
grecque, en passant par les Mèdes, je vous renvoie à cette page de
mon site :
Vous
comprenez donc bien que Sémiramis n'est pas une légende locale
mésopotamienne, mais bien une légende grecque qui mélange
plusieurs éléments : dans l'article ci-dessus, je parlais
surtout des origines historiques de la légende, probablement
déformées par les Mèdes ; mais dans le récit rapporté par
Diodore de Sicile, Ier s. av. JC (qui cite Ctésias, IVe s. av. JC,
dont nous n'avons plus le texte original), figurent également des
éléments qui semblent d'origine locale mésopotamienne, mais
qui étaient probablement attribués plutôt à une déesse qu'à une
reine. Et notamment ceci : Sémiramis serait née à Ascalon
(côte méditerranéenne de Syrie), fille de la déesse Dercéto,
patronne d'Ascalon. Des colombes auraient veillé sur elle à sa
naissance avant qu'elle ne soit recueillie et élevée par un berger.
Cf.
Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, II 4 ; on
peut le lire à cette page :
Or,
le fabuliste Hygin, Ier s. av. JC, raconte une histoire très
semblable à celle que raconte Diodore sur Sémiramis, mais il
l'attribue à … Vénus ! Il raconte qu'un œuf est tombé dans
l'Euphrate ; des poissons l'ont poussé sur le rivage ; des
colombes l'ont couvé : en est née Vénus, que l'on appelle
aussi « la déesse syrienne ».
Hygin,
Fables, 197, « Venus » ; on peut le lire à cette
page (sans traduction française malheureusement) :
Il
semble qu'on soit très éloigné de la Vénus-Aphrodite de la
mythologie grecque, mais pas tant que cela, si l'on y réfléchit un
peu : celle-ci est censée être née d'un coquillage sorti de
la mer, ce qui n'est pas très loin de naître d'un œuf sorti de
l'Euphrate ! Ajoutons que l'animal fétiche de Vénus-Aphrodite
est précisément la colombe.
Creusons
toutefois cette histoire de « déesse syrienne » évoquée
par Hygin. Cela tombe bien, car un ouvrage grec lui est consacré,
intitulé précisément La déesse syrienne
et écrit par Lucien, IIe s. ap. JC, un écrivain d'origine syrienne,
mais de langue grecque, fort bien placé donc pour faire le lien
entre tous ces éléments ! Il appelle cette déesse « Héra
de Syrie », et non Aphrodite, mais Mario Meunier, dans les
notes de son édition du texte de Lucien, explique que cette déesse
est la déesse phénicienne Astarté, dont il y avait une variante
locale dans toutes les villes de Syrie, et que les Phéniciens ont
importé cette déesse à Chypre et à Cythère, dont on sait
qu'elles se revendiquent toutes deux comme îles d'origine
d'Aphrodite, dans la mythologie grecque.
On
peut le lire à cette page, puis les pages suivantes :
Conclusion :
on a donc dans l'Antiquité en Syrie, une déesse, qui peut prendre
selon les villes syriennes et phéniciennes les noms d'Astarté,
Atargatis, Dercéto, ou autres, et qui est clairement à l'origine de
l'Aphrodite grecque.
Conclusion ?
Mais... on n'a pas parlé de sainte Marguerite ! Ah oui, c'est
vrai, j'oubliais le plus important ! Eh bien, ce qui m'a mis la
puce à l'oreille est un article de Nadia Ibrahim Frederikson (je ne
suis pas insensible au fait que cet auteur porte le même prénom que
moi!), « La perle, entre l'océan et le ciel » (Revue
d'Histoire des Religions, 2003,
p.
283-317). Elle y
explique qu'il y avait un culte d'Aphrodite syrienne à Antioche
(jusque là, tout est en accord avec ma conclusion ci-dessus), et que
cette déesse y était appelée « Margarito » ou « La
dame aux perles » !
On
peut le lire à cette page :
Il
y a là de nombreux éléments troublants ! Le nom est le moins
surprenant : la racine grecque « margarit- » (=
« perle ») est bien d'origine proche-orientale, et plus
anciennement encore apparemment d'origine indienne. Il se pourrait
donc que cette « Margarito » n'ait rien à voir avec
notre sainte Marguerite (surtout que dans la tradition chrétienne
orientale et grecque, elle est appelée Marine, ce n'est qu'en
Occident qu'elle prend le nom de Marguerite).
Mais
d'autres points communs donnent l'alerte.
- D'abord Antioche. Attention, il ne s'agit pourtant pas de la même Antioche : la déesse Margarito est vénérée à Antioche en Syrie, tandis que notre petite sainte vient d'Antioche en Pisidie (en Asie Mineure, Turquie actuelle). Tout de même, deux « Margarita » toutes deux originaires d'une « Antioche », c'est surprenant !
- Mais ce n'est pas tout. Souvenez-vous de mon parallélisme effectué dans l'article « Perle, dragon et accouchement » http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/perle-dragon-et-accouchement.html) : j'y expliquais le lien entre la vierge, pure et parfaite Marguerite qui sort du corps hideux du dragon, et la belle, pure et parfaite perle (« margarita » en grec et en latin) qui sort de la coquille hideuse de l'huître. Remplacez l'huître par le coquillage, ouvrez-le, et vous trouverez la belle et parfaite Aphrodite qui en sort, comme rappelé plus haut !
- Les Anciens pensaient aussi que la perle était le résultat de la fécondation de la rosée ou de l'écume de la mer, par le soleil ; Aphrodite est aussi née de l'écume de la mer fécondée par le sperme de Cronos émasculé par son fils Zeus. C'est bien le même motif.
- J'ajoute enfin (même si ce dernier élément est peut-être moins convainquant) la colombe du saint Esprit, bien présente dans la légende de sainte Marguerite et visible sur de nombreuses enluminures la représentant : ne serait-ce pas là la même colombe que celle d'Aphrodite, celle de Sémiramis ?*Pour suivre ce blog sur facebook, être au courant des nouveaux articles et en découvrir d'anciens, c'est ici : https://www.facebook.com/Chemins-antiques-et-sentiers-fleuris-477973405944672/
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