Les Gaulois sont à la mode cette année, notamment à travers une excellente exposition à la Cité des Sciences et de l'Industrie, à la fois extrêmement ludique (donc accessible aux jeunes enfants) et énormément documentée (donc pleinement satisfaisante pour des adultes cultivés et curieux). L'un de ses principaux intérêts est de montrer que l'image que nous avons du Gaulois est une construction subjective dont les sources sont multiples, des écrivains romains contemporains des Gaulois dont l'intérêt politique était de valoriser leurs qualités guerrières, mais de rabaisser leur aspect civilisé, à la caricature bon enfant d'Astérix, en passant par les Gaulois symbole de la lutte française contre l'empire germanique au XIXe s., ou encore par Vercingétorix flambeau aussi bien de la Résistance que du régime de Vichy lors de la deuxième guerre mondiale.
C'est avec toutes ces idées fort
intéressantes en tête que je préparais il y a quelques mois un
cours pour mes élèves de 4e, voulant les faire travailler sur une
longue et relativement célèbre phrase d'un général romain du IIe
s. av. JC cité par Tite-Live (historien romain du Ier s. av. JC),
dans laquelle il décrit l'aspect physique des guerriers gaulois.
Comme je le fais souvent en ce cas, surtout que le texte comportait
des mots assez rares, j'ai comparé plusieurs traductions françaises.
Or, j'ai été assez surprise de
constater que les chevelures « rutilatae » des guerriers
gaulois étaient parfois traduites comme « rousses »,
parfois comme « teintes en rouge », ce qui est loin
d'être pareil. Quand aux « tripudia », tandis que les
uns en font des « bonds » ou des « trépignements »,
d'autre en font des « danses ». Naturellement, pour
vérifier tout ça, je me tourne vers le Gaffiot, le plus célèbre
et le plus utilisé des dictionnaires latin-français, publié par
Félix Gaffiot en 1934. Et là, j'ai été plongée dans des abîmes
de perplexité!
En effet, l'adjectif « rutilatus »
évoque bien l'idée de « teint en rouge » (ou en roux),
d'autant plus qu'il est tout simplement le participe passé du verbe
« rutilo », « teindre en rouge ou en roux »,
et qu'il existe un autre adjectif (« rutilus ») pour
dire « roux » ; mais... le Gaffiot donne aussi le sens de
« roux » (c'est-à-dire roux naturellement, et pas à la
suite d'une teinture) avec une seule référence : celle précisément
du texte de Tite-Live dont je vous parle!
Quant à « tripudia », le
mot désigne exactement une danse comportant des bonds, et il s'est
spécialisé dans la désignation d'une danse religieuse exécutée
par les Saliens, une catégorie particulière de prêtres romains.
Dans le cas des Gaulois., ils s'agit sans doute d'une danse guerrière
ritualisée (du genre des « hakas » des guerriers (puis
rugbymen) de Nouvelle Zélande!). Or là aussi, Gaffiot nous propose
une seule traduction par « bonds » avec une seule
référence : encore celle de notre texte de Tite-Live!
Voilà donc que le Gaffiot, que je
prenais pour une autorité objective, se permet de prendre parti. Et
les conséquences sur le sens du texte n'en sont pas anodines!!! Dans
tous les cas, les guerriers gaulois paraissent effrayants, mais dans
le cas (vers lequel voudrait nous pousser Gaffiot) de guerriers
naturellement roux exécutant des bonds (voire des trépignements,
comme des enfants capricieux), ce sont juste des sauvages effrayants
par leur nature ; tandis que dans le cas de guerriers aux cheveux
teints d'une couleur vive et exécutant une danse ritualisée, ce
sont les représentants d'une civilisation, d'une culture.
Comme souvent dans ce blog, la
conclusion sera qu'il faut se méfier des idées reçues, et toujours
se poser des questions, enquêter et tâcher d'aller aux sources.
*
Pour finir, voici le texte en question
de Tite-Live, et la traduction (adaptée de trois traductions1)
qui me semble la meilleure :
Procera
corpora, promissae et rutilatae comae, vasta scuta, praelongi gladii;
ad hoc cantus ineuntium proelium et ululatus et tripudia, et
quatientium scuta in patrium quendam modum horrendus armorum
crepitus, omnia de industria composita ad terrorem.
Leur
forte taille, leur chevelure flottante et teinte en rouge, leurs
boucliers immenses, leurs épées démesurées, leurs chants de
circonstance au moment d'engager le combat, leurs hurlements, leurs
danses guerrières, le fracas horrible des armes heurtant les
boucliers d'après un usage ancestral, tout est organisé à dessein
pour inspirer la terreur.
Tite-Live
(Ier s. av. JC), Histoire
romaine,
XXXVIII, 17 (2-6)
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1
La traduction
de Nisard de 1864 (donc antérieure au Gaffiot), disponible sur le
site Itinera Electronica, la traduction du manuel de latin de 4e de
2011 (Marie Berthelier et Annie Collognat-Barès) et une troisième
trouvée sur une photocopie dans mes archives pour laquelle je n'ai
malheureusement pas de référence de traduction.
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