mercredi 4 septembre 2019

Triste échec d'une utopie féminine (La Colonie de Marivaux)


Je viens de lire une très courte pièce de Marivaux (un acte, environ un quart d'heure de lecture), La Colonie. Elle a été publiée en 1750, mais semble une variante d'une pièce un peu plus longue, La Nouvelle Colonie, perdue aujourd'hui et jouée en 1729. Il y a presque trois cents ans, donc.
L'argument en est simple : un groupe de personnes (de différents âges, sexes et milieux sociaux), fuyant une persécution vaguement évoquée, aborde sur une île « déserte » (pas tout à fait déserte, car on apprend vers la fin la présence de « sauvages » sur les lieux) et entreprend de fonder une nouvelle société. Or, les femmes décident qu'elles ont leur mot à dire, et puisque les hommes ne veulent pas les entendre, elles font sécession et discutent de ce qui sera pour elles la société idéale. Comme souvent chez Marivaux, les échos à la situation actuelle sont surprenants, presque dérangeants.
Ces dames constatent que le mariage est une servitude pour la femme, même pour un couple qui s'aime, et tentent difficilement d'en convaincre une toute jeune fille amoureuse de son fiancé :

ARTHENICE : Et le mariage, tel qu'il a été jusqu'ici, n'est plus aussi qu'une pure servitude que nous abolissons, ma belle enfant ; car il faut bien la mettre un peu au fait pour la consoler.
LINA : Abolir le mariage ! Et que mettra-t-on à la place ?
MADAME SORBIN : Rien.

Elles abordent aussi la raison principale de la faiblesse des femmes : le fait de se l'être tant entendu dire qu'elles-mêmes finissent par en être persuadées, argument encore actuel du féminisme :

UNE DES FEMMES : Hé ! que voulez-vous ? On nous crie dès le berceau : « Vous n'êtes capables de rien, ne vous mêlez de rien, vous n'êtes bonnes à rien qu'à être sages. » On l'a dit à nos mères qui l'ont cru, qui nous le répètent ; on a les oreilles rebattues de ces mauvais propos ; nous sommes douces, la paresse s'en mêle, on nous mène comme des moutons.

Les deux meneuses proposent, parmi les actions à mener, de cesser de se faire belles : s'habiller d'un sac, se coiffer de travers, ne plus protéger son visage du soleil pour avoir le teint pâle. J'y entends là aussi l'écho de certains mouvements féministes d'aujourd'hui qui préconisent de ne plus se maquiller, de ne plus s'épiler, puisque cela nous prend du temps, peut affecter notre santé, et que nous ne le faisons – consciemment ou inconsciemment – que pour plaire aux hommes.
L'utopie semblait bien lancée. Elle échoue pourtant dans les toutes dernières lignes de la pièce. L'une des dernières répliques est :

« Viens, mon mari, je te pardonne ; va te battre, je vais à notre ménage. »

En lisant cette réplique (prononcée par Madame Sorbin, la plus virulente des femmes révoltées!), c'est tout juste si je ne me suis pas arraché les cheveux en gémissant : « Non ! Mais non ! Mais non ! » C'est pourtant sans appel. La parenthèse se referme. Rendez-vous dans trois cents ans… Enfin, Marivaux ne pouvait pas savoir l'avenir, bien sûr ; mais il n'a fait que mettre sur scène ce qu'il voyait dans la réalité. En fin observateur de la société, il a bien perçu qu'un individu ne se définit pas que par son sexe, mais par d'autres facteurs, comme son âge et son milieu social. C'est en effet de là que sont venues les dissensions qui ont mené à l'échec. La proposition de se faire laides n'a pas plu à celles qui étaient plus jeunes que les deux meneuses, non plus que l'idée de renoncer à l'amour des hommes. Quant à ces deux meneuses, Arthénice (une noble) et Madame Sorbin (une bourgeoise), qui semblaient unies sur tous les fronts, elles se déchirent à la fin sur des questions de classe, Arthénice refusant l'abolition de la noblesse proposée par Madame Sorbin et celle-ci refusant l'égalité hommes-femmes dans l'adultère, qui reflète selon elle les mœurs dissolues des femmes de la noblesse.
En lisant après coup l'introduction à la pièce faite par Bernard Dort, l'éditeur des œuvres complètes de Marivaux (Éditions du Seuil, 1964), je trouve son analyse assez juste : « Marivaux interroge plus qu'il ne répond. La Colonie n'est ni féministe ni anti-féministe : ce qu'elle évoque, ce sont bel et bien les contradictions de la lutte des sexes dans une société où règne aussi ce que nous appelons aujourd'hui la lutte des classes. »
Réjouissons-nous cependant de ce que, trois cents ans après, même si la condition des femmes dans le monde est loin d'avoir atteint l'utopie dont rêvaient les femmes de La Colonie, nous nous en rapprochons tout de même.

Et au fait, la dernière réplique, la terrible, décevante, cuisante, cinglante dernière réplique (« Viens, mon mari, je te pardonne ; va te battre, je vais à notre ménage. »), avez-vous remarqué qu'elle comporte malgré tout une infime marque d'espoir ? Madame Sorbin dit quand même à son mari « Je te pardonne » ; alors que Marivaux aurait très bien pu lui faire dire « Pardonne-moi ». Elle garde la main et ne se soumet pas totalement...

Si vous souhaitez découvrir le texte original, il est en ligne ici :


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