mercredi 5 juin 2019

Les pouvoirs magiques du sang menstruel, épisode 2 : le remède ultime anti-limaces


Je poursuis ma série d'articles sur les pouvoirs du sang menstruel. Comme dans le précédent article, les exemples que je vais invoquer vont nous faire faire un saut dans le temps, mais cette fois-ci, bien que l'écart soit énorme (du Ier s. ap. JC à la fin du XIXe s), il est frappant de constater que les sources sont presque identiques. Il faut sans doute en déduire que les croyances absurdes au sujet des menstrues sont un phénomène sur lequel l'Histoire, la modernité, le progrès n'ont aucune prise !
De quoi s'agit-il ? On n'est plus dans le « courrier du cœur », comme dans le précédent article, mais dans la rubrique « conseils de jardinage ».

Au Ier s. ap. JC, Columelle est l'auteur d'un traité sur l'agriculture. Au milieu de nombreux trucs et astuces pour se débarraser des insectes nuisibles du jardin, il propose :
« Sed Democritus in eo libro, qui Graece inscribitur περἱ ἀντιπαθῶν, affirmat, has ipsas bestiolas enecari, si mulier, quae in menstruis est, solutis crinibus et nudo pede unamquamque aream ter circumeat : post hoc enim decidere omnes vermiculos, et ita emori. »
« Mais Démocrite, dans son livre, qui s'intitule en grec « peri antipathôn » [au sujet des antipathies], affirme que ces bestioles sont anéanties si une femme qui est en ses menstrues, les cheveux détachés et les pieds nus, fait trois fois le tour de chaque terrain : après cela en effet toutes les vermines tombent et meurent. »
Columelle, De agricultura, XI, 3 (64)

À la même époque, Pline l'Ancien (toujours lui ! cf. l'épisode précédent, et on n'a pas fini d'en parler...), énumérant les impressionnants pouvoirs positifs et négatifs du sang menstruel, évoque la même coutume :
« Quocumque autem alio menstruo si nudatae segetem ambiant, urucas et uermiculos scarabaeosque ac noxia alia decidere. Metrodorus Scepsius in Cappadocia inuentum prodit ob multitudinem cantharidum ; ire ergo per media arua retectis super clunes uestibus. Alibi seruatur, ut nudis pedibus eant capillo cinctuque dissoluto. Cauendum ne id oriente sole faciant, sementiua enim arescere. »
« Dans toute période de menstrue, si les femmes nues font le tour d'un champ de blé, les chenilles, les vers, les scarabées, et les autres bêtes nuisibles tombent. Métrodore de Scepsis dit que ce procédé a été trouvé, en Cappadoce, à cause de la pullulation des cantharides ; et qu'elles vont donc au milieu des champs, les vêtements retroussés au-dessus des fesses. Ailleurs l'usage veut qu'elles aillent pieds nus, la chevelure et la ceinture dénouées. Mais il faut prendre garde qu'elles ne fassent cela au lever du soleil, car la semence se dessécherait. »
Pline, Histoire Naturelle, XXVIII, 23 (78)

Au Ve s. ap. JC, Palladius, auteur comme Columelle d'un traité sur l'agriculture, mentionne toujours la même coutume :
« Aliqui mulierem menstruantem nusquam cinctam solutis capillis nudis pedibus contra erucas et cetera hortum faciunt circumire. »
« Certains font faire le tour du jardin à une femme menstruée sans ceinture, les cheveux dénoués, les pieds nus, contre les chenilles et toutes les autres bêtes. »
Palladius, De l'économie rurale, I. 35

Sautons à présent deux mille ans, et écoutons, non plus un conseiller, mais un témoin. Pas n'importe quel témoin, puisqu'il s'agit du docteur Icard, un médecin de la fin du XIXe siècle passionné par le sujet des règles, mais dont les écrits scientifiques regorgent de fantasmes surprenants (il méritera sans doute un article spécifique sur ce blog…). Dans sa thèse de médecine publiée à Paris en 1890, L’état psychique de la femme pendant la période menstruelle, considéré plus spécialement dans ses rapports avec la morale et la médecine légale, il affirme qu'en Anjou, quelques années plus tôt, « on faisait encore périr les chenilles qui infestaient un champ de choux en le faisant traverser à plusieurs reprises par une femme réglée, et dans le Morvan, on se protégeait ainsi des sauterelles » (p. 198).

On m'objectera sans doute que, contrairement au titre annoncé de l'article, cet usage n'est pas magique. Et après tout, en effet, cette pratique s'est peut-être réellement avérée efficace. Ou, même si elle ne l'était pas, peut-être qu'on le croyait sans forcément lui attribuer une origine surnaturelle (nous utilisons encore de nombreux produits naturels comme insecticides sans leur attribuer le moindre pouvoir magique!). Certes, toutefois il ne s'agit pas là de verser un peu de sang menstruel recueilli dans un flacon (cela serait bien plus pratique!) : il s'agit de déambuler, de faire un tour, voire trois tours, et surtout les femmes accompagnent cette pratique de gestes fortement ritualisés : les pieds nus (voire le corps entier), les cheveux dénoués, ainsi que la ceinture ; gestes qui dans de nombreuses cultures évoquent l'idée de lâcher toute retenue, toute maîtrise, de laisser libre cours. Ils ont donc probablement le rôle symbolique de faciliter l'écoulement du sang menstruel…
Notons de plus qu'on peut difficilement attribuer à cette pratique une cause rationnelle, du moins du point de vue d'une femme menstruée : nous savons bien que la quantité de sang perdu le temps de parcourir un champ ne suffirait évidemment pas à l'arroser entièrement ; pour imaginer cela, il faut des hommes totalement ignorants de la réalité, qui fantasment sur des flots de sang coulant de manière continue du vagin des femmes ! En réalité, les femmes perdent en moyenne cent millilitres au cours des quelques jours d'un cycle : à peine de quoi remplir un verre…

Le XXIe siècle apporte enfin un petit regard critique sur ces deux mille ans de sottise. En 2014, l'artiste Marianne Rosensthiel a exposé une œuvre d'art moderne, une photographie intitulée Les limaces : elle y représente avec humour un groupe de femmes retroussant leurs jupes et déambulant pieds nus dans un champ ensemencé sous un ciel gris. Elle explique elle-même que c'est un clin d’œil à cette tradition absurde. Vous pouvez voir l'œuvre et lire une interview de l'artiste ici : http://www.oai13.com/focus/societe/au-petit-espace-marianne-resenstiehl-photographie-les-regles-et-explique-pourquoi/



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