mercredi 27 mars 2019

Le portrait de Magdalena Luther par Cranach


Je vous parle aujourd'hui d'un tableau qui est pour moi le plus bouleversant que je connaisse. Ma première rencontre avec ce tableau frôle le surnaturel : alors que j'étais âgée d'une vingtaine d'années (et que j'allais régulièrement passer quelques heures par semaine au Musée du Louvre), je me suis réveillée un matin en ayant encore dans le regard le visage triste d'une jeune fille sur un tableau. Quelques jours plus tard, je suis allée au Louvre exprès pour retrouver ce visage vu en rêve, et mes pas m'ont menée directement face à ceci :


Il s'agit d'un tableau peint par Lucas Cranach l'Ancien, peintre allemand de la première moitié du XVIe siècle. À l'époque, le cartel indiquait encore « Portrait présumé de Magdalena Luther, fille du réformateur Martin Luther », mais les raisons qui portaient à douter de son identification ont été écartées depuis, comme l'explique très bien Elisabeth Foucart-Walter, la conservatrice du Louvre chargée de la peinture allemande, dans un article que l'on peut lire en ligne ici : http://protestantsdanslaville.org/spiritualite-et-image/im49.htm. Tout le monde s'accorde donc maintenant à y reconnaître Magdalena Luther.
Martin Luther et son épouse Katharina von Bora ont eu plusieurs enfants : Hans, Elisabeth, Magdalena, Martin, Paul et Margarethe. Elisabeth est morte à l'âge de un an. Magdalena est morte à treize ou quatorze ans (en 1542, alors qu'elle était née en 1529). Cette mort a été « médiatisée » (bien que le terme soit anachronique) par les étudiants de Luther qui prenaient des notes sur tous les faits, gestes et paroles de leur maître. On sait qu'il a énormément souffert de la mort de sa fille, qu'il chérissait particulièrement, ce qui le rend d'ailleurs très humain, quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir par ailleurs sur ce réformateur.
Sur le tableau, elle semble plus jeune, sans doute une dizaine d'années. On ne sait pas si Cranach l'a exécuté de son vivant, ou bien post mortem, d'après son souvenir ou des croquis conservés, voire d'après son cadavre. Cela serait intéressant, évidemment, pour savoir si le peintre avait conscience de représenter une enfant qui allait mourir quelques années plus tard à peine. Je dis cela parce que quand je regarde ce tableau, je vois la mort, je la vois dans ce lourd manteau noir, dans sa peau trop pâle, dans ses cheveux trop fins, dans l'austère bandeau noir qui lui serre la tête, et surtout dans son regard : un regard triste, triste, triste, mais pas résigné, pas pathétique, le regard d'une enfant qui sait qu'elle va mourir et qui l'attend avec détermination.
On sait des petites choses sur Magdalena, grâce aux notes des étudiants de Luther, qui donnent d'elle l'image d'une fillette douce et calme, contrairement à son frère Hans, dont les bêtises désespéraient ses parents ; timide aussi, comme le montre une charmante anecdote racontant qu'elle avait refusé de chanter un cantique de son père devant des invités : sa mère s'est fâchée et l'a grondée, mais son père a pris sa défense avec bienveillance.
Enfin, on sait aussi, en comparant tout simplement certaines dates sur un arbre généalogique de la famille Luther, que Magdalena est née neuf mois après la mort de sa sœur Elisabeth. Elle a donc été conçue le jour-même, sans doute, de la mort de sa sœur : on comprend la pulsion de vie des parents face à la douleur de la mort de leur enfant. À partir de ces faits réels, on peut laisser libre cours à son imagination et glisser dans la rêverie surnaturelle : pulsion de mort, pulsion de vie, l'âme d'une petite fille qui s'en va à l'instant même où une autre petite fille commence son existence, et lui prend son âme, peut-être, mais une âme maladive, marquée par la mort. De fait, Magdalena a toujours eu la santé fragile, et rétrospectivement il est facile de se dire qu'elle était destinée à mourir jeune.
Mais revenons au tableau, encore et toujours. Car ce qui fascine le plus dans ce tableau, ce n'est pas que la mort annoncée et la tristesse, sinon on s'en écarterait vite avec dégoût ou angoisse. C'est une tension entre la mort et la vie. J'ai évoqué déjà son impressionnant regard déterminé. Regardez aussi sa petite bouche ronde et rose, c'est une bouche gourmande et vivante. Regardez ses cheveux : trop clairs et trop clairsemés sur le haut du crâne, ils s'épanouissent ensuite en ruisseaux plein de vitalité et prennent une couleur dorée et chaude bien loin de toute morbidité.



Voici comme je les décris dans mon roman La Perle rouge, dans lequel ce tableau trouve naturellement sa place : « Ses longs cheveux clairs, qui coulaient en cascade jusqu’au bas de son corps, brillaient dans l’obscurité, mêlant des reflets d’or et d’argent : le peintre les avait peints un par un, faisant de chaque cheveu un unique bijou précieux, dont on pouvait suivre le tracé élégant et énergique d’un bout à l’autre du tableau. »

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mercredi 13 mars 2019

Le corps féminin et le fromage : une obsession médiévale ?


En errant depuis quelques mois sur les sentiers fleuris du corps féminin au Moyen Âge, j'ai été surprise de rencontrer à plusieurs reprises sur mon chemin… un fromage ! Oui, le fromage se retrouve comme métaphore en lien avec le corps féminin, dans des situations différentes, certes, mais que je me suis amusée à rapprocher. 

1) Les prédicateurs et la femme fromage
Chez plusieurs prédicateurs du début du XIIIe siècle, on trouve la métaphore filée suivante : le diable est une souricière, l'homme une souris, et la femme est le fromage qui attire l'homme dans la souricière. Hélinand de Froidmont (Commentaire sur le cantique des cantiques, manuscrit de 1226) résume cela en une maxime définitive « Mulier pulchra est caseus », « Une belle femme est un fromage » ! Sortie de son contexte, la phrase devient très drôle et perd toute sa misogynie. Du moins pour moi, qui aime le fromage et qui partage ma vie avec un homme qui aime le fromage, je l'apprécie et la ferais volontiers graver sur le mur de ma cuisine !
Eudes de Ceriton (Sermon pour le XVIIe dimanche après la Pentecôte, fin du XIIe ou début du XIIIe siècle) est plus subtil et distingue deux niveaux dans cette métaphore. Le simple fromage dans la souricière est la métaphore de l'aliment délicat ou de la belle femme ; mais le fromage réchauffé (pour qu'il dégage mieux son odeur et attire mieux la souris) est la métaphore de l'aliment délicatement préparé, de la femme parée : « Mulier adornatur […], hoc est caseus assatus », « La femme est-elle parée […], et voici le fromage réchauffé » !
Bien que l'organisation des métaphores filées ne soit pas aussi rigoureuse chez Hélinand de Froidmont, c'était bien la même idée qu'il exprimait. J'ai tout à l'heure tronqué la phrase qui, en entier, est « Mulier pulchra est caseus quem diabolus assat », « Une belle femme est un fromage que le diable réchauffe ». Je reconnais que j'ai moins envie de faire graver dans ma cuisine les trois derniers mots : j'adore pourtant la fondue et la raclette, mais je n'ai guère envie d'inviter le diable à mes fourneaux ! Enfin, Hélinand de Froidmont développait cette idée de la femme parée, juste évoquée par Eudes de Ceriton ; il énumérait les pièges que tend une femme sur les conseils du diable : « pictura et rubor in facie, color in peplo, albedo in collo, risus lascivus, delicatus incessus, pulcher ornatus », « de la peinture et du rouge sur le visage, de la couleur dans la robe, de la blancheur au col, un rire lascif, une démarche délicate, une belle parure ».
Mais revenons à notre fromage…

2) Les médecins et la femme faisselle
Il réapparaît à l'intérieur cette fois-ci du corps de la femme, dans un ouvrage également du XIIIe siècle, mais en langue française, Placides et Timeo : il s'agit d'une sorte d'encyclopédie qui vulgarise les connaissances savantes de l'époque. Dans les textes médicaux savants de l'Antiquité et du Moyen Âge, il est fréquent de trouver toutes sortes de comparaisons et de métaphores plus ou moins farfelues pour l'utérus ou « matrice » (j'y consacrerai d'ailleurs sans doute bientôt un article spécifique) : l'auteur anonyme de Placides et Timeo ne fait donc pas preuve d'une grande originalité. Toutefois, il est apparemment (du moins dans l'état actuel de mes recherches) le seul [inexact ! cf ci-dessous ajout en juillet 2023] à comparer la matrice à une faisselle (moule à fromage) et le sperme à du lait qui coagule pour donner naissance à l'embryon, qui est donc le fromage ! Voici le texte exact : « Et le char et le lait se prent en la fourme de la marris, aussi comme le fronmage en le faisselle, qui prend celle figure comme le faisselle l'amenistre », « Et la chair et le lait se prennent dans la forme de la matrice, de même que le fromage dans la faisselle, qui prend l'apparence que lui donne la faisselle. » Après la femme fromage, donc, la femme faisselle !

Pour bien comprendre cette image qui a de quoi surprendre nos esprits du XXIe siècle, il faut connaître le contexte des théories sur la conception dans l'Antiquité et au Moyen Âge. Deux théories s'affrontaient : selon la première, l'homme apportait sa semence (le sperme) et la femme apportait la forme (en accueillant l'embryon dans sa matrice) ; selon la seconde, chacun apportait une semence, et c'est le mélange de ces deux semences qui donnait naissance à l'enfant. Cette semence féminine était selon les uns les menstrues, selon d'autres le liquide émis par la femme quand elle ressent du plaisir sexuel. On ignorait alors l'existence de l'ovulation, qui n'a été découverte qu'à la fin du XVIIe siècle, invalidant chacune des deux théories qui s'étaient affrontées durant des siècles ! Mais ce qui est intéressant, ce sont les conséquences de ces deux théories : si l'on pense que la femme émet aussi une semence nécessaire à la conception et que l'on pense qu'il s'agit du liquide qu'elle émet lorsqu'elle ressent du plaisir sexuel, cela veut dire que la fécondité exige la stimulation du plaisir féminin. On a donc des textes de très austères théologiens qui expliquent comment stimuler ledit plaisir, tout au long du Moyen Âge ; et le progrès scientifique survenu ensuite s'accompagnera d'un abandon total de cette volonté de stimuler le plaisir féminin, puisqu'on aura compris que cela ne sert à rien ! Heureuses femmes du Moyen Âge, alors ? Pas complètement. D'abord, certains, pensant que la conception résultait d'un mélange de semence et de menstrues, trouvaient très inquiétant que la femme émette sa propre semence, parce que cela voudrait dire qu'elle pourrait concevoir seule, sans l'aide de l'homme, puisqu'elle émet les deux ingrédients nécessaires (hé oui, messieurs, cette fois, c'est vous qui ne serviriez à rien!) D'autre part, si l'on considère que la conception ne peut avoir lieu sans l'émission par la femme d'un liquide provoqué par son plaisir physique, cela veut dire… que si une femme tombe enceinte après un viol, eh bien c'est qu'elle y a trouvé du plaisir ! Alors, qu'elle ne vienne pas se plaindre, hein ! Je me demande si nous avons tant évolué sur ce point : j'entendais encore il y a quelques semaines aux informations, à propos d'une femme violée, ses agresseurs affirmer que c'était une « relation librement consentie »…

Ce point étant éclairci, revenons à notre utérus fromage. Vous voyez qu'ici, c'est la première théorie qui est suivie (celle où la femme n'apporte pas de semence, mais juste la forme). Bien que Placides et Timeo soit le seul ouvrage à faire cette comparaison, d'autres en font qui sont très proches. On compare l'utérus à un four, à une marmite. En gros, la semence de l'homme apporte les ingrédients, et la matrice de la femme fait fermenter ou cuire ces ingrédients. L'homme va chasser et la femme cuisine, quoi ! La vision sociale n'est pas loin !
Notons un dernier point. Le mot qui est utilisé pour « cuire » la semence, dans le cas d'une comparaison avec un four ou une marmite, est le verbe latin « assere », le même que j'ai traduit par « réchauffer » dans les textes de la première partie où l'on parlait du fromage réchauffé par le diable pour y comparer la femme parée. Il y a donc toujours cette action de « cuisson » pour évoquer le rôle de la femme, qu'il s'agisse de transformer son corps naturel en le parant ou de transformer la brute semence de l'homme en en faisant un être humain. En tirant un peu ces idées jusqu'au bout et avec un esprit très XXIe siècle et complètement anachronique pour le Moyen Âge, j'ai envie de dire que la femme fait passer de la nature à la culture… Pas si mal, finalement, et le fromage est réussi !

*
 
Ajout en juillet 2023
Quatre ans plus tard, je me dois de corriger cette erreur : non l'auteur du Placides et Timeo n'est pas le seul à comparer l'embryon à un fromage, loin de là ! 
Le premier est Aristote, savant grec du IVe s. av. JC. Il faisait une comparaison similaire quoique légèrement différente, en comparant l'apport de la femme dans la génération à du lait et celui de l'homme à de la présure, c'est-à-dire le principe coagulant, sans lequel le lait ne pourrait jamais devenir fromage : "C'est le mâle qui apporte la forme et le principe du mouvement; la femelle apporte le corps et la matière, de même que, dans la coagulation du lait, c'est le lait qui est le corps, tandis que c'est le petit lait, la présure, qui a le principe coagulant." "τὸ μὲν ἄρρεν παρέχεται τό τε εἶδος καὶ τὴν ἀρχὴν τῆς κινήσεως τὸ δὲ θῆλυ τὸ σῶμα καὶ τὴν ὕλην, οἷον ἐν τῇ τοῦ γάλακτος πήξει τὸ μὲν σῶμα τὸ γάλα ἐστίν, ὁ δὲ ὀπὸς ἢ ἡ πυετία τὸ τὴν ἀρχὴν ἔχον τὴν συνιστᾶσαν" Aristote, De la génération des animaux, I, 14 (15)
http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/aristote_gen_animaux_01/lecture/14.htm
 
On retrouve cette image chez Pline, Galien, Clément d'Alexandrie, et sans doute d'autres dans l'Antiquité. Au Moyen Âge, on la retrouve chez Hildegarde de Bingen, Albert le Grand, Pierre d'Espagne, Barthélémi l'Anglais, et sans doute d'autres.
 
Quelques lectures sur le sujet :
 
Belmont Nicole, « L’Enfant et le fromage », L'Homme, 1988, tome 28, n°105, « La fabrication mythique des enfants », p. 13-28 [En ligne : https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1988_num_28_105_368931].

Thomasset Claude, « Quelques principes de l'embryologie médiévale (de Salerne à la fin du XIIIe siècle) », in L'Enfant au Moyen Âge : littérature et civilisation. Actes du colloque d'Aix-en-Provence, 1980, « Senefiance n°9 », Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 1980, p. 107-121.

Demaitre Luke E., Travill Anthony, « Human Embryology and Development in the Works of Albertus Magnus », in Albertus Magnus and the Sciences : Commemorative Essays, James A. Weishepl (dir.), Toronto, Pontifical Institute, 1980, p. 405-440.

Demont Paul, « Remarques sur le sens de τρεφω. », Revue Des Études Grecques, vol. 91, no. 434/435, 1978, p. 358–84.

Needham Joseph, A History of Embryology, Cambridge, Cambridge University Press, 1959.

Van der Lugt Maaike, Le ver, le démon et la Vierge. Les théories médiévales de la génération extraoridnaire : une étude sur les rapports entre théologie, philosophie naturelle et médecine, Paris, Les Belles Lettres, 2004.

Maaike Van der Lugt prépare également un ouvrage sur l'embryologie médiévale selon notamment Gilles de Rome. Elle en parle dans une petite interview vers le milieu de cette émission du 17 juillet 2023 : 

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