mercredi 31 octobre 2018

Les douleurs de l'accouchement, dans la correspondance entre hommes et femmes au Moyen Âge



Les douleurs de l'accouchement appartiennent au domaine intime, au Moyen Âge comme de nos jours. Si les femmes en parlent, c'est avec d'autres femmes, et nous n'en avons guère de témoignages, si ce n'est quelques amulettes de protection parvenues jusqu'à nous et dont je vous parlerai sans doute un autre jour.
Aujourd'hui, j'ai écumé la formidable banque de données « Epistolae – Medieval Women's Letters » (https://epistolae.ctl.columbia.edu/), qui regroupe des lettres écrites en latin au Moyen Âge par des femmes ou adressées à des femmes ; et j'ai pu constater que, si le sujet n'était jamais évoqué franchement entre hommes et femmes, il pouvait être effleuré au détour d'une phrase, montrant que les hommes étaient parfaitement conscients de l'intensité de ces douleurs, et que les femmes le savaient. En voici quelques témoignages très ténus, mais qui m'ont émue.

- Adèle (aussi appelée Alice ou Alix) de Champagne, mère du roi de France Philippe Auguste, écrit en 1191 une lettre au pape Célestin III. C'est une lettre à visée politique, mais elle commence en évoquant de manière très intime sa douleur d'être séparée de son fils alors en Croisade, elle compare cette douleur à celle d'Abraham sacrifiant son fils Isaac, mais reconnaît qu'elle a moins de courage que lui, car elle n'est qu'une faible femme. Et surtout elle déclare éprouver « les douleurs d'un accouchement recommencé et les angoisses renouvelées d'une ancienne mise au monde » (« Inter hos iterati partus dolores et antiqui puerperii renovatas angustias... »), deux expressions qui signifient exactement la même chose, c'est un effet de style que l'on trouve parfois en latin médiéval (et dans d'autres langues, d'ailleurs) pour bien insister. Autrement dit, son fils a beau être un adulte, roi de France et guerroyant au loin, elle revit perpétuellement son accouchement et ne se remet pas des douleurs qu'elle en a éprouvées.
→ La lettre originale en latin avec sa traduction en anglais : https://epistolae.ctl.columbia.edu/letter/249.html

- Vers la même époque (fin du XIIe siècle), Gui de Bazoches écrit à sa sœur Aelis, enceinte, en lui recommandant de prier la Vierge pour qu'elle atténue les douleurs de son accouchement imminent (« dolor imminentis tibi leniatur partus »).
→ La lettre originale en latin avec sa traduction en anglais : https://epistolae.ctl.columbia.edu/letter/1053.html

- Même époque également ou peut-être un peu plus tard (fin du XIIe, début du XIIIe siècle) : Pierre de Blois écrit à une jeune nonne, Adelicia. Il avait auparavant écrit à son père pour lui demander de ne pas forcer sa fille à rentrer dans les ordres, alors qu'elle voulait vivre dans le monde et se marier. Mais, ses efforts ayant été vains, il tente maintenant au contraire de persuader la jeune fille que son état de religieuse est le meilleur et de la dégoûter du mariage et de la maternité. Pour cela, il reprend une image que l'on retrouve fréquemment dans les bestiaires du Moyen Âge, mais qui remonte à l'Antiquité : celle des enfants de la vipère déchiquetant le ventre de leur mère de l'intérieur pour venir au monde. Cette image m'avait frappée à l'époque où je travaillais sur sainte Marguerite émergeant du dragon en lui déchiquetant le ventre. J'avais émis l'hypothèse que les hommes et les femmes du Moyen Âge lisaient dans ces images fortes une représentation de l'accouchement et de ses douleurs sanglantes : en voici une preuve avec cette lettre écrite par un homme du XIIsiècle. Enfin, Pierre de Blois assène à sa jeune lectrice un slogan terrible : « Si vis parere, vis perire », « Si tu veux enfanter, tu veux mourir » ! La paronomase (effet de sonorité proche entre deux mots) est malheureusement impossible à rendre en français, mais même sans connaître le latin, vous entendez la proximité de « parere » et « perire ».
→ La lettre originale en latin avec sa traduction en anglais : https://epistolae.ctl.columbia.edu/letter/1287.html

- Je termine avec une lettre plus ancienne : en 1074, le pape Grégoire VII écrit à Béatrice de Lorraine et à sa fille Mathilde de Toscane. Avant d'en venir au sujet principal, là aussi politique, il évoque une maladie dont il est convalescent et assure qu'il a éprouvé durant cette maladie des douleurs semblables à celle d'une femme en train d'enfanter : « in singulas horas quasi parturientis dolores et angustias patimur » (« d'heure en heure, nous avons éprouvé des douleurs et des angoisses comme celles d'une femme accouchant »). Les passages des autres lettres m'ont touchée, parce qu'on y voyait la sensibilité d'un homme attendue (dans le cas de la première lettre, adressée à un homme) ou déclarée (dans le cas des autres, écrites par des hommes) envers les douleurs de l'accouchement éprouvées par les femmes ; mais ici, cela va plus loin : un homme déclare avoir éprouvé dans son propre corps une douleur qu'il pense être comparable à celle d'une femme accouchant. Et ce ne sont pas des paroles en l'air : il s'adresse à deux femmes, dont l'une au moins a déjà été mère ; il ne peut donc se permettre de faire une telle comparaison si ce n'est qu'un simple effet de style. Il se met réellement à la place de la femme, mais peut-être aussi attend-il en retour que ses destinataires femmes se mettent à sa place et soient à leur tour sensibles à la douleur qu'il a éprouvée.
→ La lettre originale en latin avec sa traduction en anglais : https://epistolae.ctl.columbia.edu/letter/223.html


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mercredi 17 octobre 2018

Corps féminin et politique sociale à Rome


Dans le cadre de mes recherches sur le corps féminin au Moyen Âge, j'ai entrepris de lire la fabuleuse somme Histoire des femmes en Occident, recueil collectif d'articles, publié pour la première fois en 1990. Bien que ce soit le Moyen Âge, qui m'intéresse, j'ai commencé par lire le tome 1 « L'Antiquité », d'abord parce qu'on ne peut comprendre le Moyen Âge sans connaître l'Antiquité, et puis je n'ai pas complètement renié ma part d'antiquisante et je reste intéressée par cette période.
Parmi tous les articles de ce tome 1, celui qui m'a le plus impressionnée est celui d'Aline Rousselle, « La politique des corps : entre procréation et continence à Rome » : j'y ai appris des choses étonnantes et que j'ignorais, moi qui croyais en savoir beaucoup sur la famille romaine.

  • Je savais que les jeunes filles romaines étaient fréquemment mariées vers 12, 13 ou 14 ans, mais j'avais lu, je ne sais plus où, que le mari (qui, lui, avait plus de 30 ans, le temps d'avoir accompli sa formation militaire et politique) attendait quelques années qu'elle devienne une femme avant de consommer le mariage. Aline Rousselle explique très clairement pourquoi ce n'était pas le cas et pourquoi les Romains pensaient qu'il était préférable de déflorer leurs épouses avant la puberté. D'abord pour une raison sociale : en les déflorant à un âge où elles n'étaient pas du tout prêtes physiquement à éprouver du plaisir, on les rendait frigides à vie (du moins l'espérait-on !), et on s'assurait contre tout risque d'infidélité. Ensuite pour une raison médicale : on croyait que le vagin des vierges était vraiment fermé et que si on ne l' « ouvrait » pas avant la puberté, les règles ne pourraient pas s'écouler correctement et risqueraient en s'accumulant de nuire à la santé de la jeune fille. Oui, oui ! Cela semble incroyable, mais c'est vrai !
  • Les épouses légitimes n'avaient en général pas plus de rapports sexuels avec leur époux que ce qu'il en fallait pour faire trois enfants. Pourquoi trois enfants ? C'était la condition nécessaire pour un certain nombre d'avantages législatifs. Et après avoir eu leurs trois enfants ? Eh bien, vu que les contraceptifs n'étaient pas très au point, elle pratiquaient la continence ; d'où également l'intérêt d'être frigides, évoqué plus haut ! Pauvres femmes romaines ? Eh bien pas tant que cela. N'oubliez pas la quantité énorme de risques mortels liés à la grossesse, à l'accouchement, ainsi qu'aux tentatives de contraception ou d'avortement. En pratiquant la continence, elles préservaient leur vie, tout simplement.
  • Et les hommes ? Pour eux, pas de risques ! Et eux n'ont pas été éduqués à être frigides ! Il faut donc bien qu'ils se défoulent ailleurs ! Les prostituées, bien sûr, et les esclaves femmes de la maison. Cela, je le savais. Ce que j'ignorais, c'est que le citoyen romain avait surtout une sorte de « concubine en titre », généralement une affranchie, le plus souvent connue et acceptée sans problème par l'épouse légitime. À chacune sa place : à l'une la production des héritiers et la gestion de la maison, à l'autre les plaisirs sexuels, peut-être la tendresse, mais aussi les plus grands risques mortels. Finalement, quelle était la situation la plus enviable ? Pas facile à dire, et pas facile de choisir à la place de laquelle je préférerais être si j'avais le choix !
  • Dernier point qui m'a frappée : c'est la lecture que fait Aline Rousselle de l'avènement du Christianisme dans le monde romain et de sa valorisation de l'amour conjugal, en tenant compte de cette analyse. On considère généralement que c'est un progrès pour la condition féminine des épouses légitimes, au vu de la fidélité absolue et de l'amour que leur doit leur époux ; et c'est juste. Mais c'est en même temps une régression, car elles endossent désormais la totalité des risques liés à la reproduction.
On serait tenté de nos jours de traiter les hommes romains de violeurs, pédophiles, et trompeurs de leurs épouses ; mais comme vous le voyez, ce n'est pas si simple, et ces trois attitudes qui nous révoltent pouvaient aussi servir les intérêts de ces épouses...

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