mercredi 26 juillet 2017

Les fascinantes révélations des réseaux de mots : 2e épisode, « Le monde entier en quatre actions »


Comme promis, voici la suite de mes aventures sur le portail lexicographique du CNRTL (cf. article précédent). En effet, en le consultant, la semaine dernière, j'y ai découvert un onglet qui n'existait pas auparavant et dont l'intitulé, « Proxémie », était plutôt mystérieux.
Si vous cherchez la signification du mot « proxémie », vous allez tomber sur une notion sociale que j'ignorais et qui est très intéressante. Il s'agit de mesurer la distance à laquelle se tiennent deux personnes qui se parlent et de la mettre en relation avec leur lien social (et aussi avec leur culture : un Français trouvera qu'un Espagnol qui lui parle est trop proche, mais qu'un Japonais est trop éloigné !). Si vous voulez en savoir plus, l'article de Wikipédia est plutôt bien fait : https://fr.wikipedia.org/wiki/Prox%C3%A9mie.
Mais je me suis perdue, une fois de plus, car cette notion fort intéressante n'a rien à voir avec le lexique ! Bref, à force de creuser, j'ai fini par trouver le sens spécifique du mot « proxémie » en linguistique. Pour dire la vérité, je n'ai trouvé nulle part de vraie définition. Mais j'ai fini par en élaborer une à partir de ce que j'ai compris : il s'agit de la représentation graphique de réseaux sémantiques de mots, en particulier de réseaux de synonymes ou de mots proches. C'est finalement assez semblable à notre vieux « champ lexical », mais dans ce champ, on semait des mots en vrac et sans nuance ! La proxémie, qui, vous l'aurez compris, ne peut se faire qu'avec l'aide d'un outil informatique, permet de représenter sur un graphique en trois dimensions les distances relatives entre les différents mots d'un champ lexical.
Pas très facile à comprendre sans exemple, certes ! Voici la capture d'écran de la proxémie du mot « rêve » :

Mais le mieux est d'aller y voir vous-même : http://www.cnrtl.fr/proxemie/r%C3%AAve, car le graphique est en trois dimensions, vous pouvez le faire bouger et circuler à l'intérieur d'un simple mouvement de souris...

J'ai compris le principe de la proxémie en linguistique grâce à un excellent article de Bernard Victorri, « Quand les mots s'organisent en réseaux », publié en 2010, et que l'on peut lire en ligne ici : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00666584/document
Or, dans cet article, un point m'a particulièrement fascinée. L'auteur y cite le travail d'un chercheur, Bruno Gaume (l’inventeur de cette notion de proxémie), qui a travaillé sur les 9000 verbes français d'un dictionnaire et sur leurs relations de synonymie. Je vous cite une partie de l'article qui rend compte du résultat :
« Prenons l'exemple d'un des graphes qu'il a beaucoup étudié, Synoverbe, l'ensemble des verbes français muni de la relation de synonymie telle qu'elle est donnée dans le dictionnaire électronique des synonymes de l'Université de Caen. Ce graphe comporte quelque 9000 sommets (chaque sommet représentant un verbe) et près de 50000 arêtes (chaque arête représentant une relation de synonymie entre deux sommets). Bien entendu, il existe une grande disparité entre les sommets : certains verbes sont très centraux, au sens où ils sont au centre de zones très densément connectées, tandis que d'autres ne sont rattachés au reste du graphe que par quelques liens. On trouvera figure 1 la représentation en trois dimensions, grâce à la proxémie, des deux cents verbes les plus centraux. On observe qu'ils s'organisent suivant quatre axes qui forment une sorte de tétraèdre conceptuel du lexique verbal du français. Au bout du premier axe, noté A sur la figure, on trouve des verbes exprimant la fuite et le rejet (partir, fuir, disparaître, abandonner, sortir). Autour de B on a des verbes de production et de croissance comme exciter, exalter, animer, soulever, transporter, provoquer, agiter, augmenter. Le troisième axe C est caractérisé par l'idée de lien et de communication (assembler, joindre, accorder, fixer, établir, indiquer, montrer, révéler, exposer, marquer, dire, composer). Enfin, la région D correspond à des verbes de destruction et de dégradation tels que briser, détruire, anéantir, abattre, affaiblir, ruiner, épuiser, écraser, casser, dégrader. Il faut souligner que l'on passe d'une région à une autre par des changements sémantiques graduels : ainsi on passe de B à D par la série de verbes exciter, enflammer, agiter, tourmenter, troubler, ennuyer, bouleverser, fatiguer, ruiner, détruire, anéantir. »
J'aime bien la notion de « tétraèdre conceptuel du lexique verbal français » ! Si je caricature un peu le résultat de cette expérience, elle nous montre que l'ensemble de l'activité du monde (du moins telle qu'exprimée dans la langue française) se résume à quatre activités : construire et détruire, se rapprocher et s'éloigner !
A méditer...

*



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vendredi 21 juillet 2017

Les fascinantes révélations des réseaux de mots : épisode 1, « De rêves en escarboucle »


Je suis en train de préparer mes nouveaux cours de français pour l'année à venir. L'introduction récente d'un vidéo-projecteur dans ma salle permettant de faire certaines activités beaucoup plus aisément qu'auparavant, par exemple la consultation d'un site internet avec les élèves, j'ai songé, à l'occasion d'un travail sur le vocabulaire, à utiliser un site fabuleux que je connaissais déjà depuis quelques années.
Je voudrais aujourd'hui vous parler de ce que j'aime depuis longtemps dans ce site : ce sera mon premier épisode. Puis je vous dévoilerai une découverte que je viens d'y faire : ce sera mon deuxième épisode, que je posterai la semaine prochaine.

Ce site est plus exactement la page « portail lexical » du site du CNRTL, c'est-à-dire le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, qui dépend du CNRS. L'adresse en est la suivante : http://www.cnrtl.fr/portail/
Il vous offre la plus riche quantité de choses que vous pouvez savoir sur un mot, grâce à ses différents onglets. L'onglet « Lexicographie » reprend intégralement les articles du meilleur dictionnaire de français en ligne, le TLFi (Trésor de la Langue Française informatisé), http://atilf.atilf.fr/tlf.htm, mais avec des surlignages en couleur qui rendent la lecture des longs articles plus aisée, notamment pour nos jeunes élèves.
Les onglets « Synonymie » et « Antonymie » vous offrent une liste de synonymes et d'antonymes, assortis chacun d'un bâtonnet plus ou moins coloré qui vous indique la plus ou moins grande perfection de la synonymie ou de l'antonymie.
Mais mon onglet préféré, c'est « Concordance ». Cet onglet propose des citations d'auteurs incluant le mot. Vous me direz : rien de neuf, c'est ce que font de nombreux dictionnaires, et c'est ce que font d'ailleurs les articles du TLFi dans la partie « Lexicographie ». Non, c'est totalement différent, car ces citations sont générées automatiquement par ordinateur, à partir d'une autre ressource à laquelle est liée le portail lexicographique. Il s'agit de la base Frantext, une base de 500 œuvres de la littérature française libres de droit, publiées entre la fin du XVIIIe s. et le début du XXe s. Pas après, parce qu'elles ne seraient pas encore libres de droit ; pas avant, parce que – je suppose – on bascule dans une langue française qui nécessite une traduction en français moderne (traduction qui, elle, n'est pas libre de droit) et parce que l'impression, moins régulière qu'au XIXe s. (papier plus épais, encre plus baveuse, lignes moins droites, etc.), n'a pas pu bénéficier d'une numérisation aussi facile que les œuvres ultérieures.
Avec cet onglet, vous pouvez vous amuser de différentes manières. Si le mot que vous cherchez est un mot très courant, vous risquez d'être déçu, car vous ne pourrez pas lire toutes les citations ! Par exemple, pour le mot « rêve », sur lequel j'ai prévu de travailler avec mes élèves, il y a 1726 citations ! Mais on peut s'amuser à choisir un nombre au hasard entre 1 et 1726. Je me suis prêtée au jeu, en choisissant le numéro 1364, parce que c'est l'année de naissance de Christine de Pizan, une écrivaine que j'aime beaucoup et dont j'ai déjà parlé ici : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2017/01/christine-de-pizan-une-feministe-au.html). Les citations sont rangées de 30 en 30 : il faut donc aller jusqu'à la page « De 1350 à 1380 », puis compter à la main. Et j'arrive à une citation de Leconte de Lisle, fort belle, ma foi, quoi qu'un peu ampoulée pour notre goût moderne : « La force et la beauté de la terre féconde en un rêve sublime habitent dans mes yeux. »
Autre possibilité : vous choisissez un mot plus rare. Vous pouvez alors lire toutes les citations. Ainsi, dans le cadre de l'écriture de mon roman La Perle rouge, j'avais cherché il y a quelques années « escarboucle ». L'escarboucle désigne une pierre rouge, elle est parfois assimilée au rubis ou au grenat, c'est aussi le nom que l'on donne à la pierre rouge que les vouivres portent au front (insérée dans leur crâne sous leur forme de dragon, sertie dans un diadème sous leur forme de jeune fille). Enfin, l'atelier du peintre Barthel Bruyn, le héros de mon roman, s'appelait réellement « A la petite escarboucle » (« Zum kleinen karfunkel »). C'est d'ailleurs là que la réalité a rattrapé la fiction, car lorsque j'ai découvert le nom de cet atelier, j'avais déjà imaginé que ce peintre serait en quête d'une perle rouge !...
Mais revenons à notre CNRTL ! Si vous cherchez « escarboucle » dans l'onglet « Concordance », vous n'avez que 12 citations, que vous pouvez donc lire tranquillement. Plusieurs sont superbes :
  • « la plume de colibri [...] scintillait dans un coin, comme une escarboucle tombée de la couronne du grand mogol » (Charles Nodier)
  • « des gnomes à l’œil d'escarboucle » (Victor Hugo)
  • « Vénus, l'escarboucle des cieux » (Victor Hugo)
  • « Persée, escarboucle des cimes » (Victor Hugo)
  • « L'escarboucle de flamme enfouit ses splendeurs » (Louis Bouilhet)
  • « L'image de Baal, une escarboucle au front » (Charles-Marie Leconte de Lisle)
  • « Oui, l'escarboucle au front comme un fils du prophète » (Léon Dierx)

Ma préférée de toutes est une citation de Gustave Flaubert, un de mes écrivains préférés d'ailleurs (bon, c'est vrai, j'en ai beaucoup de préférés!) :
  • « Tu baigneras ton corps dans le lac d'huile rose de l'île Junonia. Tu verras, dormant sur les primevères, le lézard qui se réveille tous les siècles quand tombe à sa maturité l'escarboucle de son front. »
Cette citation m'a même tellement plu que je l'ai pastichée pour trois vers d'un poème qui figurera dans La Perle rouge (Allez ! Je vous livre trois lignes de mon roman, soyez contents!) :

« Dormant parmi les œillets, la vouivre se réveille tous les siècles,
Quand tombe à sa maturité l'escarboucle de son front.
Tu la verras baigner son corps dans l'onde rose du Rhin. »

La semaine prochaine, je vous raconterai une découverte que j'ai faite aujourd'hui sur le portail lexicographique du CNRTL. A suivre...

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