mardi 24 octobre 2017

Marguerite et le dragon - le film !!!


Chers lecteurs,

Je dois d'abord vous informer d'une excellente nouvelle. Grâce à mon dragon qui me porte chance, j'ai été sélectionnée pour concourir au prix du meilleur Master d'histoire de l'Université de Paris X Nanterre. Les résultats ont été proclamés vendredi dernier, et j'ai eu la fierté de remporter le prix (ex aequo avec un autre candidat).

Or, pour cette journée de cérémonie, chaque candidat devait préparer une intervention orale, éventuellement accompagnée d'une présentation de type "powerpoint", afin de présenter son sujet de recherche au public en une vingtaine de minutes. J'ai soigneusement préparé cette présentation qui, dans sa première version, durait presque deux heures ! A force de coupes, j'ai finalement réussi à tout faire tenir dans les vingt minutes règlementaires. 

J'ai toutefois gardé une "version longue" d'une heure et quart, que j'ai enregistrée. Pour tous ceux qui n'auraient pas encore eu le courage de se lancer dans la lecture de mes 160 pages de Mémoire et 130 pages d'Annexes, c'est une alternative intéressante. Vous n'aurez qu'à vous laisser bercer par le son de ma voix et par les images en grand format. Et tout cela pour la durée d'un bon film, et même un peu plus court.

Alors, vous êtes prêts? Fermez les rideaux, éteignez votre téléphone, installez-vous dans un bon fauteuil... et suivez-moi... dans la gueule du dragon !






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mercredi 26 juillet 2017

Les fascinantes révélations des réseaux de mots : 2e épisode, « Le monde entier en quatre actions »


Comme promis, voici la suite de mes aventures sur le portail lexicographique du CNRTL (cf. article précédent). En effet, en le consultant, la semaine dernière, j'y ai découvert un onglet qui n'existait pas auparavant et dont l'intitulé, « Proxémie », était plutôt mystérieux.
Si vous cherchez la signification du mot « proxémie », vous allez tomber sur une notion sociale que j'ignorais et qui est très intéressante. Il s'agit de mesurer la distance à laquelle se tiennent deux personnes qui se parlent et de la mettre en relation avec leur lien social (et aussi avec leur culture : un Français trouvera qu'un Espagnol qui lui parle est trop proche, mais qu'un Japonais est trop éloigné !). Si vous voulez en savoir plus, l'article de Wikipédia est plutôt bien fait : https://fr.wikipedia.org/wiki/Prox%C3%A9mie.
Mais je me suis perdue, une fois de plus, car cette notion fort intéressante n'a rien à voir avec le lexique ! Bref, à force de creuser, j'ai fini par trouver le sens spécifique du mot « proxémie » en linguistique. Pour dire la vérité, je n'ai trouvé nulle part de vraie définition. Mais j'ai fini par en élaborer une à partir de ce que j'ai compris : il s'agit de la représentation graphique de réseaux sémantiques de mots, en particulier de réseaux de synonymes ou de mots proches. C'est finalement assez semblable à notre vieux « champ lexical », mais dans ce champ, on semait des mots en vrac et sans nuance ! La proxémie, qui, vous l'aurez compris, ne peut se faire qu'avec l'aide d'un outil informatique, permet de représenter sur un graphique en trois dimensions les distances relatives entre les différents mots d'un champ lexical.
Pas très facile à comprendre sans exemple, certes ! Voici la capture d'écran de la proxémie du mot « rêve » :

Mais le mieux est d'aller y voir vous-même : http://www.cnrtl.fr/proxemie/r%C3%AAve, car le graphique est en trois dimensions, vous pouvez le faire bouger et circuler à l'intérieur d'un simple mouvement de souris...

J'ai compris le principe de la proxémie en linguistique grâce à un excellent article de Bernard Victorri, « Quand les mots s'organisent en réseaux », publié en 2010, et que l'on peut lire en ligne ici : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00666584/document
Or, dans cet article, un point m'a particulièrement fascinée. L'auteur y cite le travail d'un chercheur, Bruno Gaume (l’inventeur de cette notion de proxémie), qui a travaillé sur les 9000 verbes français d'un dictionnaire et sur leurs relations de synonymie. Je vous cite une partie de l'article qui rend compte du résultat :
« Prenons l'exemple d'un des graphes qu'il a beaucoup étudié, Synoverbe, l'ensemble des verbes français muni de la relation de synonymie telle qu'elle est donnée dans le dictionnaire électronique des synonymes de l'Université de Caen. Ce graphe comporte quelque 9000 sommets (chaque sommet représentant un verbe) et près de 50000 arêtes (chaque arête représentant une relation de synonymie entre deux sommets). Bien entendu, il existe une grande disparité entre les sommets : certains verbes sont très centraux, au sens où ils sont au centre de zones très densément connectées, tandis que d'autres ne sont rattachés au reste du graphe que par quelques liens. On trouvera figure 1 la représentation en trois dimensions, grâce à la proxémie, des deux cents verbes les plus centraux. On observe qu'ils s'organisent suivant quatre axes qui forment une sorte de tétraèdre conceptuel du lexique verbal du français. Au bout du premier axe, noté A sur la figure, on trouve des verbes exprimant la fuite et le rejet (partir, fuir, disparaître, abandonner, sortir). Autour de B on a des verbes de production et de croissance comme exciter, exalter, animer, soulever, transporter, provoquer, agiter, augmenter. Le troisième axe C est caractérisé par l'idée de lien et de communication (assembler, joindre, accorder, fixer, établir, indiquer, montrer, révéler, exposer, marquer, dire, composer). Enfin, la région D correspond à des verbes de destruction et de dégradation tels que briser, détruire, anéantir, abattre, affaiblir, ruiner, épuiser, écraser, casser, dégrader. Il faut souligner que l'on passe d'une région à une autre par des changements sémantiques graduels : ainsi on passe de B à D par la série de verbes exciter, enflammer, agiter, tourmenter, troubler, ennuyer, bouleverser, fatiguer, ruiner, détruire, anéantir. »
J'aime bien la notion de « tétraèdre conceptuel du lexique verbal français » ! Si je caricature un peu le résultat de cette expérience, elle nous montre que l'ensemble de l'activité du monde (du moins telle qu'exprimée dans la langue française) se résume à quatre activités : construire et détruire, se rapprocher et s'éloigner !
A méditer...

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vendredi 21 juillet 2017

Les fascinantes révélations des réseaux de mots : épisode 1, « De rêves en escarboucle »


Je suis en train de préparer mes nouveaux cours de français pour l'année à venir. L'introduction récente d'un vidéo-projecteur dans ma salle permettant de faire certaines activités beaucoup plus aisément qu'auparavant, par exemple la consultation d'un site internet avec les élèves, j'ai songé, à l'occasion d'un travail sur le vocabulaire, à utiliser un site fabuleux que je connaissais déjà depuis quelques années.
Je voudrais aujourd'hui vous parler de ce que j'aime depuis longtemps dans ce site : ce sera mon premier épisode. Puis je vous dévoilerai une découverte que je viens d'y faire : ce sera mon deuxième épisode, que je posterai la semaine prochaine.

Ce site est plus exactement la page « portail lexical » du site du CNRTL, c'est-à-dire le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, qui dépend du CNRS. L'adresse en est la suivante : http://www.cnrtl.fr/portail/
Il vous offre la plus riche quantité de choses que vous pouvez savoir sur un mot, grâce à ses différents onglets. L'onglet « Lexicographie » reprend intégralement les articles du meilleur dictionnaire de français en ligne, le TLFi (Trésor de la Langue Française informatisé), http://atilf.atilf.fr/tlf.htm, mais avec des surlignages en couleur qui rendent la lecture des longs articles plus aisée, notamment pour nos jeunes élèves.
Les onglets « Synonymie » et « Antonymie » vous offrent une liste de synonymes et d'antonymes, assortis chacun d'un bâtonnet plus ou moins coloré qui vous indique la plus ou moins grande perfection de la synonymie ou de l'antonymie.
Mais mon onglet préféré, c'est « Concordance ». Cet onglet propose des citations d'auteurs incluant le mot. Vous me direz : rien de neuf, c'est ce que font de nombreux dictionnaires, et c'est ce que font d'ailleurs les articles du TLFi dans la partie « Lexicographie ». Non, c'est totalement différent, car ces citations sont générées automatiquement par ordinateur, à partir d'une autre ressource à laquelle est liée le portail lexicographique. Il s'agit de la base Frantext, une base de 500 œuvres de la littérature française libres de droit, publiées entre la fin du XVIIIe s. et le début du XXe s. Pas après, parce qu'elles ne seraient pas encore libres de droit ; pas avant, parce que – je suppose – on bascule dans une langue française qui nécessite une traduction en français moderne (traduction qui, elle, n'est pas libre de droit) et parce que l'impression, moins régulière qu'au XIXe s. (papier plus épais, encre plus baveuse, lignes moins droites, etc.), n'a pas pu bénéficier d'une numérisation aussi facile que les œuvres ultérieures.
Avec cet onglet, vous pouvez vous amuser de différentes manières. Si le mot que vous cherchez est un mot très courant, vous risquez d'être déçu, car vous ne pourrez pas lire toutes les citations ! Par exemple, pour le mot « rêve », sur lequel j'ai prévu de travailler avec mes élèves, il y a 1726 citations ! Mais on peut s'amuser à choisir un nombre au hasard entre 1 et 1726. Je me suis prêtée au jeu, en choisissant le numéro 1364, parce que c'est l'année de naissance de Christine de Pizan, une écrivaine que j'aime beaucoup et dont j'ai déjà parlé ici : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2017/01/christine-de-pizan-une-feministe-au.html). Les citations sont rangées de 30 en 30 : il faut donc aller jusqu'à la page « De 1350 à 1380 », puis compter à la main. Et j'arrive à une citation de Leconte de Lisle, fort belle, ma foi, quoi qu'un peu ampoulée pour notre goût moderne : « La force et la beauté de la terre féconde en un rêve sublime habitent dans mes yeux. »
Autre possibilité : vous choisissez un mot plus rare. Vous pouvez alors lire toutes les citations. Ainsi, dans le cadre de l'écriture de mon roman La Perle rouge, j'avais cherché il y a quelques années « escarboucle ». L'escarboucle désigne une pierre rouge, elle est parfois assimilée au rubis ou au grenat, c'est aussi le nom que l'on donne à la pierre rouge que les vouivres portent au front (insérée dans leur crâne sous leur forme de dragon, sertie dans un diadème sous leur forme de jeune fille). Enfin, l'atelier du peintre Barthel Bruyn, le héros de mon roman, s'appelait réellement « A la petite escarboucle » (« Zum kleinen karfunkel »). C'est d'ailleurs là que la réalité a rattrapé la fiction, car lorsque j'ai découvert le nom de cet atelier, j'avais déjà imaginé que ce peintre serait en quête d'une perle rouge !...
Mais revenons à notre CNRTL ! Si vous cherchez « escarboucle » dans l'onglet « Concordance », vous n'avez que 12 citations, que vous pouvez donc lire tranquillement. Plusieurs sont superbes :
  • « la plume de colibri [...] scintillait dans un coin, comme une escarboucle tombée de la couronne du grand mogol » (Charles Nodier)
  • « des gnomes à l’œil d'escarboucle » (Victor Hugo)
  • « Vénus, l'escarboucle des cieux » (Victor Hugo)
  • « Persée, escarboucle des cimes » (Victor Hugo)
  • « L'escarboucle de flamme enfouit ses splendeurs » (Louis Bouilhet)
  • « L'image de Baal, une escarboucle au front » (Charles-Marie Leconte de Lisle)
  • « Oui, l'escarboucle au front comme un fils du prophète » (Léon Dierx)

Ma préférée de toutes est une citation de Gustave Flaubert, un de mes écrivains préférés d'ailleurs (bon, c'est vrai, j'en ai beaucoup de préférés!) :
  • « Tu baigneras ton corps dans le lac d'huile rose de l'île Junonia. Tu verras, dormant sur les primevères, le lézard qui se réveille tous les siècles quand tombe à sa maturité l'escarboucle de son front. »
Cette citation m'a même tellement plu que je l'ai pastichée pour trois vers d'un poème qui figurera dans La Perle rouge (Allez ! Je vous livre trois lignes de mon roman, soyez contents!) :

« Dormant parmi les œillets, la vouivre se réveille tous les siècles,
Quand tombe à sa maturité l'escarboucle de son front.
Tu la verras baigner son corps dans l'onde rose du Rhin. »

La semaine prochaine, je vous raconterai une découverte que j'ai faite aujourd'hui sur le portail lexicographique du CNRTL. A suivre...

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samedi 24 juin 2017

Le dragon de Marguerite : aboutissement


Chers lecteurs,

J'ai définitivement terminé mon Mémoire d'histoire médiévale sur "Le dragon de sainte Marguerite dans les textes et l'iconographie des manuscrits occidentaux, du VIIIe au début du XVIe siècle", et je l'ai soutenu cette semaine avec succès.

Les plus fidèles d'entre vous ont déjà eu quelques aperçus de cette étude à travers plusieurs articles que j'ai écrits ici sur ce sujet ; cf. le libellé "sainte Marguerite" : http://cheminsantiques.blogspot.fr/search/label/sainte%20Marguerite

Pour en avoir une vision plus globale, je vous livre aujourd'hui une sorte de "bande annonce" : il s'agit de l'introduction de mon Mémoire légèrement modifiée. Si cela vous met en appétit et vous donne envie de lire l’œuvre entière (un peu roborative, il est vrai : 160 pages de texte + 140 pages d'annexes), contactez-moi par mail.
 

Cher lecteur, vous ouvrez un volume consacré à sainte Marguerite et contenant de nombreux extraits de récits de sa vie. Félicitations ! Désormais, vous êtes intégralement protégé contre tout péril sur terre comme sur mer, contre le feu, la noyade, toute blessure ou mort violente par couteau, lance ou épée, contre la maladie, la fièvre, l'ergotisme, la peste, la lèpre, le tétanos, l'hydropisie, la paralysie, l'indigestion, la constipation, toute douleur à l'estomac, au ventre, à la tête, ou à la chair des pieds et des mains, contre toutes les affections liées à la grossesse, à l'enfance ou à la vieillesse, contre la douleur, la peur et la mort provoquées par l'enfantement, contre la naissance d'enfants boiteux, aveugles, sourds, muets ou contrefaits dans votre maison, contre toute forme de possession démoniaque et contre les conséquences de vos péchés !
C'est du moins ce qu'affirmaient les hommes et les femmes du Moyen Âge ; et sainte Marguerite était la seule à avoir un tel pouvoir. Le succès de cette sainte ne se dément pas tout au long du Moyen Âge, présente dans des milliers de textes et de représentations iconographiques : elle n'y est jamais représentée sans son incontournable attribut qui permet de l'identifier. Et quel attribut ! Il ne s'agit pas d'un banal objet, mais de rien de moins qu'un dragon. Un dragon dont elle émerge après avoir été engloutie par lui. Même pour nos esprits rationnels et blasés du XXIe siècle, l'image est forte, et il semble évident que c'est du côté de ce dragon qu'il nous va falloir chercher l'origine du succès et du pouvoir de sainte Marguerite.
L'histoire de Marguerite s'est déroulée à Antioche en Pisidie (région d'Asie Mineure)à l'époque des persécutions des Chrétiens par les Romains, vers la fin du IIIe ou du début du IVe siècle, mais il n'existe aucune source qui prouve son existence historique. C'était la fille d'un notable d'Antioche de Pisidie. Alors qu'elle gardait les moutons de sa nourrice, elle est repérée par le préfet romain Olibrius qui souhaite en faire son épouse. Elle refuse et revendique sa foi chrétienne. Elle est une première fois torturée par les bourreaux d'Olibrius, puis jetée en prison. Là, elle prie Dieu de lui montrer son ennemi. Un dragon apparaît, qui la dévore. Mais Marguerite ayant fait le signe de croix, cette croix s'agrandit dans le ventre du dragon, le crève et le coupe en deux. Marguerite en ressort indemne. Elle trouve alors un démon sous la forme d'un homme noir, qui dit être le frère du premier démon incarné par le dragon. Un débat s'engage entre eux, puis Marguerite le vainc à son tour en lui posant le pied sur la tête. Elle est sortie de sa prison et subit une deuxième série de tortures, notamment par le feu et par l'eau, puis est finalement décapitée, non sans avoir au passage converti plusieurs milliers d'assistants, y compris le bourreau lui-même.
Quel rôle a donc joué le dragon dans le succès de la légende et du culte de cette sainte au Moyen Âge occidental ?
Nous commencerons par un panorama chronologique des sources textuelles et iconographiques et du contexte de leur production et de leur réception entre le VIIIe et le XVIe siècle, en faisant ressortir la place prise par le dragon dans ces sources : cible d'une sainte exorciste au haut Moyen Âge (VIIIe au XIe siècle), le dragon de Marguerite incarne l'Orient redécouvert par les Croisés au XIIe siècle ; au XIIIe siècle, il change d'apparence pour se plier, soit aux règles des ecclésiastiques, soit à la foi des laïcs, avant de saigner sous le coup des maux qui accablent la société occidentale du XIVe siècle. Plus proche des individus au XVe siècle et notamment des femmes laïques, dont il devient modèle et repoussoir à la fois, il s'éteint doucement au début du XVIe siècle, non sans jeter quelques rayons flamboyants sous la plume et le pinceau des meilleurs artistes.
Nous nous pencherons ensuite plus précisément sur l'aspect chrétien du dragon dans cette légende, qui se trouve, selon les versions et selon les époques, en correspondance ou en rupture avec le discours officiel de l’Église : étroitement lié à une symbolique chrétienne, il fournit à l’Église un point d'appui solide comme figure du diable, dont il a toutes les caractéristiques ; il est aussi une image parlante de l'incarnation du Christ, que ce soit dans son enveloppe charnelle, sur terre ou lors de son séjour infernal. Mais à l'insu de l’Église, ce rôle de repoussoir se renverse lorsque la fonction protectrice dérive de la sainte qui l'affronte au dragon lui-même : certains indices montrent en effet que pour les laïcs, notamment les femmes, c'était plus le dragon que Marguerite qui avait le pouvoir de les protéger notamment des maux liés à la grossesse et à l'enfantement. Le dragon met aussi à mal les théories de certains savants ecclésiastiques sur l'immatérialité des démons, en montrant un dragon-démon qui semble bien pourvu d'un corps réel, puisqu'il avale, saigne, et meurt. L’Église laisse alors plus ou moins explicitement paraître sa méfiance envers ce dragon trop encombrant.
Nous aborderons le rôle joué par le dragon de Marguerite sur les frayeurs des hommes et des femmes du Moyen Âge. Sa présence a fait de cette histoire un miroir tendu aux hommes et aux femmes du Moyen Âge, dans lequel chacun d'eux pouvait lire ses propres peurs : au-delà d'une frayeur partagée des péchés de luxure et de gloutonnerie, frayeur de la dévoration et de la désintégration, se dessinent des frayeurs plus sexuées. Reflet pour les hommes d'une féminité inquiétante, potentiellement dominatrice et castratrice, mais aussi d'une double féminité (l'inquiétant dragon et la pure sainte), le dragon de Marguerite reflétait pour les femmes la violence masculine et l'expression des souffrances (liées en particulier aux différents flux sanguins) propres à leur sexe.
Cependant, l'histoire ou la représentation du dragon de Marguerite fournissait aussi de quoi surmonter les peurs qu'il engendrait. C'est ce qui a fait le succès de cette légende et de son iconographie pendant des siècles, dans toute l'Europe, et à travers toutes les strates de la société.



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jeudi 30 mars 2017

Carcasse sanglante pour enfant royal


Un enlumineur contemporain de Jean Bourdichon (évoqué dans l'article précédent) et presque aussi renommé que lui est Jean Poyer. C'est notamment lui l'auteur d'une enluminure exceptionnelle parmi celles représentant sainte Marguerite émergeant du dragon et à la découverte de laquelle je vous emmène aujourd'hui. Nous l'avons en fait déjà croisée dans nos sentiers fleuris, à la fin du 1er article que j'avais écrit sur le sang du dragon : cf. http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/02/sang-de-dragon.html. Vous souvenez-vous de cette affreuse carcasse de dragon à la plaie béante ?
New York, The Morgan Library and Museum, M 50, f. 20v
Nous allons ici prendre le temps de nous y arrêter un peu plus longuement.
Cette image de Marguerite au dragon est unique parmi les milliers de représentations sur manuscrits et même sur tous supports : Marguerite n'y est pas représentée émergeant du corps du dragon, mais juste après l'émergence ; elle n'est pas dans le corps du dragon, le haut de son corps seul dépassant, mais à côté, laissant par conséquent sur le corps du dragon la trace du volume qu'elle aurait dû occuper, sous la forme d'un énorme trou sanglant. Elle est également rendue exceptionnelle par le réalisme cru dans la représentation du cadavre du dragon, qui met mal à l'aise même les observateurs blasés du XXIe siècle que nous sommes.
Cette enluminure se trouve dans un manuscrit qui est un livre de prières commandité par Anne de Bretagne, à l'époque où elle était reine de France en tant qu'épouse de Charles VIII (après la mort de ce dernier, elle a épousé son successeur Louis XII, devenant une deuxième fois reine de France), pour son fils premier né, le dauphin de France, Charles Orland, né en 1492, afin qu'il y apprenne son catéchisme. L'enfant est mort trois ans plus tard, en 1495, ce qui permet tristement de dater l'ouvrage. Les informations sur le manuscrit figurent à la page qui y est dédiée sur le site officiel de la bibliothèque où il est conservé, « The Morgan Library and Museum » : http://www.themorgan.org/collection/Anne-De-Bretagne.
Comme souvent, le dragon emprunte ses traits à un animal existant, ici au crocodile, ce qui n'a rien d'étonnant : les Croisés rapportaient d'Orient des dépouilles de crocodiles présentées comme des dépouilles de dragons et qui, à leur retour en Europe, ont souvent fini suspendues dans les églises (cf. Le Quellec Jean-Loïc, « La naturalisation du dragon en Europe », in Saints et dragons : rôle des traditions populaires dans la construction de l'Europe (Ciephum / Université de Mons-Hainaut, 23-25 mai 1996), Jean Fraikin (dir.), Bruxelles, Conseil Supérieur d’Ethnologie / Éditions de la Communauté Française de Belgique, collection « Tradition Wallone », n° 13-14, 1998, vol. 1, p. 177-212). Il est probable que Jean Poyer se soit inspiré d'un de ces crocodiles exposés. Toutefois, pour la carcasse éventrée et sanglante, il a dû prendre pour modèle le cadavre d'un gros animal local, probablement un bœuf de boucherie.
Avec la figure de Marguerite, on a une forme de réalisme aussi, dans la représentation d'une jeune fille aux joues rosées, portant une coiffure, un vêtement et une parure à la mode de la fin du XVe siècle, et pourtant cette représentation réaliste insiste sur la pureté, la grâce, l'élégance de Marguerite, qui tranchent d'autant plus violemment avec l'atrocité du dragon pustuleux et de sa plaie sanglante :
Détail de l'image précédente
Elle porte une robe blanche unie, à la coupe simple, mais dont les plis souples laissent deviner une étoffe précieuse, passée par-dessus une chemise de la même blancheur aux manches bouffantes ; robe et chemise sont ornées sur les bords de broderies d'or raffinées ; une discrète chaîne d'or lui entoure le cou, portant peut-être un pendentif modestement caché sous le col de la robe ; une chevelure vaporeuse d'une blondeur qui semble faite du même or que les broderies se déploie jusqu'au bas de son dos, chastement retenue sur la tête par une tresse qui l'enserre ; l'auréole, à peine esquissée, est du même or que la chevelure et les broderies ; les lèvres sont légèrement entrouvertes, comme si elle prononçait la prière que manifeste la position de ses mains jointes ; son œil grand ouvert regarde sans peur et avec détermination en face d'elle : ce n'est ni le dragon, ni la porte, ni la fenêtre ouverte sur le ciel, mais un point qui n'apparaît pas dans la composition. D'autres images représentant sainte Marguerite émergeant du dragon peuvent nous laisser penser qu'il s'agit d'une vision de Dieu, mais l'artiste, fidèle à ce trait réaliste, n'a pas représenté la vision et nous laisse l'imaginer.
On comprend donc bien que l'atrocité de cette représentation du dragon a pour rôle de faire ressortir par contraste la pureté et la détermination de la sainte. Il reste qu'aucun enlumineur n'a poussé aussi loin le réalisme morbide, et qu'on ne saura pas ce qui a motivé Jean Poyer ou sa commanditaire Anne de Bretagne à un tel excès. Cet excès est d'autant plus étonnant pour un ouvrage destiné à un très jeune enfant ! Pour vous attendrir, voici le portrait du pitchounet à l'âge de deux ans, un an avant sa mort de la rougeole.
Le dauphin Charles Orland peint en 1494 à l'âge de deux ans, par le Maïtre de Moulins (peut-être Jean Hey),
Musée du Louvre, Paris
Je ne sais s'il a eu le temps de son vivant de contempler les images du livre qui lui était destiné, mais eusse-t-il été plus âgé qu'une telle représentation était encore propre à susciter bien des cauchemars ! On ignorait apparemment à cette époque que, selon la formule consacrée de nos jours, « certaines images peuvent heurter la sensibilité des jeunes enfants » ! Ou alors s'agissait-il face à cette image terrifiante de renforcer la trempe du futur roi de France ?

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Il y a déjà là beaucoup de mystère, mais je ne résiste pas à l'envie d'en ajouter un peu en vous renvoyant à un article trouvé au hasard en cherchant des renseignements sur le petit Charles Orland. L'auteur y suggère que la mort prématurée de cet enfant et des nombreux autres enfants mâles d'Anne de Bretagne (avec Charles VIII puis avec Louis XII), dont la conséquence fut l'arrivée au trône d'un cousin assez éloigné que nous connaissons sous le nom de l'illustre François Ier, ne serait pas le fait du hasard...
Ce n'est bien sûr qu'une hypothèse, qu'aucune véritable preuve n'étaye, mais je la trouve intéressante mise en relation avec cette image terrifiante de cadavre de dragon. Quel sinistre complot ne pourrait-on pas soupçonner là ?

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mardi 21 février 2017

Une auréole trop bien peignée


Dans un article écrit en octobre dernier : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2016/10/voyeurisme-et-femme-poisson-stoskopff.html, à propos d'une enluminure représentant Bethsabée au bain, je vous avais dit de bien retenir le nom de son auteur, Jean Bourdichon. En effet, en explorant les manuscrits médiévaux, j'ai fait la connaissance de ce peintre d'enluminures célèbre dans son domaine, mais malheureusement pas dans le grand public, les enluminures étant moins facilement visibles que les tableaux. C'est lui que je voudrais vous faire découvrir aujourd'hui. Il a vécu en France dans la deuxième moitié du XVe siècle. Je vous laisse faire quelques explorations sur internet pour découvrir la grâce de ses portraits de personnages comme de ses décors entourant les miniatures. Pour ma part, je ne vous parlerai que d'une seule de ses œuvres : une miniature représentant – cela ne vous étonnera pas ! – Marguerite émergeant du corps du dragon. Il a en réalité peint ce sujet à deux reprises :

Je ne peux regarder cette peinture sans avoir des frissons. Tout y est travaillé avec une sorte de perfection dans la plus petite minutie (et de fait, on sait que les enlumineurs de cette époque suivaient généralement une formation d'orfèvre), pour exprimer une douceur infinie d'où toute passion, toute violence semble avoir été gommée. L'émotion que je ressens à la regarder est très proche de celle que j'ai à écouter certains morceaux de Jean-Sébastien Bach (comme la Passion selon saint Matthieu, dont j'ai déjà parlé ici ; voir : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/04/les-larmes-de-pierre.html): chez Bach aussi, on a cette sensation de perfection, de pureté, d'harmonie. Mais la passion, la violence sont bien là, sinon, ce serait fade ! Elles sont juste admirablement contenues et maîtrisées. Il en va de même dans cette miniature de Bourdichon, que je vous invite à explorer du haut vers le bas.


Regardez l'auréole. Elle est tracée du même mouvement de pinceau, et avec les mêmes couleurs, que la splendide chevelure blonde de la sainte, comme une continuation de cette chevelure, tout aussi bien peignée, ou comme les bords d'un élégant chapeau de fourrure porté en arrière. Certes, les traits de pinceau qui évoquent des cheveux ou des poils peuvent aussi signifier des rayons, mais, alors que les auréoles rayonnent habituellement du centre vers la périphérie, il s'agit là d'un rayonnement circulaire, qui épouse la forme circulaire de l'auréole, conférant à ce rayonnement un mouvement infini. Quant à la lumière de l'auréole, au lieu de venir du centre, elle a son plus grand éclat sur le tour : ce détail lui donne un effet de volume, rappelant là encore l'intérieur d'un chapeau et semblant lui donner une matérialité. Pourtant, tandis que la chevelure est opaque, l'auréole est très légèrement translucide, laissant voir les lignes de ciment séparant les pierres de la prison : à cet indice, on voit qu'elle n'est pas d'une nature matérielle. Mais les deux sont tellement proches que l'on pourrait aussi croire, au contraire, que c'est Marguerite qui devient immatérielle. D'ailleurs, ses yeux exagérément tournés vers le haut sont déjà au Ciel. La sortie du corps du dragon, telle une nouvelle naissance dans un état de pureté absolue (de nombreux textes insistent sur le fait qu'elle est sortie « sans tache », « sans blessure »), telle une résurrection christique, l'ont déjà transformée en un être d'une autre nature, avant même sa véritable mort en martyre.


Voyez plus bas comme sa chevelure est vaporeuse et comme les vaguelettes en sont régulières. Cet effet se répète sur un mode différent avec les plis du vêtement : les plis du haut et du bas de la manche sont parfaitement alternés, là encore comme dans certains morceaux de Bach où une longue série de croches aiguës et graves se suivent sur le même rythme dans un accord parfait qui pourrait durer infiniment. Cependant, un creux plus sombre au niveau du coude apporte une note inquiétante. On s'est déjà bien éloigné de l'auréole rayonnante et translucide.


Descendons encore, et l'horreur apparaît, avec les hideuses écailles du dragon, et son affreux sang coagulé. Toute cette horreur fait ressortir par contraste la pureté de la sainte. Regardez sa robe, non seulement sans la moindre tache de sang, mais aux plis bien droits, sans le moindre froissement, comme si elle sortait de chez le teinturier ! Elle ressort bien vierge, dans tous les sens du terme, de cette épreuve d'engloutissement, qui peut signifier selon les lectures la mort, le viol, ou même notre vie terrestre impure. Voyez aussi comme son chapelet tombe à la verticale de l’œil du dragon, triste œil vitreux, tourné lui aussi vers le haut, mais pas vers le Ciel : pas la moindre violence apparente, mais une terrible violence symbolique, par laquelle Bourdichon nous montre le dragon terrassé par la sainte chrétienne !


Et pourquoi le dragon tournait-il son œil humide vers Marguerite ? Dans un mouvement de supplication ? Ou ne serait-ce pas plutôt dans un ultime mouvement de désir, qui le tend encore dans ce dernier soubresaut de son agonie. Regardez en effet cette langue rouge et palpitante qui se dresse telle un phallus vers le genou de Marguerite dont la rondeur cachée sous l'étoffe évoque toutes les courbes désirables du corps féminin...


Mais attention à ne pas se laisser enfermer dans une lecture unique. Bourdichon nous entraîne dans un entrelacs de significations pareil à l'entrelacs du corps du dragon dans sa peinture. Comme j'ai pu l'évoquer dans d'autres articles (http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/mon-dragon-damour.html et http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/07/le-dragon-cest-la-princesse.html), le dragon peut représenter le principe féminin tout autant que le principe masculin. Voyez le petit pied de Marguerite qui dépasse proprement de sa robe : ne croirait-on pas y voir aussi un phallus, mais bien différent de l'autre : puissant, maîtrisé, sans couleur flamboyante, tourné vers le bas, il arrête, d'un geste calme, mais fort, le mouvement du dragon qui voudrait continuer à s'enrouler autour d'elle et à tendre vers elle sa gueule haletante. Il rappelle aussi au Chrétien qui contemple cette image et qui connaît par cœur les psaumes : « Tu marcheras sur l'aspic et le basilic et tu fouleras au pied le lion et le dragon. » (Psaume 90 ou 91, verset 13).


Dans cette dernière image, tout en bas de la miniature, apparaît toute la violence du dragon. Dans de nombreuses enluminures et dans de nombreux textes, le dragon est multicolore. De fait, ce n'est pas une couleur en particulier, mais le mélange – des couleurs, des formes, des textures, des matières, qui était considéré comme négatif au Moyen Age (voyez là-dessus les nombreux et excellents ouvrages de Michel Pastoureau). Mais dans la plupart des enluminures, ces couleurs variées du dragon apparaissaient comme des aplats juxtaposés (comme un vêtement composé de plusieurs pièces d'étoffes cousues entre elles). Jean Bourdichon est un des rares peintres à donner à ses dragons un dégradé subtil, et le seul à leur donner cette teinte qui va du bleu au jaune en passant par le vert. Tout dragon que vous voyez ainsi est signé Bourdichon (outre les deux sainte Marguerite signalées, il y a aussi un saint Lifard assez célèbre dans les mêmes Heures d'Anne de Bretagne) ! Mais ce n'est pas tout : regardez le repli de sa queue. Une troisième couleur, grise, apparaît, renforçant le contraste des couleurs. Le dragon s'enroule sur son propre corps, évoquant cette violence infinie de son désir inassouvi, mais aussi sa défaite : si la queue porte, elle aussi, souvent une valeur phallique, c'est ici un signe d'échec, l'extrémité en est pendante et plongée dans l'ombre. En parlant d'ombre, avez-vous remarqué cette ombre étrange de la queue sur la flanc du dragon ? Une ombre étonnamment nette, rien à voir avec l'ombre douce de l'auréole, ni même avec celle du pli du coude de Marguerite. D'où vient la source de lumière qui projette cette ombre ? Peut-être légèrement de côté (de notre côté à nous, un peu à notre gauche)... ou bien carrément du bas ? Oui, car l'ombre est encore plus nette vers le bas ! Et précisément, cette couleur jaune du dessous du ventre du dragon, ne vous semble-t-il pas qu'elle résulte d'une forte lumière projetée d'en-bas ? Dans certains textes racontant la vie de sainte Marguerite, le dragon surgit du sol, dans un grand tremblement de terre, jaillissant du monde souterrain, c'est-à-dire de l'Enfer. Pas de trou ni de fissure au sol qui en porterait la trace, sur cette enluminure, mais des traces de sang éparses : sang du dragon ou sang des damnés torturés, qu'il a apporté sous ses pattes ? Quelle lumière pourrait venir d'en-bas, si ce n'est celle des flammes de l'Enfer ?

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J'ai choisi de vous faire voyager dans cette œuvre du haut vers le bas. J'aurais pu, cela aurait été plus logique et plus exaltant, le faire du bas vers le haut ! Mais j'ai voulu vous montrer comment, derrière l'apparente douceur harmonieuse de cette peinture, sous le rayonnement éthéré de cette auréole trop bien peignée, régnait la violence du sang, du sexe, de la mort, du feu et de l'Enfer... Seulement, toute cette violence est parfaitement maîtrisée, dans le contenu du tableau par la sainteté pure et absolue de Marguerite, et dans sa forme par le tracé doux et fort à la fois du pinceau de Bourdichon. Ne pouvons-nous pas y lire que la peinture, que l'art, ont, tout autant que la sainteté, le pouvoir de maîtriser et de canaliser la violence?

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samedi 4 février 2017

Mourir pour le latin !


Il y a mille ans, un jeune écolier (Guibert de Nogent, 1055-1124, qui raconte cette anecdote une fois adulte) fait une petite pause dans ses devoirs pour venir se blottir sur les genoux de sa mère. Celle-ci, un peu inquiète, lui demande si son précepteur l'a encore battu (oui, c'était la méthode pédagogique de cette époque-là !) Le petit, gêné et ne voulant pas avoir l'air de dénoncer son maître, lui assure que non. Mais la tendre mère soulève la chemise de son fils :
« […] elle vit mes petits bras tout noircis, et la peau de mes épaules toute soulevée et bouffie des coups de verge que j'avais reçus. À cette vue, se plaignant qu'on me traitait avec trop de cruauté dans un âge si tendre, toute troublée et hors d'elle-même, les yeux pleins de larmes : « Si c'est ainsi, je ne veux plus désormais, s'écria-t-elle, […] que, pour apprendre le latin, tu supportes un tel traitement ! » A ces paroles, la regardant avec toute la colère dont j'étais capable : « Quand il devrait, lui dis-je, m'arriver de mourir, je ne cesserais pour cela d'apprendre le latin [...] ! » »

L'histoire est racontée et citée dans le livre de Chiara Frugoni, Une journée au Moyen Âge, Les Belles Lettres, 2013 (1e éd. en italien 2004), p. 197-200 (la traduction est celle d'E. Labande, publiée aux Belles Lettres en 1981).


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mercredi 18 janvier 2017

Christine de Pizan, une féministe au XIVe siècle


Je viens de finir avec le plus grand plaisir la lecture de La Cité des Dames de Christine de Pizan (traduit et édité par Eric Hicks et Thérèse Moreau, éditions Stock, 1986, réédité en 2000). Cette femme a vécu aux XIVe et XVe siècles : elle est trop peu connue du grand public, sans doute plus ou moins consciemment écartée des mémoires par la culture patriarcale traditionnelle. On la cite souvent comme la première féministe, ce qui n'a pas de sens bien sûr, car le mot et la notion de féminisme sont anachroniques à cette époque (mais cela sonne bien, et j'assume d'avoir choisi ce mot comme titre de cet article!). On la cite aussi comme la première auteure féminine à avoir vécu de sa plume, ce qui est exact. Née en Italie, arrivée en France à 4 ans avec son père (astrologue de Charles V), mariée à 15 ans avec un homme de 25 qu'elle a eu la chance d'aimer tendrement, veuve à 25 ans, elle se retrouve seule avec trois jeunes enfants à charge : elle décide de ne pas se remarier et d'écrire des ouvrages pour gagner sa vie et celle de ses enfants (et de sa vieille mère). Sa production est prolifique et sa vie longue. Elle écrit son dernier ouvrage à 65 ans et meurt sans doute peu après.
La Cité des Dames (écrit entre 1404 et 1405) est une œuvre littéraire qui est en soi une métaphore, la métaphore de l’œuvre architecturale et utopique que serait une cité composée uniquement de dames manifestant de grandes qualités. Christine imagine une discussion entre elle-même et trois dames envoyées de Dieu : Raison, Droiture et Justice. Elles l'aident à construire sa cité, d'abord en déblayant et en creusant le terrain pour les fondations (c'est-à-dire en creusant et en enlevant tous les préjugés à l'encontre des femmes), puis en construisant les fondations (énumération de fortes femmes des temps anciens, intelligentes, habiles, courageuses), les bâtiments (autre énumération, en insistant sur les vertus de ces femmes), et les toitures brillantes (les saintes). Ces énumérations ne sont pas des catalogues ennuyeux, mais des récits vifs et bien menés. Et pour ne pas lasser le lecteur, Christine les entrelace de petits dialogues entre elle et les trois envoyées de Dieu, dans lesquels elle glisse ses affirmations en faveur des femmes ou de l'égalité des sexes, comme :

  • « L'excellence ou l'infériorité des gens ne réside pas dans leur corps selon le sexe, mais en la perfection de leurs mœurs et vertus. » (p. 55)
  • « Si c'était la coutume d'envoyer les petites filles à l'école et de leur enseigner méthodiquement les sciences, comme on le fait pour les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les arts et de toutes les sciences aussi bien qu'eux. » (p. 91)
  • « Quand les hommes seront parfaits, alors les femmes les imiteront ! » (p. 210)
On se dit en la lisant que Christine de Pizan est bien « moderne » pour son époque. Mais une autre remarque plus amère s'impose : nombre de préjugés qu'elle évoque, voire d'oppressions, envers le sexe féminin, n'ont guère évolué en six siècles ! Comme le disent Eric Hicks et Thérèse Moreau dans leur introduction (p. 15) : « L'étonnant est donc moins la précocité de son message, l'intelligence de son argumentation, que la constance de la bêtise, la ténacité des adversaires, la vitalité des arguments les plus éculés. » Hélas...


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