jeudi 24 septembre 2015

Un cavalier, une lance, une force maléfique terrassée

Dans cet article, j'exposais notamment ma découverte d'un motif iconographique représentant Salomon à cheval terrassant de sa lance la reine des démons. Ce motif pouvait être à l'origine de celui de saint Georges terrassant le dragon. Or, j'ai découvert récemment que l'Antiquité nous fournit bien d'autres variantes du même motif. En voici deux :

- Le cavalier « à l'anguipède », motif iconographique gallo-romain représentant le dieu Jupiter-Taranis terrassant un être à buste humain et à queue de serpent.

- Un motif de l’Égypte antique tardive (« égypto-romain », aimerais-je dire, sur le même modèle que « gallo-romain »), qui représente le dieu Horus à cheval terrassant un crocodile.

Le même motif se retrouve donc dans les civilisations chrétienne, hébraïque, celtique, égyptienne, et certainement d'autres que je n'ai pas encore découvertes! Il est assez fréquent qu'un motif iconographique ou légendaire se retrouve ainsi dans plusieurs civilisations, et il est en général assez hasardeux d'essayer d'établir des filiations : ces filiations s'apparentent de toute façon bien moins à un arbre généalogique qu'à une toile d'araignée, où les influences sont multiples et réciproques...

Concernant la « force maléfique terrassée », ce sont les différences qui frappent au premier abord. Pourtant, démons et dragons sont souvent assimilés. Le serpent, lui, est une variante du dragon. C'est aussi une force chthonienne (de la terre), ce qui peut expliquer la position « à terre » de cet être dans ces images, tandis que le héros, qui domine du haut de son cheval se rapproche d'une force céleste. On pourrait à ce sujet partir dans une longue réflexion poétique et philosophique sur le sens du mot « terrasser »...

Le crocodile est en lien très étroit avec le dragon. Le mot hébreu pour dire « crocodile » est « léviathan »: il a été décrit dans la Bible au livre de Job (40-41) et, cette description semblant à certains commentateurs trop peu correspondre à un banal crocodile, le mot en est venu à désigner le diable, et plus précisément le diable sous forme de dragon. D'ailleurs, certains textes du Moyen Age que je suis en train d'étudier et qui décrivent le dragon de sainte Marguerite s'inspirent directement de ce texte du livre de Job. Enfin, toujours au Moyen Age, les voyageurs occidentaux partis en pèlerinage en Terre Sainte et qui passaient par l’Égypte en ramenèrent souvent des peaux de crocodile que l'on exposait dans les églises comme des peaux de dragons.

Quant à l'anguipède, cet être hybride est une figure masculine, mais qui fait écho à ces nombreuses figures féminines de femmes-serpent ou femmes-dragons : les vouivres, Mélusine, ou le duo ambigu d'Eve et du serpent tentateur.

Bref, les forces du mal n'ont qu'à bien se tenir, il y aura toujours « un cavalier qui surgit hors de la nuit » pour les terrasser!

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vendredi 11 septembre 2015

La sainte au dragon et la sainte au démon


Puisque les deux derniers articles nous ont conduit à traiter de dragons et de démons souvent associés, voire assimilés, il est temps que je vous parle d'un tableau surprenant, qui là encore relie plusieurs de mes centres d'intérêt puisqu'il est exposé... à Cologne !
L'été dernier, en effet, je me suis rendue à Cologne, notamment pour y chercher de quoi alimenter et enrichir mon roman en cours (cf. http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/01/chemins-antiques-sentiers-fleuris-et.html). J'étais alors tout à fait persuadée que j'allais démarrer mon année de master en me plongeant dans la Mésopotamie et les Grecs, et à mille lieues de penser qu'une certaine sainte Marguerite constituerait pour moi un quelconque centre d'intérêt (cf. le même article). Toutefois, j'ai toujours aimé les représentations de dragons : j'en ai donc photographié quelques uns qui me plaisaient sur des tableaux du merveilleux Wallraf Richartz-Museum. Puis, j'ai oublié mes photos...
Or, quelques mois plus tard, voulant par hasard montrer mes photos de Cologne à une amie, j'ouvre le dossier consacré aux tableaux du Musée, et voici la première image qui s'affiche sur l'écran de l'ordinateur :
Maître de la Sainte Parenté, XVe-XVIe s., Sainte Parenté, Cologne, Wallraf-Richartz Museum, n°SDC10619, détail
J'ai failli en tomber de ma chaise de stupéfaction : le personnage féminin de droite sort du corps d'un dragon, un pan de sa robe dépasse de la gueule du dragon, elle est à genoux, les mains jointes, et tient une croix... Bref, tous les attributs sont réunis ! J'avais photographié sainte Marguerite !!!
Mais un nouveau sujet de stupéfaction, lui irrésolu, s'y ajouta : vous voyez le personnage féminin qui se tient derrière la balustrade et dont les vêtements rappellent par leurs couleurs ceux de sainte Marguerite ? Elle est en train de transpercer la gorge de ce qui semble être aussi un dragon, plus petit et d'une autre apparence, qu'elle tient attaché par une fine chaînette. De qui pouvait-il bien s'agir ? Marguerite tient parfois en laisse le dragon, j'en ai parlé ici (cf. http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/mon-dragon-damour.html, les deux derniers tableaux), et un personnage peut être représenté deux fois dans un tableau, mais la sainte et le dragon seraient en ce cas représentés exactement pareil, comme dans une bande dessinée ; quant à l'épée, nulle trace, ni dans aucun texte ni dans aucune image évoquant sainte Marguerite. Il fallait donc aller voir du côté d'autres saintes au dragon : il n'y en a guère ! La plus célèbre, Marthe, et quelques autres moins connues, sont parfois représentées tenant le dragon en laisse avec leur ceinture, mais là encore, jamais d'épée ; d'autre part, Marthe, bien qu'universellement célèbre dans la chrétienté (c'est l'une des deux sœurs, Marthe et Marie, qui accueillent Jésus, sœurs aussi de Lazare), n'est liée à un dragon que dans le cadre géographique de la Provence (son dragon est en fait la fameuse Tarasque de Tarascon) : on est bien loin des pays rhénans ! Les autres saintes sauroctones (tueuses de dragons) sont aussi des saintes locales, et aucune dans la région de Cologne. J'étais donc confrontée à un véritable mystère.
Tentant le tout pour le tout, j'ai donc écrit un courriel au Wallraf Richartz-Museum, en français, car je ne risquais pas de me faire comprendre avec le peu d'allemand que je commence à maîtriser, ni même en anglais. Une bouteille à la mer... Or, à ma grande surprise et à ma grande joie, j'ai reçu une réponse dès le lendemain, du directeur du département des peintures médiévales en personne (Roland Krischel), dans un français parfait, et avec la réponse à mon énigme : « Pour la sainte en question notre catalogue de 1969 a proposé l’identification avec Dymphne de Geel. Cette proposition a été acceptée et confirmée par le directeur du Musée de Sainte Dymphne à Geel, Monsieur van Broeckhoven, vers 1972 – selon une lettre de Dr. Hans J. Domsta du 23 mars 1972 dans nos archives (Geel était parmi les domaines de Jean VII de Mérode, représenté sur le volet gauche du retable). » Il n'y a rien à redire à cela. L'explication est d'une précision absolue, et tout concorde, mais... vous aviez déjà entendu parler de sainte Dymphné, vous ?
Moi, jamais ! Évidemment, j'ai fait comme toute le monde dans ce cas, j'ai tapé son nom sur internet. Et je suis tombée sur une histoire étonnante ! Cette jeune fille (une vierge adolescente, comme Marguerite et comme nombre de saintes des premiers temps du Christianisme) était la fille d'un roi de Bretagne (Grande Bretagne) ou d'Irlande, qui venait de perdre sa femme et qui avait décidé de prendre sa propre fille en mariage (tiens, tiens, ça ne vous rappelle pas quelque chose?). La pauvrette a fui au-delà des mers, et s'est retrouvée en Flandres, à Geel (en Belgique actuelle, non loin d'Anvers), où son père, l'ayant retrouvée, l'a fait décapiter. Les anges ont recollé sa tête et un fou qui passait par là (ou selon d'autres versions, le père lui-même, qui aurait agi sous l'emprise de la folie) a recouvré la raison. Elle est donc depuis la sainte protectrice des malades mentaux, et d'ailleurs encore aujourd'hui, la commune de Geel accueille un important hôpital psychiatrique !
Au fait, vous avez trouvé à quoi fait penser l'histoire de la princesse que son père veut épouser ? Peau d'âne, bien sûr ! Soit l'histoire de Peau d'âne vient de celle de Dymphné, soit les deux puisent à un motif plus ancien.
Je retiens encore deux choses de cette légende : Geel est proche de Cologne, où a été exécuté le tableau, et, comme dit Monsieur Krischel, parmi les domaines du commanditaire du tableau : rien d'étonnant, donc, à ce que cette sainte locale figure sur ce tableau, un peu en retrait toutefois par rapport à sainte Marguerite, bien plus universelle ; d'autre part, j'ai lu que sainte Dymphné était parfois représentée avec un démon enchaîné, les maladies mentales étant - croyait-on - le fait d'une possession démoniaque : c'est exactement le motif iconographique de notre tableau. Je n'ai donc plus le moindre doute quant à l'identification de la sainte du tableau.
Cependant, une question demeure : la présence de l'une ou l'autre de ces deux saintes est somme toute banale sur un tableau de ce sujet (saints entourant la Sainte Famille), de cette époque et de cette aire géographique ; toutefois l'association des deux est unique à ma connaissance et elle n'est pas anodine, le peintre l'a d'ailleurs bien souligné en leur donnant des vêtements de couleurs proches, presque inversées. Pourquoi le peintre ou son commanditaire Jean VII de Mérode a-t-il voulu insister sur cette double victoire d'une jeune fille pure sur un être monstrueux ? Nous ne le saurons probablement jamais, mais nous pouvons lâcher notre imagination...

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