jeudi 2 juillet 2015

Le dragon, c'est la princesse !


Au détour d'un article sur le dragon dans un dictionnaire des symboles consulté dans une bibliothèque, je suis tombée sur cette magnifique citation de Rainer Maria Rilke (dans Lettres à un jeune poète) :
« Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous les secourions. »

Supposer que le dragon, c'est la princesse elle-même, voilà un beau paradoxe ! Eh bien en fait, pas tant que cela... C'est un motif présent dès le Moyen Age. Les Vouivres, dont la légende est particulièrement active en Franche-Comté (l'autre versant de mes racines, avec la Mésopotamie), mais se retrouve aussi avec des variantes dans toute l'Europe, sont précisément des femmes-dragons, qui peuvent prendre l'une ou l'autre forme, mais qui gardent - même quand elles ont forme humaine - leur queue de dragon (qu'elles dissimulent sous une longue robe) et leur escarboucle au front (qu'elles dissimulent sous un capuchon rabattu). L'escarboucle est une pierre précieuse rouge : le mot est parfois employé pour désigner une pierre fantastique, celle qui ne pousse qu'au front des Vouivres, parfois comme équivalent du rubis ou du grenat. Cette escarboucle est par ailleurs au cœur du roman que je suis en train d'écrire.

Rilke suggère non seulement que le dragon pourrait être une princesse, mais que ce dragon-princesse attendrait le secours d'un prince beau et courageux. Là encore, ce motif existe depuis le Moyen Age : c'est celui du « fier baiser », par lequel un prince ose embrasser un dragon effrayant et répugnant qui n'est en fait autre qu'une princesse transformée en dragon par un mauvais sort. J'ai rencontré deux très beaux exemples de ce fier baiser dans mes lectures récentes.
D'une part, la légende de la fille d'Hippocrate (oui, le célèbre médecin grec de l'île de Cos), rapportée par Jean de Mandeville, dans son Voyage d'Outre-Mer (1356-57) : elle aurait été transformée en dragon par la déesse Diane (sans doute en punition de quelque vantardise, comme on le voit souvent dans les histoires de la mythologie gréco-romaine). Seul « un chevalier suffisamment courageux pour oser aller à sa rencontre et l'embrasser sur la bouche » pourrait rompre l'enchantement. Mandeville raconte l'aventure d'un jeune homme qui l'a d'abord vue sous sa forme de demoiselle (car il n'avait pas encore été adoubé chevalier) : elle lui propose de se faire adouber et de revenir le lendemain, sans s'effrayer de son apparence de dragon ; une fois le charme rompu, il deviendra son époux et le seigneur de l'île. Le jeune homme suit ses conseils et revient le lendemain. Mais il avait beau avoir été prévenu, il ne s'attendait pas à une telle horreur ! « Et lorsqu'il la vit sortir de la caverne sous la forme d'un dragon si hideux et si horrible, il fut pris d'une telle frayeur qu'il repartit en courant vers le bateau. »
(Les citations, traduites en français moderne, sont issues du livre : Des animaux et des hommes, de Marie-Françoise Alamichel et Josseline Bidard, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 133-134 ; commentaire p. 23 du même ouvrage. Un article plus ancien sur le sujet peut être lu à cette page : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1918_num_79_1_448606 : G.Huet, « La légende de la fille d'Hippocrate à Cos », in: Bibliothèque de l'école des chartes. 1918, tome 79. pp. 45-59).
D'autre part, un très beau roman du Moyen Age, que j'ai découvert avec grand plaisir (mais dont il n'existe malheureusement pas de traduction en français moderne), Le Bel inconnu de Renaut de Beaujeu (écrit au tout début du XIIIe siècle, donc bien avant Jean de Mandeville, mais il est probable que ce dernier rapportait une légende déjà attestée par oral ou par d'autres écrits aujourd'hui perdus). Le bel inconnu est, comme son surnom l'indique, un inconnu : même lui ne sait pas qui sont ses parents ni comment il se nomme ; on comprendra plus tard que c'est le fils de Gauvain, l'un des grands chevaliers de la Table Ronde. Le roman raconte sa quête pour aller délivrer une princesse. La jeune fille amie de la princesse qui est venue le chercher pour cela parle vaguement d'un « fier baiser », mais n'explique pas vraiment de quoi le chevalier devra délivrer sa dame. Aussi ce dernier est-il assez surpris quand, arrivé au terme de sa quête, dans un château abandonné, il se retrouve dans une pièce plongée soudain dans l'obscurité totale, puis voit surgir dans une lumière éblouissante un effrayant dragon, qui est d'ailleurs ici appelé « vouivre », et qui a les yeux « gros et luisants / Comme deux escarboucles grands » (je traduis mot à mot pour garder le rythme et la rime). Notre bel inconnu ne s'enfuit pas, comme le chevalier de la fille d'Hippocrate, mais il est tétanisé, sans que l'on comprenne bien si c'est de peur ou de fascination, notamment pour la bouche vermeille de la vouivre : « Et il a moult grand merveille / De la bouche qu'a si vermeille / Tant s'occupe à la regarder / Que d'autre part ne peut regarder ». Il se laisse donc (il est courageux passivement!) embrasser par la vouivre, qui se retransforme en princesse et lui révèle du même coup ses origines et son nom. C'est un très beau roman sur l'identité, et aussi sur l'amour, car deux femmes veulent épouser Guinglain (c'est ainsi que se nomme finalement le bel inconnu) : la princesse qu'il a délivrée, et une fée belle et intelligente qu'il a rencontrée avant, qu'il aime aussi et à qui il a juré qu'il l'épouserait. Le choix final n'est sans doute pas celui que le lecteur aimerait : quand on est chevalier de la Table Ronde, on n'a pas toujours le droit de suivre ses propres sentiments...
(Renaut de Beaujeu, Le Bel inconnu, roman d'aventures, édité par G. Perrie Williams, Paris, Champion, 1983.)

J'ai fait semblant jusque là de ne comprendre la citation de Rilke qu'au premier degré, parce que cette histoire d'un dragon qui est lui-même la princesse à délivrer me plaît, mais je n'oublie pas la fin de sa citation, qui montre que princesse et dragon n'étaient qu'une métaphore pour des sentiments très humains : «  Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous les secourions. » Cette belle phrase parle de tous ces meurtriers sanguinaires qui peuplent les faits divers, et dont on découvre qu'ils ne sont pas guéris de terribles traumatismes de leur enfance ; ou de ces adolescents harcelés qui deviennent harceleurs ; il est rare en effet que l'on fasse du mal aux autres si on n'en a pas été soi-même victime. Et pour conclure, c'est à nouveau une fiction qui me vient à l'esprit, celle qui raconte selon moi de la façon la plus simple aux enfants cette origine de la méchanceté : c'est le dessin animé de Michel Ocelot, Kirikou et la Sorcière (1998), à la fin duquel on découvre que si Karaba la sorcière est méchante, c'est parce que des hommes lui ont planté un clou dans le dos qui la fait perpétuellement souffrir. Reste maintenant au petit héros à avoir le courage de l'approcher et de lui arracher le clou.
Je vous souhaite beaucoup de courage pour arracher les clous des sorcières de votre vie, pour embrasser les dragons de votre vie, et les transformer ainsi en bonnes princesses...


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