dimanche 22 février 2015

Sang de dragon


Vous vous souvenez sans doute d'un article que j'avais écrit sur ce blog il y a plus de deux ans :
J'y expliquais le lien linguistique entre deux plantes aromatiques, basilic et estragon, et deux monstres, basilic et dragon. La seule chose que je n'avais pas élucidée était la raison qui avait fait donner à la plante « estragon » un nom de dragon. J'avais émis une hypothèse concernant l'aspect serpentant de la plante.

Or, au cours de mes recherches actuelles, j'ai trouvé quelque chose de bien plus intéressant, dans un article de Marcello Castellana (sémioticien à l'Université Paul Verlaine-Metz), « La cuisine à l'estragon », publié dans Dragons, entre sciences et fictions (ouvrage collectif dirigé par Jean-Marie Privat, Paris, CNRS Editions, 2006, p. 85-92). Il commence par dresser un catalogue de nombreuses langues où le mot désignant l'estragon est apparenté au mot désignant le dragon, soulignant ainsi que cette parenté à été perçue dans de nombreuses et différentes cultures. Il explique ensuite que l'estragon est reconnu comme efficace contre trois affections qui ont un lien avec le dragon : les morsures de serpent, les brûlures d'estomac (en lien avec le feu brûlant craché par le dragon), et la dysménorrhée ou les accouchements difficiles (en lien avec le sang souvent associé au dragon). Voilà donc pour l'estragon. Mais ce n'est pas fini.
Marcello Castellana s'attarde en effet ensuite sur ce thème du sang du dragon : censé donner l'immortalité à Sigurd qui s'y baigne dans le mythologie celtique, il est aussi dans de nombreuses cultures considéré comme un remède à la stérilité de la femme ou à la stérilité de la terre, ce qui est finalement assez proche symboliquement ! Marcello Castellana oppose ainsi l'homme (le héros « sauroctone », c'est-à-dire «  tueur de dragon » comme on en retrouve dans toutes les cultures, de Persée à saint Georges, pour les plus connus) qui doit tuer le dragon pour en arroser la terre et assurer la fertilité de cette terre (voir par exemple le mythe de Cadmos, le fondateur de Thèbes), et la femme, qui au contraire doit « limiter les excès de perte de sang » pour « sauvegarder sa puissance génératrice ».
Ce qui m'a frappée, c'est que dans cet article où le nom de sainte Marguerite n'est pas cité une seule fois, sa présence est pourtant omniprésente entre les lignes ! Son histoire est en effet fortement liée au sang du dragon, qu'elle répand quand elle le transperce pour en sortir, ainsi qu'à la protection des accouchements, qu'elle est réputée assurer. Je me dis d'ailleurs que cette vertu attribuée à sainte Marguerite ne lui vient peut-être pas seulement du fait qu'elle est un personnage sorti indemne du ventre d'un être vivant (comme le nouveau-né du ventre de sa mère), mais aussi de cette notion de fécondité fréquemment associée au sang de dragon.
Toutefois, on a là une inversion par rapport au motif explicité Marcello Castellana et évoqué plus haut, puisque dans l'histoire de sainte Marguerite, c'est une femme qui répand le sang du dragon. Si cet aspect du sang n'est absolument pas présent dans les textes médiévaux rapportant sa légende ni dans les peintures, vitraux ou sculptures, où le dragon est plutôt à ses pieds comme un chien fidèle, en revanche, certains auteurs d'enluminures ont mis tout leur soin à représenter le sang répandu, 

parfois en fines gouttelettes, 
Livre d'heures d'Amherst, XVe s., 
Baltimore, Walters Art Museum, Ms W.167, f.101v
(descendre au folio 101 v)

parfois en longues coulures.
Livre d’heures, 1405-1409, Ms « Belles heures du Duc de Berry », 
New York, The Metropolitan Museum of Art, Ms The
Cloisters Collection 1954, f. 177r

Mais l'enluminure la plus spectaculaire reste celle où Marguerite est représentée hors du dragon, qui montre à l'air libre son affreuse blessure béante jusqu'au côtes !
 « Prayer book », « Livre de prières d'Anne de Bretagne », 1492-95,  
New York, The Pierpont Morgan Library, Ms M50, f. 20v
(aller au folio 20v)

Ce sang répandu est aussi à mettre en relation avec le sang d'une vierge déflorée, dans la mesure, j'en parlerai dans un prochain article, où la dévoration de Marguerite par le dragon peut être vue symboliquement comme un acte sexuel, mais c'est ici le dragon qui saigne, tandis que la vierge sort « indemne » (tous les textes qui racontent sa vie insistent sur ce terme, qui n'est pas sans rappeler l'intégrité physique des vierges si chère aux auteurs chrétiens du Moyen Age : cf. Laurence Moulinier, « Le corps des jeunes filles dans les traités médicaux du Moyen Age », p. 103-107, dans Les corps des jeunes filles, de l'Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 2001). Cette espèce de virginité miraculeuse fait évidemment écho à celle de la Vierge.
C'est un des symboles chrétiens de cette histoire. Nous en verrons d'autres.

Ajout en décembre 2016
Cet article est désormais complété par celui-ci : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2016/12/du-sang-du-dragon-au-sang-de-marguerite.html

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jeudi 12 février 2015

Néron et Agrippine au bord du Rhin (2/2)


Oui, j'en ai fini avec Agrippine, née au centre de la future Cologne et morte sur ordre de son fils, frappée au ventre qui l'avait porté, mais je n'en ai pas fini avec sa famille.
Non loin de Cologne se trouve la ville d'Aix-la-Chapelle (« Aachen ») en allemand, capitale de Charlemagne. La ville se nomme en latin « Aquae Grani », « les eaux de Granus », Granus étant en général présenté comme une divinité locale. Or une légende (dont je n'ai pas réussi à trouver la source) fait de ce Granus... un frère de Néron, qui aurait fondé la ville ! N'ayant pas d'autres éléments, on peut se livrer à toutes les suppositions : frère ou demi-frère ? Et en ce cas, du même père ou de la même mère ? Personnellement, je vois bien un autre fils d'Agrippine qui serait resté ou revenu dans la région natale de sa mère. Un sage, qui aurait préféré rester à l'écart du pouvoir et de Rome, ayant bien compris que la probabilité d'y mourir jeune et de mort violente était presque absolue ! Et le père de ce Granus ? Je verrais bien un bel Ubien, blond Germain qu'Agrippine aurait fréquenté dans son enfance et secrètement aimé, bien plus sincèrement que sa collection de maris romains empoisonnés...

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