samedi 1 mai 2010

Les Grecs, les Arabes et nous


Quand j'ai appris qu'était paru à l'automne 2009 un livre ainsi intitulé, je me suis dit : Voilà un livre pour moi, qui me passionne pour la transmission des savoirs entre Orient et Occident, dans les deux sens, qui ai fait des études de grec et des études d'arabe. Je m'attendais à un documentaire historique ; c'est en partie le cas, mais c'est aussi et surtout un ouvrage polémique, comme l'annonce d'ailleurs d'emblée son sous-titre : « Enquête sur l'islamophobie savante » ; et finalement, ce n'en est que plus intéressant, car j'ai découvert que ce sujet un peu poussiéreux qui ne passionne habituellement pas les foules se révèle brûlant d'actualité s'il est instrumentalisé.

Il s'agit d'un ouvrage collectif auquel ont participé des savants spécialisés en histoire médiévale, anthropologie, philosophie, étude des religions, linguistique, etc., et qui se veut une réponse à un ouvrage de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, publié l'année précédente en 2008, ainsi qu'à de nombreux articles parus dans des journaux et sur internet dans les mois qui ont suivi, nourrissant une polémique médiatique qui, je l'avoue, m'avait à l'époque totalement échappé.

Le sujet concerne les nombreux textes de l'Antiquité grecque qui ont été transmis à l'Europe médiévale par l'intermédiaire de savants arabes.

En gros, Sylvain Gouguenheim explique que les savants qui prétendent que « nous » devons « tout » aux « Arabes » (ce sont les termes qu'il emploie) ont tort, puisque les textes d'Aristote par exemple n'ont pas été transmis que par les Arabes, mais aussi par des copistes européens, notamment dans un monastère du Mont-Saint-Michel.
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Les auteurs de Les Grecs, les Arabes et nous lui répondent, non pas en rétorquant « Mais si, mais si, nous devons beaucoup aux Arabes », mais en nous donnant une magistrale leçon de méthode historique, qui finalement fait plus l'intérêt de l'ouvrage que son sujet particulier.

C'est pourquoi je pense que cet ouvrage devrait être lu par tout étudiant en histoire, et même par tout citoyen responsable (même si certains passages sont un peu ardus, on en retiendra l'esprit).

Voici les grandes lignes des précieux enseignements que j'ai retenus de cette lecture salutaire :

  • Premier enseignement : on ne doit pas confondre l'idéologie avec l'histoire. Les vrais historiens ne sont pas pour ou contre telle théorie : ils cherchent à connaître la vérité le mieux possible et, comme tout scientifique qui se respecte (car l'histoire est une science), ne « croient » que ce dont ils ont une preuve certaine.
  • Deuxième enseignement : il faut se méfier des formules vagues. Je ne prendrai qu'un exemple, celui du mot « nous ». D'abord, dans « Nous devons (tout / rien) aux Arabes. » Qui est ce « nous »? Les Européens, les Occidentaux? D'aujourd'hui? Du Moyen Age? D'ailleurs, qui suis-je, dans ce « nous », moi qui suis à moitié française et à moitié arabe? Et puis le « nous » de « On nous avait caché l'existence d'autres filières de transmission. » C'est le « nous » du « grand public » : mais le grand public n'a pas pour habitude de s'intéresser à des sujets aussi pointus. Pour ceux qui veulent se documenter, rien n'est caché, il suffit de consulter des ouvrages spécialisés!
  • Troisième enseignement (qui rejoint le précédent) : dès qu'on fait des recherches sérieuses en histoire, on se rend compte que la vérité n'est jamais simple. L'Europe occidentale médiévale ne doit ni rien ni tout aux Arabes. Et d'ailleurs, quelles réalités recouvrent des termes comme « les Arabes », « l'Islam », « les Grecs », « l'Europe », « le Moyen Age »? Des réalités très différentes dans le temps, dans l'espace, et selon le contexte. Quelques exemples simples : « les Grecs » ne sont pas que les Grecs de l'Antiquité, mais aussi les Grecs de Byzance : ces Grecs appartiennent-ils à l'Europe? A la Chrétienté? Oui, et pourtant souvent en conflit avec la Chrétienté de l'Europe occidentale. « Les Arabes » ne sont pas que des Musulmans, mais aussi des Chrétiens et de Juifs. Et les Juifs, parlons-en : il y en a au Moyen Age comme aujourd'hui des deux côtés de la Méditerranée, et qui appartiennent à différentes cultures, tout en portant aussi la culture hébraïque. « Les Musulmans » ne sont pas tous arabes, mais aussi persans, turcs, berbères. Finalement, entre la fin de l'Antiquité et le Renaissance (car « le Moyen Age » est aussi une formule sujette à caution), on voit graviter autour des textes grecs antiques tant de personnes variées (Chrétiens d'Occident, Chrétiens de Byzance, Chrétiens de Syrie, Arabes musulmans d'Orient et Arabes musulmans d'Espagne, Musulmans persans, Juifs d'Orient, du Maghreb, d'Espagne, d'Europe du Nord, et j'en passe), qu'on aurait bien du mal à réduire tout ce beau monde à des formules ou à des théories.


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