jeudi 26 mars 2009

La princesse au petit pois? Mésopotamienne, bien sûr!

Évidemment, si je vous dis que le célèbre conte d'Andersen, « La princesse au petit pois » (publié en 1835) est d'origine mésopotamienne, vous allez me dire que je me laisse emballer par mon sujet préféré. Que la Théogonie d'Hésiode (VIIIe-VIIe s. av. JC) soit en grande partie inspirée de l'Enuma Elish (ou Poème de la Création, épopée babylonienne rédigée vers le XIIe s. av. JC.), passe encore (cf. ma page « La Mésopotamie vue par les Grecs et les Romains »: http://pagesperso-orange.fr/patrick.nadia/MesopotamieGrecs.html), mais Andersen! Ce conteur de l'Europe nordique du XIXe s. était bien loin de la Mésopotamie antique!...

Eh bien pourtant, je ne raconte pas de sornettes! C'est une découverte que j'ai faite récemment.

A la suite de ma lecture de l'excellent livre L'Orient grec d'Henri Stierlin, dont je vous parlais le 21 février (« Entre Grèce et Mésopotamie » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2009/02/entre-grece-et-mesopotamie.html), je me suis intéressée à l'oasis d'Hatra. Il s'agit d'une cité caravanière située entre le Tigre et l'Euphrate, donc en pleine « Mésopotamie » au sens propre (« Mésopotamie » = « entre les fleuves »). Vous pouvez la situer sur « Google Maps » en tapant « Hatra ». Son apogée date du IIe s. ap. JC.

A cette époque, la Mésopotamie est sous la domination des Parthes ; ces derniers sont un peuple mal connu de nomades sédentarisés originaire de l'Asie Centrale ; leur empire, héritier de celui des Perses Achéménides et des Grecs Séleucides couvre tout le Moyen Orient et une partie de l'Asie Centrale entre le IIe s. av. JC et le IIIe s. ap. JC. Mais la frange ouest de la Mésopotamie subit au cours du IIe s. ap. JC plusieurs tentatives de conquêtes romaines : Trajan entre 114 et 117 ap. JC (il y mourra), puis Lucius Verus en 165 ap. JC, et enfin Septime Sévère en 197 ap. JC.

Or Hatra parvient à garder son indépendance en plein milieu de l'empire parthe, mais aussi vis-à-vis des conquérants romains occasionnels (les armées de Trajan et de Septime Sévère l'assiégeront en vain). C'est une ville libre où vivent des tribus de marchands arabo-araméens et dont la culture croise les influences orientales et gréco-romaines (on retrouve beaucoup de caractéristiques de la Commagène, dont je vous parlais le 21 février). Elle est dirigée par des rois qui portent des noms bizarres comme « Sanatruq » (!) et dont les sculpteurs officiels ont fait de sublimes portraits (on ne trouve pas sur internet de photos aussi belles et nombreuses que celles du livre d'Henri Stierlin, mais vous avez une belle sculpture de la reine Abu, femme précisément de Sanatruq II (228 ap. JC) sur cette page du Musée de Baghdad: http://www.baghdadmuseum.org/posters/i3244386_Statue_of_Abu_Bint_Deimun_Hatra_Unesco_World_Heritage_Site_Iraq_Middle_East.html).

Cette situation particulière a donc attisé ma curiosité, et j'ai entrepris d'en savoir plus en naviguant sur internet. Quelle ne fut pas ma surprise alors, de tomber assez vite sur une allusion très évasive à « La princesse au petit pois » d'Andersen. J'ai tenté d'en savoir plus, mais malheureusement, comme toujours sur internet, tout le monde copie tout le monde, sans se préoccuper des sources ni d'approfondir le sujet!... Néanmoins, à force de persévérance, j'ai trouvé une référence précise: Arthur Christensen, « La princesse sur la feuille de myrte et la princesse sur le pois » (Acta Orientalia 14, 1936, pp. 241-257). Il faudrait aller chercher cela dans une bibliothèque, et je n'en ai guère l'occasion en ce moment, mais en attendant, j'ai fini par trouver un autre article, « The Princess on the Pea: Andersen, Grimm and the Orient » de Christine Shojaei Kawan (Fabula. Volume 46, Issue 1-2, pp. 89-115, Avril 2005), qui reprend les éléments de cet article fondateur en y ajoutant des réflexions intéressantes.

Rappelons d'abord des faits historiques précis. En 224 ap. JC, un nouvel empire émerge au Moyen-Orient, dirigé par la dynastie iranienne des Sassanides, qui ne disparaîtra qu'avec la conquête islamique au VIIe s. Les Sassanides anéantiront l'empire parthe dans les décennies suivant leur avènement, mais surtout, et c'est ce qui nous intéresse, leur premier roi Shapur Ier vient à bout de notre fameux royaume de Hatra en 240 ap. JC (sous le règne de Sanatruq II, toujours lui!). Or l'histoire de la chute de cette ville est racontée par plusieurs historiens arabes (parmi lesquels les plus grands, tous deux de Baghdad : Tabari (IXe s.) et mon homonyme Masudi (Xe s.)) qui relatent tous à ce propos une curieuse légende.

La fille du roi de Hatra serait tombée secrètement amoureuse du conquérant sassanide (je ne sais pas si ces historiens arabes mentionnent les noms de Shapur et de Sanatruq, mais la jeune princesse se prénomme d'après eux Nazira). Par amour et contre la promesse d'être épousée, elle livre la ville à son amoureux (motif universel : je pense pour ma part à Tarpéia, livrant la citadelle de Rome aux Sabins par amour pour leur roi Titus Tatius). Le conquérant sassanide tient sa promesse, mais voici que lors de la nuit de noces, Nazira se met à saigner dans le dos, sa peau s'étant malencontreusement frottée à une feuille de myrte qui se trouvait je ne sais comment dans les draps. Qu'est-ce qui avait bien pu lui donner une peau aussi sensible? C'est que, comme aurait dit notre ami Andersen, c'était « une vraie princesse ». Mais vous vous êtes sans doute toujours demandé comme moi ce qu'Andersen voulait dire par « une vraie princesse ». La princesse Nazira nous fournit la réponse : son père la traitait avec tant de soin qu'il ne la nourrissait que de moelle, de jaune d’œuf, de crème, de miel et de vin, et c'est cela qui lui avait donné la peau si sensible! Son époux, en la voyant saigner, prit conscience de la sensibilité de sa peau, donc des soins que lui avait apportés son père, donc de l'ampleur de sa trahison envers ce dernier, et de dégoût il s'empressa de la tuer! Vous me direz qu'il était aussi coupable qu'elle. Eh oui, mais de toute façon c'est toujours de la faute de la femme (cf. « Le péché de la schtroumpfette » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/08/le-pch-de-la-schtroumpfette.html) et le sang de la femme est toujours impur (cf. « La clé interdite » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/09/la-cl-interdite.html)!

Quoi qu'il en soit, ce serait peut-être aller un peu vite en besogne, je vous le concède, d'affirmer qu'Andersen s'est inspiré de cette légende de Hatra : c'est ce qu'explique Christine Shojaei Kawan en rappelant d'autres légendes semblables sans doute intermédiaires (dont une catalane) ; mais ce qui est certain, c'est que, directement ou indirectement, notre célèbre petit pois danois est bien apparenté à une feuille de myrte mésopotamienne!


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jeudi 12 mars 2009

Le cerveau d'un lecteur (suite et fin)

Voici comme promis quelques grandes lignes des découvertes qui m'ont le plus fascinée dans Les neurones de la lecture de Stanislas Dehaene.

  • « Comment lisons-nous? » est la première question que se pose l'auteur. Nous découvrons petit à petit une zone du cerveau spécifiquement vouée à la reconnaissance de la forme visuelle des lettres (et active ausssi bien dans le cerveau d'un lecteur français que chinois ou de toute autre langue et écriture du monde), située entre la zone de reconnaissance des objets et la zone de reconnaissance des visages.
  • D'où une nouvelle question: l'écriture n'a été inventée qu'il y a cinq mille ans, une goutte d'eau par rapport aux dernières étapes de l'évolution de l'espèce humaine. Nos ancêtres préhistoriques avaient donc le même cerveau que nous alors qu'ils n'avaient pas encore inventé l'écriture. Or nous venons de découvrir une zone vouée à la lecture dans notre cerveau! Comment ce paradoxe est-il possible?
  • La réponse finit par nous arriver des singes, chez qui cette fameuse zone du cerveau s'active à la vue de certaines formes géométriques élémentaires (des ronds, des lignes parallèles ou perpendiculaires, etc.) qui dans la nature nous permettent de repérer et d'identifier facilement les objets, les animaux, les plantes, etc., dans lesquels on retrouve ces formes géométriques élémentaires.
  • D'où une nouvelle question : comment avons-nous tiré parti de cette zone particulière de notre cerveau pour inventer l'écriture?
  • La réponse est inattendue et montre bien que le grand génie de l'humanité n'est malgré tout qu'un esprit animal tentant péniblement de s'adapter! En effet, c'est l'inverse qui s'est produit : c'est l'écriture qui s'est adaptée à notre cerveau, se rapprochant de plus en plus d'un système que celui-ci pourrait traiter rapidement, d'abord par la simplification du tracé des idéogrammes, dans toutes les cultures où l'écriture est née, puis par l'invention d'un système phonétique, syllabaire d'abord puis alphabétique. Quand nous apprenons l'histoire de l'écriture, ils nous semble évident que celle-ci a évolué vers des solutions de plus en plus simples. Or Stanislas Dehaene nous démontre que la solution de l'alphabet n'est pas forcément plus « simple »: elle est seulement plus adaptée à notre cerveau d'homo sapiens!
  • Stanislas Dehaene montre enfin que ce qui s'est passé pour la lecture est valable pour bien d'autres activités humaines et il appelle cela le « recyclage neuronal ». En gros, le recyclage neuronal consiste à tirer parti d'une zone du cerveau dédiée à une certaine fonction et à la détourner pour lui assigner une autre fonction proche. A l'échelle individuelle, cela permet parfois à certaines personnes ayant subi certaines lésions du cerveau (malheureusement, tout n'est pas possible) d'utiliser une autre zone du cerveau pour la fonction que pratiquait la zone lésée : cela fonctionne moins bien et moins vite, c'est du bricolage au sens propre, mais cela marche parfois. A l'échelle collective, cette possibilité de recyclage neuronal est probablement à l'origine de toutes les grandes inventions culturelles de l'humanité, comme l'art ou la religion!
  • Je terminerai par un détail un peu en marge des grandes lignes de l' « enquête policière » du livre, mais auquel Stanislas Dehaene consacre tout de même un chapitre entier : c'est la question de la symétrie. Cela va rassurer les jeunes parents qui sont parfois un peu estomaqués de voir les petits enfants écrire des lettres, voire leur prénom entier indifféremment à l'endroit ou à l'envers (selon une symétrie gauche/droite, « en miroir »). Pour ma part, je ne m'inquiétais pas quand je voyais ma fille faire ainsi, car je savais que c'était normal ; mais j'en ignorais la raison. L'explication de Stanislas Dehaene est sidérante, et même assez amusante! En réalité, quand nos enfants agissent ainsi, ils ne souffrent pas d'un déficit ; au contraire, ils bénéficient d'un avantage de l'évolution, qui a permis à l'homo sapiens que nous sommes de prendre la poudre d'escampette à la vue d'un tigre vu sous son profil droit, même si nous ne l'avions jusque là vu que sous son profil gauche! Ce qui fait que quand nous apprenons à nos enfants à écrire à l'endroit, en fait, nous leur « désapprenons » un acquis de l'évolution!

Conclusion: Certainement qu'après avoir lu cet article, vous avez trouvé cela passionnant, mais parfois un peu confus et qu'une quantité de questions et d'objections ont surgi en votre esprit. C'est normal. Ce n'est pas pour rien que Stanislas Dehaene a consacré un livre entier au sujet, que je ne saurais résumer en un article. Je vous conseille de vous précipiter dans la première librairie venue et d'y acheter Les neurones de la lecture de Stanislas Dehaene, chez Odile Jacob (2007).
Bonne lecture!


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lundi 9 mars 2009

Le cerveau d'un lecteur

Je sors d'une lecture qui m'a bouleversée. Habituellement, on dit plus cela d'une œuvre de fiction que d'un ouvrage documentaire, et pourtant le mot « bouleverser » ne me semble pas exagéré puisque je crois que je n'ai jamais appris autant de choses dans un livre, et des choses fondamentales : le fonctionnement de la lecture, l'invention de l'écriture, et même plus largement le fonctionnement du cerveau humain et la naissance de la culture. Quel est donc ce livre extraordinaire? Les neurones de la lecture de Stanislas Dehaene, chez Odile Jacob (2007), lui aussi un cadeau de Noël (comme l'Orient ancien, dont je vous parlais la dernière fois), mais de l'année dernière et que j'avais tardé à lire.

Ce qui est passionnant dans ce livre, c'est qu'il unit de façon étroite et même indissociable la science et la culture ; ce lien n'est certes pas nouveau pour une professeure de lettres mariée à un biologiste, mais j'ai découvert là des horizons beaucoup plus vastes que nos conversations quotidiennes.

Une autre grande qualité de ce livre, ou plutôt de son auteur, est son talent pour la vulgarisation: une vulgarisation qui nous tire vers le haut en nous expliquant avec minutie toutes les expériences (et même le fonctionnement des outils expérimentaux, comme les IRM), mais toujours avec une clarté et une limpidité qui rend ces explications accessibles à la béotienne que je suis en neurobiologie.

Dernière grande qualité : ce livre est bien écrit et bien construit, parfois comme une intrigue policière. Stanislas Dehaene pose une question, il émet une hypothèse pour résoudre cette question, il raconte une expérience qui semble étayer cette hypothèse, mais il montre ensuite qu'il reste encore un problème ou que cette expérience soulève un nouveau problème, il va donc falloir explorer de nouvelles pistes, faire appel à de nouvelles expériences..., et on se jette fébrilement sur le chapitre suivant!

Dans le prochain article, je vous exposerai quelques uns des points qui m'ont le plus intéressée dans ce livre.


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