lundi 30 novembre 2009

Du fenouil au téléthon

Voici, pour une fois, un article qui s'inscrit bien dans l'actualité. Dans quelques jours en effet commence le Téléthon. Mais que signifie vraiment ce mot?

Mes plus anciens lecteurs se souviennent sans doute que mes deux tout premiers articles étaient consacrés à des « monstres étymologiques » (« métrophérique » et « homophobie »). Eh bien, voici un nouveau monstre étymologique.

Le préfixe « télé- » signifie « de loin » : c'est celui de « téléphone », « télévision », et de très nombreux autres mots. Mais « -thon »? Rien à voir avec le « thon » qui vient bien du grec, mais « thunnos ». Je pense que les inventeurs de ce néologisme ont repris la finale de « marathon », puisque le téléthon consiste à faire une sorte de marathon de loin. Certes, mais dans le mot « marathon », « -thon » n'est pas un suffixe : il fait intégralement partie de la racine.

Mais au fait, d'où vient ce mot? De la bataille de Marathon, bien sûr. Je vous rappelle brièvement les faits. En 490 av. JC, les Athéniens sont vainqueurs des Perses dans la plaine de Marathon. Comme le téléphone n'existait pas, un messager est envoyé transmettre le plus vite possible la nouvelle de la victoire à Athènes, situé à 42 km de Marathon. Le brave homme court de toute la vitesse de ses jambes, arrive à Athènes, annonce la nouvelle, puis s'écroule, mort.
Lors des premiers jeux olympiques de l'ère moderne, en 1896, on a appelé de ce nom une course de 42 km, en mémoire de ce courageux messager.

Mais d'où venait ce nom propre de « Marathon »? Eh bien, un « marathôn » (« o » long) en grec, c'est tout simplement un « champ de fenouil », de « marathon » (« o » court) qui signifie « fenouil ».

Si l'on devait donc traduire strictement « téléthon », ce serait un « -nouil de loin »!

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vendredi 13 novembre 2009

Zola et Nougaro corrompraient la jeunesse?

J'ai lu récemment dans Le Canard enchaîné (qui l'avait lu dans Le Figaro) l'information suivante : le 15 septembre dernier, la crèche Émile Zola de Carpentras a été débaptisée (pour être rebaptisée « Les petits berlingots »), au motif que le nom de Zola démoraliserait le personnel, les parents et même les bébés, ou du moins évoquerait une idée de misérabilisme, d'enfants malheureux, qui ne cadre pas avec l'image de bonheur enfantin que veut donner la crèche.

Je trouve cette information particulièrement choquante : ne s'attacher qu'à l'atmosphère générale de ses romans, l'assimiler à ses pires personnages, témoigne d'une incompréhension totale de l'artiste. Pour moi, le nom de Zola évoque un des plus grands écrivains français, mais aussi un homme cultivé, proche des peintres modernes de son époque, et encore un homme engagé défendant des valeurs humanistes, qui fit basculer l'affaire Dreyfus.

En tout cas, si l'on va par là, il faudrait débaptiser bien des crèches et des établissements scolaires, qui portent parfois simplement le nom de la rue où ils sont situés.Tiens! La crèche qu'a fréquenté ma fille, « Nogent – De Gaulle ». Bien que De Gaulle fût un homme admirable par certains côtés, je trouve les valeurs de Zola plus humanistes que les siennes et plus édifiantes pour la jeunesse! Et même « Nogent », qui n'est que le nom de la ville, n'est pas si neutre : il évoque heureusement les guinguettes des bords de Marne et « le petit vin blanc qu'on boit sous les tonnelles », mais non loin de chez nous, à Drancy, appellerait-on une crèche du nom de la ville?

Cette anecdote pitoyable m'en rappelle une autre.
Dans mon ancien collège, on était accueilli depuis plus de vingt ans au standard téléphonique par la voix chaude de Claude Nougaro chantant « Armstrong je ne suis pas noir, je suis blanc de peau... », ce qui changeait du passage des Quatre Saisons de Vivaldi, toujours identique, que l'on entend au standard téléphonique de la plupart des collèges! Or, l'année dernière, on a supprimé Nougaro, sous prétexte que c'était très gênant, voire blessant, pour des parents d'élèves noirs, d'être accueillis par ces paroles! On sous-entendait donc que les paroles de Nougaro pouvaient être interprétées comme racistes. Là encore, il y a de quoi être choqué, car ces paroles introduisent une chanson qui est au contraire un manifeste anti-raciste et un hommage d'un artiste blanc à un artiste noir, Louis Armstrong..

Ces deux anecdotes reflètent selon moi quelque chose de bien plus inquiétant. Les responsables ont cédé aux pressions des parents ou d'autres personnes ignorantes qui pensaient que Zola était un père alcoolique ou un enfant battu comme ses personnages et que Nougaro était un raciste fier d'être blanc de peau. Or en cédant à ces pressions et en écartant Émile et Claude, on a donné raison à ces gens. Bien sûr que tout le monde n'est pas censé connaître l'œuvre de Zola et de Nougaro, mais pourquoi ne pas l'expliquer?
On préférerait donc, dans notre pays, donner raison aux ignorants plutôt que de les éduquer?

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mardi 3 novembre 2009

Les aventures de douze compagnons

Vous vous souvenez de mon article déjà ancien sur les jours de la semaine (cf. http://cheminsantiques.blogspot.com/2007/03/il-tait-une-fois-sept-dieux-qui-se.html). Je concluais sur le symbole très fort que constitue l'origine de ces noms puisque qu'ils ont à la fois une origine gréco-romaine et une origine judéo-chrétienne, comme notre culture européenne...
On retrouve un semblable mélange dans les noms des douze figures des jeux de cartes français.

Je vous les rappelle pour mémoire :
Dans l'ordre « cœur, carreau, pique, trèfle » :
  • Rois : Charles, César, David, Alexandre
  • Dames : Judith, Rachel, Pallas, Argine
  • Valets : Lahire, Hector, Ogier, Lancelot

Note : Les valets ne sont pas des valets de pied! Au Moyen Age, on nommait ainsi un jeune homme, qui n'était pas encore fait chevalier.

Je pensais vous régaler d'un petit historique sur les origines de ces noms, mais j'ai trouvé de nombreux sites et blogs qui en parlent. Les plus complets sont:
et

Vous y apprendrez notamment que ces noms cachent des « clés » pour des personnages de l'entourage de Charles VII au XVe s. (par exemple, Pallas, c'est-à-dire Pallas Athéna, la déesse grecque de la sagesse et de la guerre, représenterait Jeanne d'Arc).

N'étant pas une passionnée du XVe s. français, cette lecture m'intéresse beaucoup moins que la lecture littérale de ces noms, qui fait apparaître trois personnages de la Grèce antique (Pallas, Hector et Alexandre), un personnage de la Rome antique (César) et l'anagramme d'un mot latin (« Argine », anagramme de « Regina » = « reine »), trois personnages du monde biblique (David, Judith et Rachel), et quatre personnages du monde chrétien du Moyen Age au XVe s. (Lancelot, Charles, Lahire et Ogier). Et pour accentuer encore le mélange, dans chaque catégorie, on trouve à la fois des personnages imaginaires et des personnages historiques.
Ce mélange ne serait sans doute pas étranger à la mode médiévale des catalogues : bestiaires ou catalogues de nobles personnages, hommes ou femmes ; et plus particulièrement à un motif que j'ai découvert ici :
le motif des neuf preux. Les auteurs s'amusaient à regrouper trois preux du monde païen, trois du monde biblique et trois du monde chrétien. Or, les trois héros païens sont Hector, Alexandre et César ; parmi les trois héros bibliques on trouve David et parmi les chrétiens Charlemagne (et aussi le roi Arthur, qui est bien proche de Lancelot). Des listes de neuf preuses circulaient aussi, et on y retrouve Judith.
Notons d'ailleurs qu'on retrouve aussi dans les preuses païennes ma chère Sémiramis.
Mais revenons aux cartes. On aurait pu avoir, en s'inspirant de ce modèle des neuf preux, des regroupements par couleurs. Par exemple, les personnages grecs en cœur, les bibliques en carreau, les romains en pique et les chrétiens médiévaux en trèfle. Or rien de tout cela ; au contraire, il n'y a pas deux personnages issus d'une même culture dans chaque couleur!

Encore une fois, le pourquoi de la question ne m'intéresse guère ici. Je trouve seulement que ce mélange fabuleux est une formidable incitation à l'imagination. Je me plais ainsi à imaginer David et Alexandre concourant pour l'exploit le plus glorieux, abattre Goliath à la fronde ou trancher le nœud gordien ; Judith et Pallas papotant, tenant en main, l'une la tête d'Holopherne, l'autre celle de la Gorgone Méduse ; ou encore Lancelot amoureux fou de Rachel, au lieu de Guenièvre...


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vendredi 2 octobre 2009

Voyage dans l'Asie Mineure imaginaire

Me revoilà encore entre Grèce et Mésopotamie (cf. http://cheminsantiques.blogspot.com/2009/02/entre-grece-et-mesopotamie.html) avec deux pays situés en Asie Mineure (l'actuelle Turquie (à propos, vous savez que dans l'Antiquité, il n'y avait pas de Turcs en Turquie, ils ne sont arrivés que vers le XIIe s.)) : la Phrygie et la Lydie.

Ce qui rend ces deux pays intéressants pour moi, c'est qu'ils sont très connus à la fois par des sources grecques et par des sources assyriennes ; ces pays, et surtout leurs souverains vedettes : Midas de Phrygie (« Mita » chez les Assyriens) et Gygès de Lydie (« Guggu » chez les Assyriens).
Les données historiques des tablettes assyriennes et des historiens grecs (ou plutôt d'un historien, Hérodote) se recoupent, ce qui est passionnant à étudier, mais qui serait un peu trop long et complexe pour un article de blog.
Sachez simplement, pour vous situer dans le temps, que Midas a régné en Phrygie de 738 à 695 av. JC et que Gygès a régné en Lydie de 687 à 652.

Mais parallèlement aux données historiques, ces deux rois ont donné naissance chez les Grecs à plusieurs légendes qui peuplent encore notre imaginaire.

Petit inventaire :

Midas et la Phrygie
  • Le père de Midas, Gordion, est le fondateur du royaume de Phrygie. Selon la légende, il aurait noué le timon d'un char par un noeud impossible à dénouer, sauf pour celui qui deviendrait le maître de l'Asie. Alexandre le Grand, au IVe s. av. JC, régla le problème en le tranchant. C'est pourquoi on dit encore aujourd'hui « trancher le noeud gordien » quand on résout un problème insoluble d'une manière brutale et inattendue, mais efficace.
  • Midas, en récompense d'un service rendu à Dionysos, aurait acquis de celui-ci le don de transformer en or tout ce qu'il touchait. Finalement désappointé quand il se rendit compte que cela posait problème pour boire, manger et embrasser ses enfants, il obtint que le charme soit levé et dut pour cela se baigner dans le fleuve qui porte encore aujourd'hui le nom de Pactole. Ce fleuve charriait réellement des paillettes d'or, d'où cette légende ; mais il nous est resté en français le mot « pactole ».
  • Midas, en punition d'une insulte faite à Apollon (il avait eu le mauvais goût de lui préférer la musique d'un autre, lors d'un concours!), aurait acquis de celui-ci une paire d'oreilles d'âne. Son coiffeur, seul au courant, confia tout de même l'infamant secret à la terre, sur laquelle poussèrent des roseaux qui répétèrent au vent « Le roi Midas a des oreilles d'âne ».
  • De là à y voir l'origine du bonnet phrygien... Je n'en avais jamais entendu parler, mais l'explication suivante me semble séduisante : « Il se peut que la coiffure des souverains de Phrygie ait été une sorte de mitre faite de la peau du crâne d’un âne à laquelle adhéraient encore les oreilles. Les Grecs auraient inventé l’histoire de Midas et l’auraient enjolivée a posteriori pour expliquer cette coutume insolite. Ce bonnet devint plus tard le symbole des esclaves affranchis, c’est la raison pour laquelle les révolutionnaires français le reprirent comme emblème et qu’il devint l’un des symboles de la République Française. » (trouvé sur le site « Clio la Muse » : http://www.cliolamuse.com/spip.php?article273). Nous voyons en effet tous les jours ce bonnet phrygien sur la tête de Marianne, sur les timbres français et sur certaines pièces d'euros françaises (autrefois sur les francs). C'est aussi le bonnet qui coiffe la tête des schtroumpfs! Quant au bonnet d'âne des écoliers, je ne sais s'il faut remonter à Midas pour l'expliquer...
  • Évidemment, Midas nous évoque aussi une célèbre entreprise de remplacement de pots d'échappement. Difficile de voir le lien avec notre roi, à moins que Midas se purifiant dans le Pactole soit vu comme une métaphore de l'action purificatrice du pot d'échappement! Cependant leur logo renvoie clairement à lui, avec la petite couronne royale en guise de point sur le i, et l'aspect doré du fond du logo.

Gygès et la Lydie
  • L'histoire de la prise de pouvoir de Gygès sur l'ancien roi Candaule telle que la raconte Hérodote est un de mes passages préférés de la littérature : deux hommes et une femme, orgueil, confiance, honte, honneur, vengeance, et implicitement amour, désir, ambition, bref tous les ingrédients pour faire une superbe tragédie. Quel dommage que Racine ne s'y soit pas attelé! Pour lire ce texte : Livre I, chapitres VIII, IX (http://mercure.fltr.ucl.ac.be/HODOI/concordances/Herodote_HistoiresI/lecture/1.htm) puis X, XI, XII (http://mercure.fltr.ucl.ac.be/HODOI/concordances/Herodote_HistoiresI/lecture/2.htm)
  • Les Grecs préféraient toutefois une version de la légende moins portée sur les sentiments et le tragique, et plus merveilleuse, dans laquelle Gygès n'est qu'un berger et prend le pouvoir sur le roi Candaule simplement grâce à un anneau magique qui rend invisible. Platon a notamment repris cette légende pour en faire une réflexion sur la conscience (en gros : saurions-nous nous retenir de faire le mal si nous avions la possibilité d'être invisible?). On retrouve d'ailleurs ce motif de l'anneau qui rend invisible dans de nombreuses légendes du monde entier, une de ses apparitions les plus récentes étant au XXe s., dans Le Seigneur des Anneaux de Tolkien.
  • L'un des successeurs de Gygès, Crésus, qui régna de 560 à 546, et dont l'histoire est étroitement liée à celle des Grecs et à celle des Perses, était, comme Midas, réputé pour sa richesse et a laissé son nom dans la légende, avec l'expression « riche comme Crésus ».

Bref, la prochaine fois que vous tomberez en panne de pot d'échappement, il faudra bien trancher le noeud gordien et aller chez Midas. Peut-être mériteriez-vous un bonnet d'âne pour avoir mal entretenu votre voiture, mais il va bien falloir entamer votre pactole, même si vous n'êtes pas un Crésus, et lâcher quelques pièces au bonnet phrygien. Ah! Si vous aviez eu un anneau d'invisibilité, vous auriez filé avec le pot sans payer! Mais ce n'est pas tous les jours, qu'on fait un voyage dans l'Asie Mineure imaginaire...!

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mardi 22 septembre 2009

Renvoyons l'interprète

Je terminais l'article précédent par ces mots « Encore une fois, ça sert de connaître le latin. »
Or, j'ai été plongée avec passion d'avril à juillet dernier dans les Mémoires du duc de Saint-Simon (fin XVIIe s., début XVIIIe s.), et le brave homme nous fournit un nouvel exemple de cette utilité de la connaissance du latin. Certes, cela se passe au XVIIe s., et pas dans notre moderne XXIe s., mais à cette époque, cela faisait déjà plus de mille ans que le latin n'était plus la langue maternelle de personne, et l'anecdote est vraiment savoureuse telle que la raconte Saint-Simon.

En ambassade en Espagne, il rencontre l'archevêque de Tolède:
« Nous nous visitâmes en cérémonie; bientôt après nous nous vîmes plus librement et nous nous plûmes réciproquement. Un de ses aumôniers nous servait d'interprète. Étant un jour chez lui, il me demanda s'il n'y aurait pas moyen de nous parler latin, pour parler plus librement et nous passer d'interprète. Je lui répondis que je l'entendais passablement, mais qu'il y avait longues années que je ne m'étais avisé de le parler. Il me témoigna tant d'envie de l'essai, que je lui dis que le plaisir de l'entretenir plus librement me ferait passer sur la honte du mauvais latin et de tous les solécismes. Nous renvoyâmes l'interprète, et depuis nous nous vîmes toujours seuls et parlions latin. »


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lundi 14 septembre 2009

Le latin n'est pas mort à l'hôpital

Ayant eu récemment à fréquenter une maternité, j'ai découvert avec surprise, sur le petit papier où est inscrit le menu accompagnant le repas servi dans les chambres, une colonne vide intitulée «INGESTA». C'est un mot latin, un pluriel neutre se traduisant à peu près par « les choses qui ont été ingérées (consommées) ». J'imagine que les infirmières ont mission de regarder ce qui reste dans les assiettes et de cocher ou pas dans cette colonne.

Deuxième épisode. Après la maternité, c'est le service de néo-natologie du même hôpital que j'ai fréquenté, et c'est avec une plus grande surprise encore que j'y ai découvert, non plus seulement un mot, mais une expression de deux mots, sur l'étiquette collée sur un biberon : « PER OS ». Cette expression latine signifie tout simplement « par la bouche », précision nécessaire dans ce service où les prématurés sont d'abord nourris par sonde gastrique. J'ai alors regretté de n'avoir pas regardé quelques semaines plus tôt sur l'étiquette de la seringue reliée à la sonde s'il y avait écrit « PER GASTER » (« par l'estomac »)!

Je savais que le latin et la médecine avaient vécu une grande histoire d'amour, tout le monde se souvient du « Clysterium donare, Postea seignare, Ensuita purgare. » du Malade imaginaire de Molière, mais je pensais qu'en notre XXIe s., le divorce était consommé. Au delà de ma satisfaction pour mon amie la langue latine, ces deux anecdotes m'ont donné le sentiment de comprendre une partie du code secret employé par le personnel médical, ce qui n'a pas été sans me procurer une petite jouissance! Encore une fois, ça sert de connaître le latin, et pas toujours où on le penserait!


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lundi 7 septembre 2009

Homme-poisson ou petit homme vert?

Dans l'article précédent, j'ai évoqué les deux grandes langues de la Mésopotamie antique, le sumérien et l'akkadien. Le sumérien est la langue la plus ancienne de ce pays. Il n'est plus parlé couramment à partir de 2000 av. JC environ, mais il va rester une langue de culture connue et pratiquée par les érudits jusqu'aux derniers siècles avant notre ère (exactement comme le latin classique dans l'Europe du Moyen Age et des Temps Modernes jusqu'au XIXe s.).
Or, il se trouve que le sumérien n'appartient pas à la grande famille des langues sémitiques, qui regroupe pourtant toutes les autres langues de la Mésopotamie et du Croissant Fertile en général ; pas non plus à la famille des langues indo-européennes, qui regroupe de nombreuses langues à la fois à l'ouest (ex: grec) et à l'est (ex: persan) de la Mésopotamie ; ni finalement à aucune famille de langues connue. De là à imaginer que les Sumériens viendraient « d'ailleurs », il n'y a qu'un pas!
Mon cher Bérose (cf. http://cheminsantiques.blogspot.com/2007/11/brose-et-callisthne-des-passeurs-de.html) raconte qu'avant le Déluge, Oannès, un sage mi-homme mi-poisson serait sorti du Golfe Persique pour civiliser les hommes. Cette légende se retrouve effectivement sur des tablettes sumériennes, où ce sage est nommé Adapa (son nom complet étant « U.AN.ADAPA », d'où le « Oannès » de la version grecque de Bérose). Il ne faut sans doute pas chercher loin l'origine de cette légende. Dans l'Antiquité, le Golfe Persique était encore peuplé de dugongs, ces mammifères marins à l'aspect presque humain. Et de toute façon, les légendes du monde entier mettent en scène des êtres hybrides, sans qu'il soit forcément nécessaire d'y chercher une origine réelle.
Mais je me souviens avoir lu des théories de savants du XIXe s. (j'ai malheureusement oublié lesquels) qui s'appuyaient sur cette légende pour affirmer que les Sumériens seraient un peuple venu d'ailleurs (au choix : la Chine, l'Inde, voire l'Atlantide) qui aurait débarqué par bateaux du Golfe Persique, d'où la légende d'un homme-poisson civilisateur.
Et certains sont allés plus loin encore. Un ami, féru de sciences occultes, m'avait expliqué très sérieusement (et ce n'était pas une élucubration personnelle de sa part : il me rapportait des théories qu'il avait lues) que c'étaient des extra-terrestres qui avaient débarqué en Mésopotamie vers 3300 av. JC et qui avaient enseigné aux hommes l'écriture, la roue, et toutes ces connaissances fabuleuses qui ont émergé à cette époque!
Plus sérieusement, je crois qu'il y a là un débat de fond. Cet ami n'imaginait évidemment pas des petits hommes verts débarquant d'une soucoupe volante, mais des extra-terrestres discrets, fondus dans la population humaine. D'après lui, cette explication permettait de comprendre ces fascinants moments de l'histoire où la civilisation humaine a fait un bond qualitatif, lors des découvertes du feu, de l'écriture, de l'imprimerie, etc. Or, d'après moi, devoir recourir à une intervention extérieure, que ce soit celle d'un dieu ou d'un extra-terrestre, pour expliquer ces progrès de la civilisation, c'est faire singulièrement peu confiance à l'être humain. Je reste intimement persuadée que l'être humain est capable de progresser tout seul. Les récentes recherches sur le cerveau humain vont d'ailleurs dans ce sens, comme je l'ai découvert dans le livre Les neurones de la lecture dont je vous parlais naguère (cf.http://cheminsantiques.blogspot.com/2009/03/le-cerveau-dun-lecteur-suite-et-fin.html). Le fonctionnement d'un cerveau humain bien fait suffit à expliquer toutes les « illuminations » et les « idées de génie » de l'Humanité, y compris les inventions bizarres comme la religion et l'art.

PS: Par curiosité, après avoir écrit cet article, je me suis amusée à taper "sumériens" et "extraterrestres" sur un moteur de recherche. Je ne m'attendais pas à trouver autant de références et des textes si documentés! Je dois même dire que j'ai été un peu troublée... Allez y jeter un coup d’œil et vous me direz ce que vous en pensez... Toutefois, je reste sur mon idée : les progrès de l'Humanité, même soudains, n'ont pas besoin qu'on les explique par une intervention extérieure.


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lundi 31 août 2009

Ils sont fous, ces Chaldéens

Vous vous souvenez que j'avais énuméré sur ce blog, il y a juste un an les différents sens de l'adjectif « chaldéen » (cf. « Qui sont les Chaldéens? » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/05/qui-sont-les-chaldens.html ). J'en avais recensé sept. Il semble qu'il faille encore en ajouter un, même si le terme exact dont je veux vous parler aujourd'hui n'est pas « chaldéen », mais « chaldaïque ». Ce dernier sens serait un sens linguistique.

En effet, dans un dictionnaire des prénoms feuilleté récemment (L'âme des prénoms, de Jacques et Chantal Baryosher, 1997), j'ai été frappée de voir souvent la mention de l'origine ou de la racine « chaldaïque » d'un prénom.

En cherchant un peu, j'ai trouvé que les savants de la Renaissance au début du XIXe s. évoquaient en effet parfois une langue « chaldaïque » ou « chaldéenne ». Renseignements pris, il semble qu'ils désignaient ainsi l'araméen. Évidemment, à partir du XIXe s., avec les découvertes archéologiques et le déchiffrement de l'écriture cunéiforme et des différentes langues notées par cette écriture, les noms des langues ont complètement changé et on ne parle plus de « chaldéen » en Mésopotamie, mais de sumérien et d'akkadien.

Mais les auteurs du livre cité plus haut considèrent apparemment le chaldaïque comme une grande famille de langues ; or, je ne l'ai jamais vu figurer sur les tableaux habituels montrant les grandes familles de langues et leurs ramifications. En fait, je crois qu'ils appellent « chaldaïque » ce que les linguistes appellent habituellement « sémitique », c'est-à-dire une grande famille dont sont issus notamment l'arabe, l'hébreu, mais aussi des langues qui ne sont plus parlées aujourd'hui, comme l'araméen dont il était question tout à l'heure ou encore l'akkadien, la langue principale de la Mésopotamie (le sumérien, plus ancien, n'est pas une langue sémitique), qu'on appelle aussi parfois « assyro-babylonien », mais jamais « chaldéen » ni « chaldaïque ».

Là où les auteurs de ce dictionnaire m'épatent vraiment, c'est qu'ils parlent également de racines « celto-chaldaïques ». Or, vu que le chaldaïque, soit désigne la famille des langues sémitiques, soit est une langue sémitique particulière, et que le celte appartient à la famille des langues indo-européennes, je ne vois vraiment pas par quel tour de force un mot ou sa racine pourrait être « celto-chaldaïque »!


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jeudi 21 mai 2009

Le rossignol latinophone

Vous connaissez tous la célèbre chanson « J'ai descendu dans mon jardin ». N'avez-vous jamais été intrigués par ces vers :
« Un rossignol vint sur ma main.
Il me dit trois mots en latin. »?

Déjà, qu'un rossignol sache parler, cela peut surprendre..., et de surcroît en latin! Mais pourquoi pas, après tout! Tiens, ça pourrait faire un argument, pour les élèves de 6e qui ont du mal à se décider : « Faites du latin : des fois qu'un rossignol vous adresse la parole en cette langue, ce serait bête de ne pas comprendre ce qu'il dit! »


Trêve de plaisanteries! Ce qui m'intrigue surtout, moi, c'est comment il a fait pour dire tout cela en latin, et qu'est-ce qu'il a dit exactement.
Reprenons la chanson :
« Il me dit trois mots en latin :
que les hommes ne valent rien ;
et les garçons encore bien moins.
Des dames il ne me dit rien.
Mais des demoiselles beaucoup de bien. »

On peut transposer les deux premiers vers au discours direct. Le rossignol aurait dit : « Les hommes ne valent rien et les garçons encore bien moins ». Je vous propose comme traduction : « Viri nulla re constant, pueri multo minus. » ou bien « Viri nihil sunt, pueri multo minus », ou encore plus condensé « Viri nequam sunt, pueri nequiores. »
Le vers concernant les dames (« matronae ») ne correspond pas à une parole du rossignol, puisqu'il n'en a rien dit.
Reste les demoiselles (« puellae »). Là, il est plus difficile de transposer au discours direct, car le texte de la chanson n'est pas au discours indirect, mais à ce qu'on appelle en bonne technique un discours narrativisé (c'est-à-dire qu'on sait de quoi a parlé un personnage, mais on n'a pas ses paroles mot pour mot, comme dans « Il m'a raconté sa vie. »). Il ne nous reste donc qu'à imaginer ce qu'a bien pu dire exactement le rossignol...
Cette chanson datant du XVIIe s., l'idée m'est venue de chercher l'inspiration dans la célèbre Carte du Tendre de Madeleine de Scudéry (Clélie, 1654). En prenant les noms de villages qui se rapprochent le plus des trois villages de Tendre, on trouve « Tendresse », « Confiante amitié », « Bonté », « Respect », « Sensibilité », « Exactitude », « Générosité », et je m'arrête là, mais je pourrais continuer encore un peu. J'imagine donc que le rossignol a pu dire : « Les demoiselles sont tendres, dignes de confiance, bonnes, respectueuses, sensibles, exactes et généreuses. », ce qui pourrait donner en latin : « Puellae tenerae, fide dignae, bonae, reverentes, misericordes, diligentes liberalesque sunt. »


Mais tout cela ne fait pas trois mots! Il est vrai que le latin est une langue beaucoup plus condensée que le français, mais on ne peut pas exprimer toutes les paroles du rossignol (surtout « beaucoup de choses » dites sur les demoiselles) en trois mots! J'ai deux hypothèses.
Soit il faut prendre « mot » dans le sens de « expression », « parole frappante ou maxime » (comme on parle des « bons mots » des hommes célèbres ou des « mots d'enfants »). En ce cas, il y a bien trois « mots » concernant chacune des trois catégories : « hommes », « garçons » et « demoiselles ».
Soit les « trois mots » ne concernent que le premier vers, celui sur les hommes. En ce cas, en effet, deux des traductions que je vous ai proposées (« Viri nihil sunt » ou « Viri nequam sunt ») tiennent bien en trois mots.


Amis lecteurs, latinistes ou pas, ornithologues ou pas, si vous avez d'autres idées sur les paroles du rossignol et sur leur traduction en latin, n'hésitez pas à laisser un commentaire à cet article! A bientôt!


Note, le lendemain : Eh bien c'est moi qui fait le premier commentaire à moi-même! Quand j'ai écrit cet article, hier, je me suis emmêlée les cordes vocales : j'avais en effet écrit que ces vers se trouvaient dans la chanson « A la claire fontaine ». Il est vrai qu'il y a aussi un rossignol dans cette chanson, mais qui « chante » tout bêtement, au lieu de parler en latin! Le problème est que quand j'ai cherché la date de cette chanson, j'ai cherché celle de « A la claire fontaine », qui date bien du XVIIe s. Mais voilà que « J'ai descendu dans mon jardin » date du XIVe s. (du moins pour les paroles de la fin, qui m'intéressent). Alors, mon idée de Mlle de Scudéry et de sa Carte du Tendre tombe à l'eau (de la fontaine!). Pour trouver des qualités propres aux demoiselles dans la littérature française du XIVe s., il faudrait sans doute chercher du côté de Charles d'Orléans ou de Christine de Pizan. A suivre, peut-être...

Note, 10 ans plus tard (mars 2019) : J'ai enfin suivi mon conseil d'il y a dix ans, et je suis allée voir du côté de Christine de Pizan, sur qui j'ai d'ailleurs écrit un article il y a deux ans (http://cheminsantiques.blogspot.com/2017/01/christine-de-pizan-une-feministe-au.html). J'y parlais de son livre La Cité des Dames. Or dans ce livre et dans le Livre des trois vertus, écrit plus tard, elle met en scène trois vertus qui vont l'aider à dire du bien des femmes. On est en plein dans le sujet. Ces trois vertus sont Raison, Droiture et Justice. Je vous propose donc, pour notre chanson du XIVe siècle : "Les demoiselles sont raisonnables, droites et justes", ce qui pourrait se traduire par "Puellae sanae rectae justaeque sunt".

Donc le couplet complet du rossignol pourrait être :
"Viri nequam sunt
Pueri nequiores
Puellae sanae rectae justaeque sunt"
 

Note, 12 ans plus tard (novembre 2021) :

Je n’en finis décidément pas, avec ce rossignol latinophone !

Je viens en effet de découvrir un fait curieux qui pourrait infléchir le sens de ces « trois mots en latin » où on parle d’hommes, de garçons, de dames et de demoiselles. Il paraît en effet que « parler latin » au XVe ou XVIe siècle pouvait être une métaphore pour l’acte sexuel, comme cette « fille doucette » dans un poème du XVIe siècle que l’on fait « ruer sur couchette et parler latin ». C’est ce qu’explique Jelle Koopmans, éminent professeur de littérature française des XVe et XVIe siècles à l’Université d’Amsterdam, éditeur et commentateur du recueil :

Le Recueil de Florence. 53 farces imprimées à Paris vers 1515, édition critique par Jelle Koopmans, Orléans, Paradigme (« Medievalia » 70), 2011, p. 251-267 (pour la pièce), 267-272 (pour le commentaire).

Ce recueil contient une farce française du XVe siècle intitulée « Femmes qui apprennent à parler latin ». Tout un programme ! La pièce met en scène un professeur originaire de province qui vient à Paris pour apprendre aux femmes parisiennes à parler latin. Guillemette, Barbette, Alison et Marion se révèlent des élèves très motivées, mais la motivation est peut-être ailleurs… Le comique de la pièce repose entièrement sur des significations équivoques, des doubles sens, que ce soit en français (quand on dit du professeur que « son engin pénètre », on parle bien sûr de la communicabilité de son ingéniosité, mais tiens tiens, je crois que vous, lecteur du XXIe siècle, avez pensé à autre chose, la même chose que les spectateurs du XVe siècle !) ou surtout (puisque c’est le sujet de la pièce) en latin.

Si nos élèves des XXe et XXIe siècles adorent conjuguer les verbes latins au futur, avec la terminaison en -bit, les hommes (et les femmes, donc !) du Moyen Âge s’en donnaient à cœur joie avec la conjugaison du parfait et sa terminaison en -vit ; c’était pour la même raison, puisque le mot « vit » désignait ce que désigne aujourd’hui « bite ». Les deux mots n’ont cependant aucun rapport : « vit » vient du latin vectis « barre, levier », sur la même racine que le verbe veho « porter, soulever », tandis que « bite » est un mot d’origine germanique vraisemblablement lié à « bitte (d’amarrage) », d’après le mot scandinave biti « poutre » (source : Dr Orodru, https://twitter.com/hugorodru/status/1443945797813420053)

Nos quatre Parisiennes bien appliquées n’apprennent pas que la langue latine, mais aussi les matières que l’on enseignait dans cette langue à l’Université (réservée aux hommes) : le droit, la médecine, et ce qu’on appelait « arts » (qui correspond à peu près à la philosophie) ; chacune de ces disciplines est exposée de manière à produire des énoncés et des gestes équivoques. Par exemple, à l’occasion de son cours de médecine, le professeur recommande à ses élèves, si elles veulent pratiquer la médecine et « mettre quelqu’un en santé », de prononcer (en joignant, on l’imagine, le geste à la parole) la phrase « O quantum commotus vite ! ». Si « vite », en bon latin médiéval (équivalent de « vitae » en latin classique) pourrait être le mot « vie » au datif ou au génitif, il est évident que le spectateur ou la spectatrice qui ne parle pas latin entend surtout le fameux « vit » dont je parlais plus haut, et aussi l’adjectif « vite », dont les sens ne s’excluent pas, mais s’ajoutent et font penser à tout autre chose accompagnés de « O quantum commotus » (« O combien mis en branle »). Tout cela est confirmé au vers suivant qui recommande à l’apprentie médecine de prendre le pouls du malade au front… ou, selon une autre interprétation, de prendre la chose agitée de pulsations régulières et qui se dresse à l’avant.

Gare, donc, aux conseils en latin du rossignol ! On sait que ces vieilles chansons populaires cachent souvent un sens sexuel derrière des paroles en apparence candides et champêtres… Et celle-ci date du XIVe siècle, soit peu de temps avant l’époque où nos Parisiennes apprendront à parler latin.

 

Nouvelle note, aussi 12 ans plus tard, mais un mois après (décembre 2021) : 

Encore un rebondissement dans cette affaire du rossignol latinophone !

En écoutant une émission sur le sens caché des comptines dites enfantines : https://www.arteradio.com/son/61664900/comptines_cruelles,
je vois que mon intuition sur la signification sexuelle était justifiée, mais pas dans le sens que j'imaginais. Mème si je persiste à penser que "parler latin" puisse signifier ici "avoir une activité sexuelle" (des interprétations contradictoires peuvent coexister), Marie-Claire Bruley (psychologue invitée dans l'émission), évoque plutôt les paroles du rossignol comme des conseils pour éviter au contraire de se livrer à une telle activité, puisque l'oiseau prévient la jeune narratrice contre les hommes et encore plus contre les garçons, et qu'il consacre la supériorité des demoiselles (donc vierges) sur les dames.

Mais le plus intéressant dans son analyse n'est pas tant le rossignol que le coquelicot du refrain. Elle explique que le "coquelicot", dont le nom a pour origine "cocorico", a été nommé ainsi par ressemblance avec la crête du coq, et que ces pétales ou cette crête charnue et rouge sang sont l'image des lèvres d'une vulve teinte de sang menstruel !!!

Je vous jure que je n'invente rien ! Vous pouvez écouter, l'émission ne dure que dix minutes. J'ai écrit cet article en 2009, à une époque où je n'aurais jamais imaginé que je travaillerais un jour sur les menstrues au Moyen Âge, où je ne savais même pas que j'allais m'intéresser à l'histoire médiévale, et voilà que cet article me fait revenir à mon sujet fétiche d'aujourd'hui !

Ce symbolisme de la crête du coq, ne m'a cependant pas étonnée. Je l'avais déjà rencontré avec une petite variante anatomique dans une étonnante histoire du Roman de Renart.
Le texte original en ancien français avec la traduction en français moderne de cette histoire intitulée "Renart, jardinier du roi" se trouve ici : https://roman-de-renart.blogspot.com/2015/10/le-dur-labeur-de-la-terre.html
Il faut ensuite cliquer à chaque fois sur "épisode suivant" pour avancer dans l'histoire. L'histoire se termine avec l'épisode "la barbe du loup".
On y voit Renart qui, se vengeant cruellement d'autres animaux, les écorche et utilise des parties de leur corps pour fabriquer le sexe féminin : la peau du cou du cerf pour le périnée, la fourrure du loup pour les poils pubiens, et la crête du coq pour... le clitoris ("landie" en ancien français) !
 

Note, 13 ans plus tard (juillet 2022) : 

Ce rossignol et ce coquelicot n'en finissent pas de croiser mon chemin. Aujourd'hui, j'ai découvert un article publié en 2012 par Michel Chandeigne sous le titre poétique "Le silence des coquelicots" et que l'on peut lire ici :
Il est consacré à notre chanson, et je pense que l'émission d'Arte Radio dont je parlais plus haut y a puisé sa source.
Michel Chandeigne y retrace l'historique de la chanson, depuis sa première version, "Belle Aelis" au XIIe siècle. Il fait également le rapprochement entre "coquelicot", "coq" et "cocorico", entre la crête rouge du coq et les pétales rouges du coquelicot, et associe ce dernier au sang menstruel ou à celui de la défloration.

Note en février 2023 : 

Cette note n’est pas une note à l’article en soi, mais à une autre note, celle de novembre 2021, où je parlais de la farce « Femmes qui apprennent à parler latin ». Comme je rapportais l’hypothèse selon laquelle « parler latin » pourrait avoir eu à la fin du Moyen Âge et peut-être plus tard une connotation sexuelle, je voulais ajouter ici de nouveaux exemples qui selon moi confortent cette hypothèse. Il s’agit de trois proverbes :

- Poule qui chante, Prêtre qui danse / Et Femme qui parle latin, / N'arrivent jamais à belle fin.

- Femme qui boit du vin, fille qui parle latin, soleil qui se lève trop matin ne viennent jamais à bonne fin.

- Épouse qui boit du vin, femme qui parle latin ont ordinairement mauvaise fin.

Ces proverbes sont cités dans :

Ziolkowski Jan M., « The Obscenities of Old Women : Vetularity and Vernacularity », in Speculum, vol. 82, n° 1, janv. 2007 (1e publication 1998), p. 73-89 (p. 75).


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mardi 12 mai 2009

Les tribulations de la planète Vénus

Dans un de mes premiers articles, il y a plus de deux ans, je vous avais expliqué que si les planètes du système solaire portent des noms de dieux romains, c'est que ces derniers les ont empruntés aux Grecs, lesquels les avaient auparavant empruntés aux Babyloniens (cf. "Il était une fois sept dieux qui se promenaient dans le ciel" : http://cheminsantiques.blogspot.com/2007/03/il-tait-une-fois-sept-dieux-qui-se.html ).
Ce que j'ai découvert depuis, c'est que les Babyloniens ne donnaient pas forcément à la planète le nom du dieu auquel elle était associée, mais qu'elle pouvait avoir un nom propre. Sans revenir sur chaque planète, je m'attarderai aujourd'hui sur celle qui a le plus retenu l'attention des Anciens : Vénus.
Comme je vous l'avais dit, avant que les Romains n'associent cette planète à leur déesse de l'amour Vénus, les Grecs avaient fait de même avec Aphrodite, et avant eux les Babyloniens avec Ishtar. Mais ces derniers, tout en l'associant à Ishtar, appelaient plus souvent cette planète du nom de « Dilbat ».

Or, les Grecs et les Romains donnèrent aussi à cette planète un nom propre, ou plutôt deux noms. Chez les Grecs, « Phôsphoros » ( = « qui apporte la lumière ») ou « Hespéros » ( = « du soir ») et chez les Romains « Lucifer » ( = « qui apporte la lumière ») ou « Vesper » ( = « du soir ») ; en gros « l'étoile du matin » et « l'étoile du soir ». J'ai trouvé là l'explication d'un mystère qui m'avait toujours troublée : pourquoi, même en français, appelle-t-on parfois Vénus « l'étoile du matin », alors que ce n'est pas une étoile mais une planète? Vous me direz, pour le non astronome cette différence n'est pas perceptible. Eh bien si, justement! Il y a non-astronome et non-astronome : évidemment le citadin du XXIe s. que je suis et que vous êtes sans doute est totalement ignare dans ces domaines (petit test : sauriez-vous dire à quel endroit et à quelle heure va apparaître la lune aujourd'hui et quelle sera sa phase? Non? Moi non plus!) ; mais pour les bergers, les paysans, les marins et les nomades du monde entier, ces distinctions sont évidentes. Ils savent tous qu'une planète n'apparaît pas toujours au même endroit de la voûte céleste : ce n'est donc pas à heure fixe qu'elle apparaît à l'horizon et il n'est donc pas logique, me disais-je, d'appeler « étoile du matin » une planète qui peut apparaître à l'horizon aussi bien le matin qu'à tout autre moment d'une journée de 24h.

L'explication est la suivante.
Vénus est l'objet le plus brillant du ciel après le Soleil et la Lune, donc très remarquable pour un observateur attentif. D'autre part, comme elle est sur une orbite plus petite que celle de la Terre, elle semble toujours très proche du Soleil. On ne la voit donc pas dans le cœur de la nuit, puisque le Soleil n'est alors pas visible. En revanche, le matin et le soir, les Grecs et les Romains ne manquèrent pas de repérer une étoile à l'éclat très vif apparaissant à l'aube juste avant le lever du Soleil, qu'ils nommèrent donc « porteuse de lumière » puisqu'elle annonçait l'arrivée du jour, et de même une étoile à l'éclat très vif, apparaissant le soir, qu'il n'identifièrent d'abord pas comme étant le même astre. Les Babyloniens, eux, avaient apparemment fait le rapprochement, puisqu'ils donnèrent le même nom de « Dilbat » à l'étoile du matin et à celle du soir.

Mon histoire n'est pas tout à fait finie. Vous aurez sans doute trouvé que les noms grecs et latins pour « qui apporte la lumière » ne vous étaient pas inconnus.
« Phôsphoros » vous aura rappelé le phosphore, à juste titre puisque c'est un gaz qui émet de la lumière.
Mais « Lucifer » vous a sans doute troublés. Vous croyiez qu'il s'agissait du nom du diable et vous voilà perplexes, n'est-ce pas? Ne vous en faites pas : là aussi, j'ai une explication, qui d'ailleurs – je vous jure que je ne fais pas exprès! – nous ramène encore et toujours aux Babyloniens!

En effet, le seul passage de la Bible où figure le nom de Lucifer est dans l'Ancien Testament, dans le livre d'Isaïe (14, 12) : « Te voilà tombé du ciel, Lucifer, fils de l'Aurore! Tu es abattu à terre, toi qui foulais les nations! ». Ce passage concerne en fait le roi de Babylone, comme il apparaît un peu plus tôt dans le texte : « Alors tu prononceras ce chant sur le roi de Babylone » (14, 4). Quel roi de Babylone? Probablement Nabuchodonosor II, responsable de la destruction du Temple de Jérusalem et de la déportation de sa population à Babylone en 586 av. JC, l'ennemi par excellence du Peuple d'Israël, qui a donné naissance aux légendes du colosse aux pieds d'argile, de la Tour de Babel ou encore de la grande prostituée de Babylone, légendes qui fustigent toutes une ambition démesurée vouée à l'échec (ce que les Grecs appellent en un mot « hybris »). De fait, Nabuchodonosor finira son règne glorieusement, mais ses successeurs se déchireront et finiront anéantis en 539 av. JC par la conquête des Perses qui feront rentrer chez eux les exilés de Jérusalem.
Le nom latin de « Lucifer » n'est naturellement pas dans le texte original hébreu, qui parle de « Helal », c'est-à-dire « astre brillant » (c'est d'ailleurs ainsi que traduisent aujourd'hui les traducteurs de la Bible). Il est probable (je n'ai pas réussi à trouver une confirmation) que ce nom était lui-même une traduction d'un titre akkadien, « Astre brillant, fils de l'Aurore » s'appliquant aux rois de Babylone et qu'Isaïe le reprend là ironiquement. Ce que je ne sais pas non plus (mais qui nous permettrait de boucler la boucle), c'est si cette expression akkadienne s'appliquait aussi à la planète Vénus. En tout cas, c'est saint Jérôme, le premier traducteur de la Bible en latin, qui propose la traduction de « Lucifer », en effet calquée sur le texte hébreu. Il semble qu'ensuite, des commentateurs chrétiens peu au fait de l'histoire ancienne prendront « Lucifer » pour un nom propre et verront dans ce passage, non un roi déchu, mais un ange déchu, qu'ils assimileront à Satan.

Voilà comment la déesse de l'amour est devenue le diable, en passant par une planète et par un roi de Babylone!


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lundi 4 mai 2009

La première écrivaine

La galerie de portraits féminins dressée dans l'un de mes sentiers fleuris commence à s'allonger. Aux côtés des traîtresses, Eve, Pandore, la Schtroumpfette, la femme de Barbe-Bleue ou Nazira, je vous ai fait découvrir les belles figures des écrivaines Sappho, Héloïse ou Sulpicia, d'une mère et d'une musicienne des Mille et une nuits, de la hardie bergère Anne, et de la reine Zénobie.

Cette galerie serait incomplète si je n'évoquais pas Enheduanna. Enheduanna était la fille de Sargon Ier (roi de Mésopotamie, premier unificateur des deux régions de la Mésopotamie, Akkad et Sumer, qui régna de 2335 à 2279 av. JC). Elle fut la prêtresse du dieu de la lune Nanna (ou Sin), à Ur. Et surtout elle composa des poèmes en sumérien en l'honneur de la déesse de l'amour Inanna (ou Ishtar).

C'est en fait la première femme écrivain de l'humanité dont le nom soit mentionné. Et je dirais même plus : c'est le premier écrivain de l'humanité dont le nom soit mentionné. Eh oui! Le premier écrivain connu de l'humanité est une femme! Cela valait le coup de le signaler, non?


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lundi 27 avril 2009

Idées reçues sur les Romains

J'avais entrepris sur mon site de casser quelques idées reçues sur le latin et les Romains sur cette page :
http://pagesperso-orange.fr/patrick.nadia/Vrai_faux_latin.html
(Il faut d'abord faire le test vous-même, puis aller à la fin de la page voir le lien vers les réponses.)

Or j'ai découvert récemment une page qui va dans le même sens, mais qui, bien que ne contenant que quatre articles, est beaucoup plus documentée que mon humble travail :
http://www.class.ulg.ac.be/ressources/dossiers.html
Je n'ai malheureusement pas pu trouver le nom de l'auteur, à qui j'aurais aimé rendre hommage, mais c'est un professeur de l'Université de Liège. Il adopte une démarche scientifique rigoureuse. Il ne veut croire que ce qui est prouvé par les textes et l'archéologie, et ses démonstrations absolument imparables sont parfaitement convaincantes.

Ajout le 11 mai 2009 : Je connais maintenant le nom de ce savant homme : il s'agit de Michel Dubuisson, malheureusement décédé en novembre dernier.

Lien actualisé en 2017 : http://web.philo.ulg.ac.be/antiquite/wp-content/uploads/sites/5/2017/04/MDubuisson_Ideesrecues.pdf

Allez y voir, cela vaut vraiment le coup : vous y découvrirez que les gladiateurs ne disaient pas « Ave Caesar, morituri te salutant » (« Ave César, ceux qui vont mourir te saluent »), que les spectateurs romains ne levaient ni ne baissaient le pouce pour demander la grâce ou la mort des gladiateurs, que Caton n'a pas vraiment dit « Delenda est Carthago » (« Il faut détruire Carthage ») ni César « Tu quoque fili » (« Toi aussi mon fils »)!...

Tout s'écroule, alors, me direz-vous. Eh bien oui! En ce qui concerne l'Antiquité, bien souvent ce que l'on croyait être des faits historiques se révèle être le fruit d'écrits fantasmatiques, de fausses interprétations et de manipulations politiques, qui commencent dès l'Antiquité (par exemple l'histoire de Caton l'Ancien et de Carthage est à resituer dans le cadre des oppositions politiques au sein du sénat de Rome au IIe s. av. JC) et se poursuivent jusqu'à nos jours (je pense à la récupération de l'image de Vercingétorix et des Gaulois dans la France du XIXe s., mais on pourrait certainement trouver des exemples plus récents!)
C'est finalement la même chose que les légendes de Sémiramis ou de Sardanapale, que j'aime évoquer (cf. http://pagesperso-orange.fr/patrick.nadia/MesopotamieGrecs.html ou http://pagesperso-orange.fr/patrick.nadia/Babylone.html), véhiculées par les textes antiques grecs, puis latins, puis par les textes et l'art pictural d'Europe du Moyen Age à nos jours, mais qui n'ont que très peu à voir avec la réalité historique mésopotamienne. Evidemment, c'est un peu plus dur à admettre pour ces faits de la culture romaine que tous les honnêtes spécialistes que nous sommes croyaient avérés!

En tout cas, pour ma part, c'est juré, je ne referai plus jamais mon cours de latin de 4e sur les gladiateurs dans lequel j'explique à mes élèves « Morituri te salutant » et l'histoire du pouce. Au contraire, je leur résumerai ou leur ferai lire ces articles. Si cela peut leur apprendre à avoir l'esprit critique et à ne jamais s'appuyer sur un argument d'autorité, j'aurai rempli mon rôle de pédagogue!


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lundi 13 avril 2009

Zénobie, une reine multiculturelle

Je ne vais pas dans cet article vous faire une biographie de Zénobie, la célèbre reine de Palmyre qui régna au IIIe s. ap. JC et nargua l'empire romain, allant même jusqu'à s'en prétendre impératrice, avant d'être vaincue par l'empereur Aurélien et emmenée en captivité à Rome. Il y aurait trop à dire sur elle. Je désire juste souligner quelques traits qui me plaisent dans son histoire.

D'abord, c'est une femme de tête et qui ne se laisse pas faire, comme je les aime.
Ensuite, son royaume, l'oasis de Palmyre, en plein désert de Syrie (au marges de ma chère Mésopotamie) est un de ces fameux petits royaumes entre l'Orient et l'Occident qui ont eu un temps leur heure de gloire, comme ceux dont je vous ai déjà parlé, la Commagène d'Antiochos au Ier s. av. JC ou l'oasis de Hatra des Sanatruq aux IIe et IIIe s. ap. JC.
Enfin et surtout, elle concentrait en elle-même un tel mélange de cultures qu'on ne sait pas bien ce qu'elle était! Elle n'était pas d'origine palmyrénienne, étant venue pour en épouser le souverain. Selon les sources, elle se disait arabe ou égyptienne ; mais « égyptienne » ne semble pas signifier vraiment d'origine égyptienne, mais alexandrine, de la famille des Ptolémée et Cléopâtre, c'est-à-dire en fait macédonienne, donc de culture grecque. Vous me suivez?
Quoi qu'il en soit, il semble qu'elle connaissait parfaitement bien le syriaque (ou sa variante le palmyrénien), l'égyptien, le grec, et un peu le latin!


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lundi 6 avril 2009

Le jeune homme au bain

Je suis en train de lire des contes coquins de La Fontaine, tout aussi plaisants que ses célèbres fables animalières, mais d'un tout autre registre et à ne pas mettre sous des yeux enfantins! Toutefois, bien que ces histoires soient souvent très crues, notre aimable La Fontaine n'a rien des Laclos, Casanova et Sade du siècle suivant : chez lui, nulle perversité, nulle brutalité, mais des plaisirs réciproques, de la fraîcheur, et beaucoup d'humour, souvent dans la chute de l'histoire.

Le conte que j'ai choisi d'évoquer pour vous aujourd'hui s'appelle « Le cas de conscience ». C'est un des rares où il n'y a pas de passage à l'acte (gardons un peu de pudeur dans ce blog!), mais ce qui m'a surtout plu, c'est qu'il inverse un célèbre motif de la littérature et de l'art pictural, depuis Artémis et Actéon dans la mythologie grecque ou Bethsabée et David dans la Bible : celui de la femme au bain surprise par le regard d'un homme.
Ici, c'est au contraire la bergère Anne qui surprend un jeune garçon se baignant nu dans la rivière. La description de la scène est d'une beauté et d'une grâce dont je veux vous faire profiter:
« Anne ne craignait rien ; des saules la couvraient
Comme eût fait une jalousie :
[le sens de « jalousie » est bien sûr ici celui d'un volet à fentes étroites]
Ça et là ses regards en liberté couraient
Où les portait leur fantaisie ;
Ça et là, c'est-à-dire aux différents attraits
Du garçon au corps jeune et frais,
Blanc, poli, bien formé, de taille haute et droite,
Digne enfin des regards d'Annette.
D'abord une honte secrète
La fit quatre pas reculer,
L'amour huit autres avancer ;
[...] »
Bref, Anne est cependant si sage qu'elle s'éclipse dès que le garçon sort de l'eau, craignant qu'il ne profite de la situation s'il l'apercevait, et si scrupuleuse qu'elle révèle toute l'histoire au curé lors de sa confession. Ce dernier fait les gros yeux :
« C'est, dit-il, un très grand péché.
Autant vaut l'avoir vu que de l'avoir touché. »
Et il lui impose un tribut à payer. Elle lui apporte alors un brochet (que vient de lui offrir après l'avoir pêché – devinez qui! – Guillot, le fameux beau garçon, qui semble entre temps avoir gagné sa sympathie!). Le curé lui demande d'accomoder ce poisson chez elle et de le lui apporter, car il a justement invité de nombreux confrères à dîner. Ces derniers arrivent, on discute, on boit, on commence le dîner, on achève le dessert... Anne ne revient toujours pas avec le brochet! Elle a finalement préféré s'en régaler avec Guillot! Le curé, furieux, l'envoie chercher. Mais la jeune fille ne se démonte pas :
« Anne dit au prêtre outragé :
Autant vaut l'avoir vu que de l'avoir mangé. »

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jeudi 26 mars 2009

La princesse au petit pois? Mésopotamienne, bien sûr!

Évidemment, si je vous dis que le célèbre conte d'Andersen, « La princesse au petit pois » (publié en 1835) est d'origine mésopotamienne, vous allez me dire que je me laisse emballer par mon sujet préféré. Que la Théogonie d'Hésiode (VIIIe-VIIe s. av. JC) soit en grande partie inspirée de l'Enuma Elish (ou Poème de la Création, épopée babylonienne rédigée vers le XIIe s. av. JC.), passe encore (cf. ma page « La Mésopotamie vue par les Grecs et les Romains »: http://pagesperso-orange.fr/patrick.nadia/MesopotamieGrecs.html), mais Andersen! Ce conteur de l'Europe nordique du XIXe s. était bien loin de la Mésopotamie antique!...

Eh bien pourtant, je ne raconte pas de sornettes! C'est une découverte que j'ai faite récemment.

A la suite de ma lecture de l'excellent livre L'Orient grec d'Henri Stierlin, dont je vous parlais le 21 février (« Entre Grèce et Mésopotamie » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2009/02/entre-grece-et-mesopotamie.html), je me suis intéressée à l'oasis d'Hatra. Il s'agit d'une cité caravanière située entre le Tigre et l'Euphrate, donc en pleine « Mésopotamie » au sens propre (« Mésopotamie » = « entre les fleuves »). Vous pouvez la situer sur « Google Maps » en tapant « Hatra ». Son apogée date du IIe s. ap. JC.

A cette époque, la Mésopotamie est sous la domination des Parthes ; ces derniers sont un peuple mal connu de nomades sédentarisés originaire de l'Asie Centrale ; leur empire, héritier de celui des Perses Achéménides et des Grecs Séleucides couvre tout le Moyen Orient et une partie de l'Asie Centrale entre le IIe s. av. JC et le IIIe s. ap. JC. Mais la frange ouest de la Mésopotamie subit au cours du IIe s. ap. JC plusieurs tentatives de conquêtes romaines : Trajan entre 114 et 117 ap. JC (il y mourra), puis Lucius Verus en 165 ap. JC, et enfin Septime Sévère en 197 ap. JC.

Or Hatra parvient à garder son indépendance en plein milieu de l'empire parthe, mais aussi vis-à-vis des conquérants romains occasionnels (les armées de Trajan et de Septime Sévère l'assiégeront en vain). C'est une ville libre où vivent des tribus de marchands arabo-araméens et dont la culture croise les influences orientales et gréco-romaines (on retrouve beaucoup de caractéristiques de la Commagène, dont je vous parlais le 21 février). Elle est dirigée par des rois qui portent des noms bizarres comme « Sanatruq » (!) et dont les sculpteurs officiels ont fait de sublimes portraits (on ne trouve pas sur internet de photos aussi belles et nombreuses que celles du livre d'Henri Stierlin, mais vous avez une belle sculpture de la reine Abu, femme précisément de Sanatruq II (228 ap. JC) sur cette page du Musée de Baghdad: http://www.baghdadmuseum.org/posters/i3244386_Statue_of_Abu_Bint_Deimun_Hatra_Unesco_World_Heritage_Site_Iraq_Middle_East.html).

Cette situation particulière a donc attisé ma curiosité, et j'ai entrepris d'en savoir plus en naviguant sur internet. Quelle ne fut pas ma surprise alors, de tomber assez vite sur une allusion très évasive à « La princesse au petit pois » d'Andersen. J'ai tenté d'en savoir plus, mais malheureusement, comme toujours sur internet, tout le monde copie tout le monde, sans se préoccuper des sources ni d'approfondir le sujet!... Néanmoins, à force de persévérance, j'ai trouvé une référence précise: Arthur Christensen, « La princesse sur la feuille de myrte et la princesse sur le pois » (Acta Orientalia 14, 1936, pp. 241-257). Il faudrait aller chercher cela dans une bibliothèque, et je n'en ai guère l'occasion en ce moment, mais en attendant, j'ai fini par trouver un autre article, « The Princess on the Pea: Andersen, Grimm and the Orient » de Christine Shojaei Kawan (Fabula. Volume 46, Issue 1-2, pp. 89-115, Avril 2005), qui reprend les éléments de cet article fondateur en y ajoutant des réflexions intéressantes.

Rappelons d'abord des faits historiques précis. En 224 ap. JC, un nouvel empire émerge au Moyen-Orient, dirigé par la dynastie iranienne des Sassanides, qui ne disparaîtra qu'avec la conquête islamique au VIIe s. Les Sassanides anéantiront l'empire parthe dans les décennies suivant leur avènement, mais surtout, et c'est ce qui nous intéresse, leur premier roi Shapur Ier vient à bout de notre fameux royaume de Hatra en 240 ap. JC (sous le règne de Sanatruq II, toujours lui!). Or l'histoire de la chute de cette ville est racontée par plusieurs historiens arabes (parmi lesquels les plus grands, tous deux de Baghdad : Tabari (IXe s.) et mon homonyme Masudi (Xe s.)) qui relatent tous à ce propos une curieuse légende.

La fille du roi de Hatra serait tombée secrètement amoureuse du conquérant sassanide (je ne sais pas si ces historiens arabes mentionnent les noms de Shapur et de Sanatruq, mais la jeune princesse se prénomme d'après eux Nazira). Par amour et contre la promesse d'être épousée, elle livre la ville à son amoureux (motif universel : je pense pour ma part à Tarpéia, livrant la citadelle de Rome aux Sabins par amour pour leur roi Titus Tatius). Le conquérant sassanide tient sa promesse, mais voici que lors de la nuit de noces, Nazira se met à saigner dans le dos, sa peau s'étant malencontreusement frottée à une feuille de myrte qui se trouvait je ne sais comment dans les draps. Qu'est-ce qui avait bien pu lui donner une peau aussi sensible? C'est que, comme aurait dit notre ami Andersen, c'était « une vraie princesse ». Mais vous vous êtes sans doute toujours demandé comme moi ce qu'Andersen voulait dire par « une vraie princesse ». La princesse Nazira nous fournit la réponse : son père la traitait avec tant de soin qu'il ne la nourrissait que de moelle, de jaune d’œuf, de crème, de miel et de vin, et c'est cela qui lui avait donné la peau si sensible! Son époux, en la voyant saigner, prit conscience de la sensibilité de sa peau, donc des soins que lui avait apportés son père, donc de l'ampleur de sa trahison envers ce dernier, et de dégoût il s'empressa de la tuer! Vous me direz qu'il était aussi coupable qu'elle. Eh oui, mais de toute façon c'est toujours de la faute de la femme (cf. « Le péché de la schtroumpfette » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/08/le-pch-de-la-schtroumpfette.html) et le sang de la femme est toujours impur (cf. « La clé interdite » : http://cheminsantiques.blogspot.com/2008/09/la-cl-interdite.html)!

Quoi qu'il en soit, ce serait peut-être aller un peu vite en besogne, je vous le concède, d'affirmer qu'Andersen s'est inspiré de cette légende de Hatra : c'est ce qu'explique Christine Shojaei Kawan en rappelant d'autres légendes semblables sans doute intermédiaires (dont une catalane) ; mais ce qui est certain, c'est que, directement ou indirectement, notre célèbre petit pois danois est bien apparenté à une feuille de myrte mésopotamienne!


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