samedi 27 septembre 2008

La clé interdite

Les Romains pensaient que lorsqu'un homme et une femme font l'amour, leurs sangs se mélangent. Ils pensaient aussi que le bébé est formé à partir du sang de sa mère. La conclusion logique de ces deux postulats est que si une femme trompe son mari, son sang deviendra impur et que l'enfant que le mari aura avec sa femme sera une sorte de bâtard puisqu'il aura en lui, en plus du sang de ses parents, celui de l'amant de sa mère. En revanche l'homme peut tromper sa femme, cela n'altèrera en rien la pureté de sa descendance. Par conséquent, dans la loi romaine, l'adultère était strictement interdit pour la femme d'un citoyen romain, mais il était accepté pour un citoyen romain, à condition naturellement que ce ne soit pas avec la femme d'un autre citoyen romain (mais avec les esclaves ou les prostituées).

Comme le vin ressemble beaucoup au sang, ils pensaient que – symboliquement – boire du vin, c'était aussi en quelque sorte faire pénétrer dans son corps un sang étranger. C'est d'ailleurs exactement ce que pensent aussi les Chrétiens avec le sang du Christ. Du coup, évidemment, pas question pour la femme romaine de boire une goutte de vin. D'où une coutume assez humiliante qui autorisaient tous les invités d'un mariage à embrasser la mariée sur la bouche pour vérifier que son haleine ne sentait pas le vin. D'où aussi l'histoire de clés qui m'intéresse aujourd'hui. Dans le couple, le citoyen romain s'occupait des affaires extérieures (politique, guerre, vie sociale) et sa femme des affaires intérieures (direction des esclaves, gestion de la maison et du budget). Par conséquent, elle était la gardienne du trousseau de clés contenant les clés de toutes les pièces de la maison. Toutes... sauf une : le cellier, où l'on entreposait les amphores de vin!

Est-ce que cela ne vous rappelle pas quelque chose? Une femme qui a le droit d'utiliser les clés de toutes les pièces de la maison, sauf une... La femme de Barbe Bleue bien sûr!
Et le parallèle ne s'arrête pas là, car que découvre cette dernière dans la pièce interdite (qu'elle a évidemment ouverte: ah! L'éternelle curiosité féminine! Encore une incarnation d'Eve-Pandore-Schtroumpfette (voir mon article du 23 août)), que découvre-t-elle, donc? Du sang! Pas du sang symbolique sous forme de vin, mais du vrai sang de femmes assassinées, du sang qui va faire une tache indélébile sur la clé, révélant à Barbe Bleue l'impureté de sa femme. En somme, l'histoire de Barbe Bleue, ce pourrait être un cauchemar qu'aurait fait une matrone romaine!

Je me demande si cette ressemblance est fortuite, mais je dirais que non, car la clé interdite à une femme par son mari et le sang (symbolique ou pas) présent dans la pièce interdite, je trouve que cela fait vraiment beaucoup de points communs...

Affaire à suivre. Dites-moi si vous avez des pistes...


Nouvelles pistes, 21 juillet 2019 :

Je suis revenue il y a un mois sur cette histoire dans cet article : https://cheminsantiques.blogspot.com/2019/06/les-pouvoirs-magiques-du-sang-menstruel_20.html
et je me dois de corriger un point de cet article de 2008.

Les Romains (comme d'ailleurs les Grecs et les gens du Moyen Âge) ne pensaient pas que les sangs des deux parents se mélangeaient, mais que le liquide séminal du père se mélangeait au sang menstruel de la mère (qui, selon certains, était une sorte de liquide séminal).

J'ai exposé depuis dans un autre article cette théorie ainsi que la théorie concurrente. En voici un extrait : "Selon la première théorie, l'homme apportait sa semence (le sperme) et la femme apportait la forme (en accueillant l'embryon dans sa matrice) ; selon la seconde, chacun apportait une semence, et c'est le mélange de ces deux semences qui donnait naissance à l'enfant. Cette semence féminine était selon les uns les menstrues, selon d'autres le liquide émis par la femme quand elle ressent du plaisir sexuel. On ignorait alors l'existence de l'ovulation, qui n'a été découverte qu'à la fin du XVIIe siècle, invalidant chacune des deux théories qui s'étaient affrontées durant des siècles !"
Si vous voulez savoir les conséquences de chacune de ces deux théories pour les femmes, vous pouvez lire la suite dans cet article (vers la fin) : http://cheminsantiques.blogspot.com/2019/03/le-corps-feminin-et-le-fromage-une.html


Autres nouvelles pistes, 12 février 2020 :

1) Non non, j'avais bien raison en 2008 et je me suis trompée en 2019. Il s'agit bien de deux sangs qui se mélangent, car de nombreux savants de l'Antiquité pensaient que le sperme était lui-même de même nature que le sang masculin, il perdait simplement sa couleur rouge. C'est d'ailleurs bien pour cela qu'on parle d'un "fils de mon sang", "bon sang ne saurait mentir", "sang noble", "pur sang", "filiation par le sang", ou encore "frères consanguins" quand ils ont le même père (tandis que les "frères utérins" ont la même mère, rappel de la théorie selon laquelle il n'existe pas de semence féminine, mais le rôle de la mère serait de "mouler", "former" les enfants dans son utérus (voyez encore mon article sur la femme fromage)).

Mais la différence est que le sang masculin est le même que celui qui circule dans les veines de l'homme et qui coule lorsqu'il se blesse ; tandis que le sang féminin est bien le sang menstruel (la partie qui n'est pas évacuée).

2) Quant à Barbe Bleue, une amie spécialiste des contes m'a posé il y a quelques jours l'énigme suivante : comment se fait-il que le sol de la pièce interdite soit recouvert de sang, alors que les femmes assassinées sont toutes pendues ? J'avoue n'avoir jamais prêté attention à ce curieux paradoxe ! Et la réponse coule de source - si je puis dire ! Il s'agit du sang menstruel qui s'est écoulé par leur sexe, comme pour les vider de ce liquide propre aux femmes, puisque c'est en tant que femmes qu'elles ont désobéi.

Mon amie ajoute en effet que la "clé d'or" que la femme de Barbe Bleue ne doit pas toucher n'est autre que le "clitoris". Je reconnais que l'hypothèse est d'autant plus séduisante qu'elle s'appuie à la fois sur un jeu de mots (non seulement en français, mais aussi en grec ancien, où les racines "kleid-" et "kleit-" sont très proches) et sur une ressemblance métaphorique (le petit objet précieux qui ouvre une porte inaccessible)

Je ne pense pas en revanche que la clé de la matrone romaine soit le clitoris, d'une part parce que le mot n'était pas le même, d'autre part parce que le problème des Romains était celui de la "pureté" de la transmission paternelle : l'adultère bouleversait la donne, mais pas le plaisir solitaire. Cependant, cette clé romaine a évidemment à voir aussi avec la sexualité.

Si je résume mes nouvelles pistes :
La matrone romaine comme la femme de Barbe Bleue ont le droit de faire beaucoup de choses, mais leur mari contrôle et interdit le point sensible de leur sexualité (l'adultère pour le mari romain, la masturbation pour Barbe Bleue). La pièce interdite de la maison est celle qui cache leur propre "secret de femme" (pour reprendre une expression en vogue au Moyen Âge pour désigner tout ce qui touche au corps féminin) : le sang menstruel. Si elle outrepasse l'interdit, cela se verra (la tache indélébile de sang sur la clé) ou se sentira (l'haleine vineuse de la matrone romaine).

Une petite recommandation pour la fin, puisque nous avons parlé du clitoris, si vous souhaitez en savoir plus sur l'histoire de cet organe, allez voir l'excellente page d'Odile Fillod : https://odilefillod.wixsite.com/clitoris/histoire.


Dernier ajout : 21 février 2020 :
 
En cherchant les sources antiques de cette histoire de vin, de clé et de matrone romaine, je suis tombée sur cet article passionnant de 2017, par Marie-Adeline Le Guennec, "Les femmes et le vin dans la Rome antique" : https://hospitam.hypotheses.org/621.

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jeudi 18 septembre 2008

Où sont passés ces quatre garnements?

Les Romains avaient coutume d'appeler certains de leurs enfants par des numéros. Certains de ces prénoms ont même perduré jusqu'à nous en français, comme Quentin (de « Quintus », « Cinquième ») ou Octave (d' « Octavus », « Huitième »). Je m'étais souvent posé la question de l'absence de certains numéros: par exemple, dans la liste canonique des onze prénoms romains (les seuls en usage du moins chez les grandes familles romaines à l'époque de la République), il n'y a que Quintus (5e), Sextus (6e) et Decimus (10e); mais d'autres numéros, comme Septimus (7e), Octavus (8e) ou Nonius (9e) apparaissent comme noms de famille ou surnoms et seront plus tard utilisés aussi comme prénoms.
Or voilà qu'il y a quelques jours, en picorant dans l'excellente Histoire universelle des chiffres de Georges Ifrah, je tombe sur une explication assez intéressante de l'absence de certains de ces numéros. Il explique que notre perception visuelle directe des nombres s'arrête à 4 (si nous voyons de I à IIII bâtons, nous n'avons pas besoin de compter pour savoir combien il y en a ; à partir de IIIII, si). Pour illustrer cette loi psychologique, il propose de nombreux exemples puisés dans toutes les civilisations montrant un traitement différent entre les quatre premiers chiffres et les suivants. A propos des Romains, il donne deux exemples de séries où ceux-ci nomment jusqu'à 4 et numérotent à partir de 5: les mois et les prénoms.

Arrêtons-nous d'abord un instant sur les mois. Les quatre premiers sont Martius (de Mars), Aprilis (d'Apru, divinité étrusque équivalente à Aphrodite/Vénus), Maius (de Maia, divinité de la croissance) et Junius (de Junon). Les suivants sont en effet numérotés de 5 à 10: Quintilis, Sextilis, September, October, November, December (avant que les 5e et 6e ne prennent les noms de Julius (Jules (César)) et Augustus (Auguste), les premiers Romains à être divinisés après leur mort).
On pourrait objecter à Georges Ifrah que les deux derniers mois sont à nouveau nommés et non numérotés 11 et 12. Je pense que l'explication est à trouver dans le fait que l'année romaine primitive comportait dix (et non douze) mois lunaires: les noms des dix premiers mois doivent donc dater de cette époque très ancienne. Le nom du mois suivant, Januarius (de Janus, dieu à double visage, dieu de la frontière, du seuil) laisserait à penser que l'année romaine commençait bien en Janvier, comme nous, et non en Mars (comme le suggèrent les mois numérotés). En réalité, renseignements pris dans les pages du Citoyen romain sous la République de Florence Dupont, il y avait plusieurs débuts d'année dans le calendrier romain, selon que c'était le début de la saison guerrière (en Mars), de la saison agricole (en Mars ou Avril), de l'entrée en charge des hommes politiques (variable) ou encore de multiples fêtes religieuses. Februarius est le mois des purifications.

Revenons aux prénoms. Georges Ifrah dit que les Romains nommaient leurs quatre premiers enfants, puis numérotaient les suivants. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec lui. Primus et Secundus existaient comme surnoms. Tertius et Quartus sont attestés dans des inscriptions (ex: inscription de Pompéi n°C.I.L. IV, 1881: « Virgula Tertio suo: indecens es. » : « Virgule à son Tertius: tu es indécent! » ; la petite Virgule semble toutefois avoir été bien émoustillée par l'indécence de celui qu'elle a appelé « son » Tertius et qu'elle a éprouvé le besoin de rappeler sur un mur!).
Toutefois il est vrai que l'emploi de ces noms est plus rare et plus tardif. Je pense donc que son explication est valable. Reste à expliquer pourquoi dans la liste canonique des onze prénoms, 7e, 8e et 9e sont aussi absents.
Voici une hypothèse personnelle qui vaut ce qu'elle vaut: il était assez rare d'avoir plus de six garçons (j'ai oublié de vous dire que seuls les garçons ont droit à un prénom ; les filles doivent se contenter du nom de famille de leur père féminisé en -a (en principe, du moins)), d'où la rareté de Septimus, Octavus et Nonius, et leur absence comme prénom courant,. Quant à Decimus, peut-être est-il resté malgré tout en raison de la symbolique de ce numéro (les Romains utilisaient comme nous le système décimal) et peut-être les Romains donnaient-ils ce prénom à un garçon qui n'était pas forcément le dixième, mais parce que ça faisait bien ou que c'était une manière de dire qu'il y avait beaucoup d'enfants (comme quand on dit « Ce livre a cent pages », alors qu'il en a quatre-vingt-sept). Ce serait alors l'équivalent de Numerius, autre prénom latin qu'il faudrait traduire par le néologisme « nombreuxième » (ou plus simplement « enième »)!

Sur mon site:
Un document pédagogique sur la date en latin:
Une liste des prénoms, noms de famille et surnoms romains:



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