lundi 14 janvier 2008

Lorem ipsum

Quelle ne fut pas ma surprise l'autre jour, en cherchant sur internet des informations sur un logiciel de mon ordinateur de tomber sur ces mots: « Lorem ipsum dolor sit amet consectetuer »! Tiens, du latin! Mais quelle ne fut pas mon indignation de lire ensuite une parenthèse rassurante du concepteur du site m'enjoignant à ne pas tenir compte de ce texte qui était, je cite « un texte incompréhensible en latin utilisé par l'industrie de l'imprimerie pour afficher un exemple de texte »! Ce qui m'a indignée, ce sont les mots « incompréhensible en latin »: je veux bien admettre que le texte soit incompréhensible car il contient des mots de pseudo-latin (« lorem » et « consectetuer » par exemple), mais en ce cas, il ne fallait pas dire « en latin »; si le texte est vraiment en latin, il n'est pas incompréhensible, tant qu'il y a encore des latinistes vivants!!! Non mais!

Bref, j'ai essayé d'en savoir plus, et je suis finalement tombée sur un excellent site en anglais:
dont je vous résume la teneur: il s'agit effectivement d'un texte utilisé pour figurer du texte dans une mise en page, avant d'avoir un contenu. Son premier emploi remonte au XVIe s. La forme standard de ce texte est la suivante:
« Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipisicing elit, sed do eiusmod tempor incididunt ut labore et dolore magna aliqua. Ut enim ad minim veniam, quis nostrud exercitation ullamco laboris nisi ut aliquip ex ea commodo consequat. Duis aute irure dolor in reprehenderit in voluptate velit esse cillum dolore eu fugiat nulla pariatur. Excepteur sint occaecat cupidatat non proident, sunt in culpa qui officia deserunt mollit anim id est laborum. »
Depuis, elle a souvent été modifiée, soit par erreur involontaire, soit par des farceurs qui introduisent au milieu de mauvaises plaisanteries. Restait à savoir l'origine de ce texte, car bien que le sens en soit effectivement incompréhensible, on y trouve des bribes de sens qui ne peuvent pas tomber du ciel!
Eh bien ce sont tout simplement des fragments (coupés vraiment n'importe où, même en plein milieu du mot) d'un texte de ... Cicéron! Mon cher Cicéron lui-même!

Voici donc le texte original (avec en rouge les passages précis du « lorem ipsum »):
« Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam, eaque ipsa quae ab illo inventore veritatis et quasi architecto beatae vitae dicta sunt explicabo. Nemo enim ipsam voluptatem quia voluptas sit aspernatur aut odit aut fugit, sed quia consequuntur magni dolores eos qui ratione voluptatem sequi nesciunt. Neque porro quisquam est, qui dolorem ipsum quia dolor sit amet, consectetur, adipisci velit, sed quia non numquam eius modi tempora incidunt ut labore et dolore magnam aliquam quaerat voluptatem. Ut enim ad minima veniam, quis nostrum exercitationem ullam corporis suscipit laboriosam, nisi ut aliquid ex ea commodi consequatur? Quis autem vel eum iure reprehenderit qui in ea voluptate velit esse quam nihil molestiae consequatur, vel illum qui dolorem eum fugiat quo voluptas nulla pariatur?
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et sa traduction en français (avec en rouge les deux passages correspondant à peu près (malgré les coupes) au « Lorem ipsum »):
« Pour vous faire mieux connaître d'où vient l'erreur de ceux qui blâment la volupté, et qui louent en quelque sorte la douleur, je vais entrer dans une explication plus étendue, et vous faire voir tout ce qui a été dit là dessus par l'inventeur de la vérité, et, pour ainsi dire, par l'architecte de la vie heureuse.
Personne, [dit Épicure], ne craint ni ne fuit la volupté en tant que volupté, mais en tant qu'elle attire de grandes douleurs à ceux qui ne savent pas en faire un usage modéré et raisonnable ; et personne n'aime ni ne recherche la douleur comme douleur, mais parce qu'il arrive quelquefois que, par le travail et par la peine, on parvient à jouir d'une grande volupté. En effet, pour descendre jusqu'aux petites choses, qui de vous ne fait point quelque exercice pénible pour en retirer quelque sorte d'utilité ? Et qui pourrait justement blâmer, ou celui qui rechercherait une volupté qui ne pourrait être suivie de rien de fâcheux, ou celui qui éviterait une douleur dont il ne pourrait espérer aucun plaisir?
Au contraire, nous blâmons avec raison et nous croyons dignes de mépris et de haine ceux qui, se laissant corrompre par les attraits d'une volupté présente, ne prévoient pas à combien de maux et de chagrins une passion aveugle les peut exposer. J'en dis autant de ceux qui, par mollesse d'esprit, c'est-à-dire par la crainte de la peine et de la douleur, manquent aux devoirs de la vie. Et il est très facile de rendre raison de ce que j'avance. Car, lorsque nous sommes tout à fait libres, et que rien ne nous empêche de faire ce qui peut nous donner le plus de plaisir, nous pouvons nous livrer entièrement à la volupté et chasser toute sorte de douleur ; mais, dans les temps destinés aux devoirs de la société ou à la nécessité des affaires, souvent il faut faire divorce avec la volupté, et ne se point refuser à la peine. La règle que suit en cela un homme sage, c'est de renoncer à de légères voluptés pour en avoir de plus grandes, et de savoir supporter des douleurs légères pour en éviter de plus fâcheuses. »
(Traduction M. Guyau, 1875)

Il s'agit donc d'un exposé philosophique (en gros, « supporter un petit mal s'il peut entraîner un grand bien et renoncer à un petit bien s'il risque d'entraîner un grand mal ») tout à fait intéressant, qui n'a rien perdu de sa pertinence, et que les nombreux internautes qui l'emploient seraient bien avisés de méditer au lieu de le taxer d' « incompréhensible »!

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28 juin 2012 : Quatre ans après cet article, je vous renvoie vers un autre article bien plus riche et documenté sur la question :

Lorem ipsum : nouvel état de la question

dans le remarquable blog de Philippe Cibois, La question du latin ( http://enseignement-latin.hypotheses.org/)