vendredi 10 août 2007

Cultivons notre jardin

Je suis en train de lire un plaisant essai que m’a offert une parente tchèque, L’année du jardinier de Karel Čapek (1929).

Parlant du 1er mai, Čapek déclare :
« Un homme qui possède quelques arpents de terre et qui y cultive quelque chose devient, en vérité, un être conservateur car il est assujetti à des lois naturelles millénaires ; on aura beau faire, aucune révolution n’accélérera la germination ni ne fera fleurir les lilas avant le mois de mai ; cette leçon rend l’homme plus sage et fait qu’il se soumet aux lois et aux coutumes. » (traduction Joseph Gagnaire)

Puis il déploie une réflexion sur le travail que feraient bien de méditer ceux qui nous abrutissent avec une prétendue « valeur travail », comme si le travail était une valeur en soi !
« Mais ce n’est pas le travail qui importe, c’est la campanule. Tu ne travailles pas parce que le travail est beau, ni parce qu’il ennoblit, ni parce qu’il est sain ; tu travailles pour que la campanule croisse et pour que les saxifrages s’étendent comme un tapis. » Il poursuit sa réflexion en assurant que, le 1er mai, on ne devrait pas célébrer le travail en lui-même, mais « le petit salé, les enfants et la vie », bref tout ce qui est le résultat du travail et de son salaire.

Ces deux passages, et surtout le premier, m’ont rappelé comme une évidence fulgurante un passage d’une de mes œuvres préférées, le Voyage en Italie de Jean Giono (1954). Après vérification, il s’est avéré que c’était très différent. Voici en effet les phrases précises auxquelles mon souvenir se référait :
« On ne peut pas imaginer l’homme sans imaginer le bonheur. Si ce n’est pas ce qu’il cherche, que cherche-t-il ? Sans remonter à Sardanapale, il y a toujours un géranium qu’on plante dans une vieille casserole. »
et :« Soigner des bêtes ou des plantes engage dans un sens où l’on trouve très vite le bonheur. Il suffit d’une truie ou d’une graine. »
(Concernant la première citation, inutile de dire, pour ceux qui me connaissent ou qui commencent à me connaître par ce blog, que le choc pour moi avait aussi été dans l’évocation de Sardanapale et, de façon sous-entendue, des Jardins Suspendus de Babylone, de toutes les légendes sur la Mésopotamie véhiculées par les Grecs, bref de mon dada !)



Différent ? Pas si sûr… Certes, l’un parle de propriété privée et de révolution, d’effort et de résultat, tandis que l’autre parle de bonheur. Toutefois, ce qui m’a profondément touchée dans les deux cas, c’est l’idée que le jardinage transforme l’homme : il le rend sage, il le rend heureux.
Vous pensez peut-être à une citation littéraire plus célèbre : « Il faut cultiver notre jardin. », conclusion du Candide de Voltaire (1759). J’aime cette phrase, mais elle me touche cependant moins que les réflexions de Čapek et de Giono. Peut-être parce qu’il est si évident que c’est une métaphore et que l’on sent bien que Voltaire, dans le fond, se fiche des pistaches, des ananas et du cédrat confit, mais qu’il nous invite plutôt à cultiver notre jardin intérieur. Les réflexions de Čapek et de Giono, elles, peuvent aussi être lues sur un plan métaphorique, mais ils nous parlent avant tout vraiment de jardinage : ils ont les mains dans la terre autant que dans l’encre, et ce n’est que par hasard qu’ils amorcent une réflexion philosophique au milieu d’un discours sur les plants et les semis ou d’une description de la route de Padoue à Ferrare.


Quant à moi, je n’ai pas de jardin, mais j’ai un peu plus qu’un géranium dans une vieille casserole : j’ai un balcon. M’en occuper me rend-il heureuse ? Certes oui ! Me rend-il plus sage ? Je l’espère…


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mercredi 1 août 2007

Mille ans de noms romains

Aujourd’hui, je voudrais vous parler d’une longue, très longue liste de noms, deux par an pendant mille ans…
En 509 av. JC, les Romains ont renversé leurs rois et ont établi une République. A partir de ce moment-là, l’idée même de quelque chose qui ressemble de près ou de loin à un roi leur est devenue haïssable !
Première conséquence : pour exercer le pouvoir exécutif, ils ont décidé qu’il y aurait deux personnes au lieu d’une (les consuls) et qu’ils changeraient chaque année, avec impossibilité pour un consul d’être élu deux années de suite. De là est venue tout naturellement l’idée de désigner les années non par des numéros par rapport au début d’une ère, mais par les noms des deux consuls de cette année-là.
Deuxième conséquence : quand environ cinq cent ans plus tard, Auguste est devenu le premier empereur, il a tout fait pour ne pas avoir l’air de rétablir la royauté. Il s’est donné comme titre « imperator », que l’on traduit par « empereur », mais qui signifie « général en chef », et il a conservé absolument intacts tous les organes de la République (mais en les contrôlant en réalité lui-même). Du coup, le consulat a perduré et avec lui l’habitude de désigner les années par le nom de leurs deux consuls, et ce jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident et même quelques années au-delà.
Ces listes sont bien sûr venues jusqu’à nous, soigneusement recopiées au cours des siècles, puisque c’est notre unique moyen de dater les événements mentionnés dans les textes romains. On les trouve facilement sur internet (il suffit de taper « liste des consuls romains » dans un moteur de recherche).
Figurez-vous que je me suis amusée à lire l’intégralité des noms les uns à la suite des autres, de 509 av. JC à 541 ap. JC ! Je vous entends déjà ricaner : « On s’amuse comme on peut, y en a bien qui lisent l’annuaire ! » Détrompez-vous ! C’est beaucoup plus intéressant que de lire l’annuaire. Lire deux noms par an pendant mille ans, c’est faire une véritable étude sociologique ! Je vous livre donc, en vrac, quelques observations singulières que j’ai pu faire :
- Au tout début, les surnoms liés à des lieux sont tirés de la proximité immédiate de la ville, à savoir de ses collines (« Capitolinus » (« du Capitole »), « Esquilinus » (« de l’Esquilin »), « Vaticanus » (« du Vatican »), « Aventinensis » (« de l’Aventin »), « Caelomontanus » (« du mont Caelius »)), ainsi que d’autres régions proches de Rome (« Sabinus » (« Sabin »), « Tuscus » (« Etrusque »), « Gallus » (« Gaulois »)), puis, à partir du IIIe s. av. JC, on commence à voir apparaître la Grèce (« Atticus », « Achaicus », « Macedonicus », « Creticus ») et le reste de la Méditerranée (« Numidicus » (« de Numidie »), « Africanus » (« d’Afrique »), « Asiaticus » (« d’Asie »)).
- Quelques précisions pour mieux comprendre ce qui précède : n’imaginez pas forcément une foule d’immigrés (tellement bien intégrés qu’ils sont élus consuls) dans les premiers siècles de la République romaine. Si on vous surnomme « l’Africain », cela ne signifie pas forcément que vous êtes d’origine africaine, mais que vous avez vécu, combattu, remporté une victoire en Afrique, ou encore que votre père y est mort en héros. Autre chose : n’oubliez jamais que dans l’Antiquité, l’Afrique, c’est une mince bande de littoral qui s’étend du Maroc à la Libye, et que l’Asie, c’est l’Asie mineure (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.
- Toutefois quelques noms grecs font timidement leur entrée parmi ces consuls des premiers siècles (« Philippus », « Philus », « Thermus »). Si certains étaient peut-être d’authentiques immigrés ou leurs descendants, il faut plutôt y voir des Romains attirés par la culture grecque et s'inventant un cognomen grec (un peu comme aujourd'hui des Français qui s'attribuent un nom aux consonances américaines).
A partir du IIIe et surtout du IVe s. ap. JC, ces noms grecs et ceux d’autres origines méditerranéennes vont devenir légion (« Afranus Hannibalianus » doit venir de Carthage, « Seleucus Cyrus » de Perse, « Jordanes » et « Sabbaticus » du Proche-Orient, et je donne ma langue au chat pour les origines de « Dagalaifus », « Richomeres », « Merobaudes » et « Olybrius » !). C’est justement la période (le Bas Empire) où les empereurs romains eux-mêmes seront originaires de diverses régions de l’Empire romain (la dynastie des Sévères, de Syrie, ou Philippe l’Arabe, d’Arabie, etc.)
- Un mystère profond pour moi : à partir de IVe s. ap. JC, presque un consul sur deux se prénomme Flavius et à partir du Ve s., c’est la totalité (à de rares exceptions près). Quelle mouche a piqué les Romains de cette époque pour donner à tous leurs enfants le même prénom ? (notons que ce prénom était dans la Rome républicaine un nom de famille probablement tiré lui-même d’un surnom signifiant « blond »)
- Le fameux ordonnancement des « tria nomina » (« trois noms ») romains, à savoir « praenomen » (« prénom »), « gentile nomen » (« nom de famille ») et « cognomen » (« surnom ») est à de rares exceptions près respecté jusqu’au IIe s. ap. JC. A partir de ce siècle, les surnoms se multiplient (parfois quatre ou cinq à la suite !). Puis le prénom classique disparaît : le nom de famille devient prénom (« Flavius » !) et le surnom devient nom de famille. La quantité des surnoms se réduit à nouveau au Ve s. ... du moins pour la majorité des consuls, mais pas pour les deux derniers, en 541 Flavius Anicius Faustus Albinus Basilius Junior et en 540 Flavius Marianus Petrus Theodorus Valentinus Rusticius Boraides Germanus Justinus!

Si les noms romains vous intéressent et que vous aimeriez en avoir une liste, non exhaustive, mais étendue, je vous invite à consulter cette page de mon site :

Ajout en janvier 2021 :
Grâce à un fidèle lecteur, j'ai enfin la réponse à ce mystère des Flavius !
Dans l'article " The Names of Flavius and Aurelius as Status Designations in Later Roman Egypt." de James Keenan, ZPE, 11, 1973 (https://www.jstor.org/stable/20180636?seq=1), l'auteur explique que, suite à une victoire de l'empereur Constantin Ier (dont le nom complet était Flavius Valerius Constantinus) en 324, tous les membres de l'élite de l'Égypte romaine ont adopté "Flavius" comme prénom. "Flavius" a même fini par devenir, plutôt qu'un prénom, une sorte de marqueur de dignité, un peu comme "sire" ou "monsieur" en d'autres temps...


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